Aujourd’hui, je vous propose de partir à la rencontre des
fabuleuses correspondances. Le concept de correspondance tel que je l’entends
est très riche de signification et le meilleur moyen de l’introduire est
poétique. Voici le poème de Baudelaire extrait des Fleurs du Mal :
La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Quand j’ai découvert le poème de Baudelaire en classe de Première,
il m’a marquée car j’y ai perçu quelque chose de vrai sans trop savoir quoi.
Bien plus tard, je me suis souvenue de ce poème alors que je réfléchissais,
tout simplement. L’idée de correspondance qu’il propose, au-delà de
l’explication de texte qu’on en fait au lycée, m’a paru être un reflet imagé du
processus de connaissance. C’est cela que je souhaite développer maintenant.
A chaque instant, nous percevons des sensations et des idées
nous traversent l’esprit. Nous n’y prêtons pas souvent attention. Il n’empêche cependant
que nous sommes en constante interaction avec ce qui nous entoure.
Inconsciemment, toutes ces informations se lient entre elles, se questionnent
et se répondent, se font échos, si bien qu’intérieurement nous nous
construisons un petit monde fait de repères que nous comprenons, nous nous
construisons un cadre dans lequel nous évoluons. Ce petit monde intérieur n’est
pas dépourvu de contradictions, bien au contraire. Ce un petit monde est un
équilibre fragile.
Que se passe-t-il lorsqu’on prend le temps de questionner ce
petit monde intérieur ?
On se rend tout d’abord compte de sa fragilité. On se rend
compte que les bases sur lesquelles il repose sont extrêmement confuses. On se
rend compte que beaucoup de choses sont davantage ressenties que raisonnées.
Lorsque l’on réfléchit sur quelque chose, on cherche généralement à raisonner à
partir du ressenti.
Le ressenti relève de l’intuition, et les intuitions sont
souvent trompeuses. La raison semble être bien plus fiable mais elle a son lot
de défauts. (Voir la toute puissance de la raison)
En fait, intuition et raison, ressenti et raisonné sont
inextricables. Je dirai plus précisément que la raison ne peut exister sans
l’intuition, sans le ressenti. Il est ainsi vain de vouloir faire taire cette
dernière sous prétexte que seule la raison est source de connaissance. La
raison est source de compréhension, mais la compréhension seule n’est pas
connaissance.
La compréhension consiste à révéler un maillon de la grande
chaine de causalité. Pourquoi B ? Parce A, pourquoi A ? Parce que X,
et ainsi de suite, telle une infinie mise en abîme qui plonge au fin fonds de
la métaphysique et de la foi.
Comprendre signifie étymologiquement, prendre avec soi.
C’est-à- dire ramener quelque chose à soi, à son monde, le faire sien, lui
trouver une place dans le grand ensemble des choses admises.
Qu’est-ce que comprendre si ce n’est établir une
correspondance entre l’extérieur et soi ? Comprendre, c’est révéler des
ponts entre soi et le monde. Comprendre, c’est établir des correspondances
entre notre intériorité et le monde qui nous entoure. En ce sens, comprendre
c’est ramener le monde à soi mais c’est aussi se replacer soi-même dans le
monde. C’est se remettre en question. Comprendre, c’est partir de soi et aller
vers l’extérieur, l’autre. Car un pont s’emprunte dans les deux sens.
Comprendre, ce n’est pas ajouter une brique de certitude à son petit monde dans
un semblant de fortification. Comprendre c’est
s’ouvrir. C’est emprunter les ponts, franchir l’autre rive.
Qu’en est-il de la connaissance ? La connaissance est
une compréhension sage. Elle commence quand on emprunte les ponts.
Bon, c’est une bien jolie métaphore que tout cela mais
Baudelaire, lui qu’est-ce qu’il vient faire là.
Eh bien Baudelaire, dans ce poème, nous donne un bel exemple
de connaissance.
Une connaissance autre et non raisonnée. Il nous parle de la
sérénité qu’apporte la contemplation. Les ténèbres de l’inconnu peuvent
effrayer, mais, nous dit-il, ces ténèbres s’estompent face à la familiarité
confuse que nous inspirent les choses que nous percevons. Comment cela ?
Prenons le poème au pied de la lettre. Imaginons que nous
sommes seuls dans une forêt, certains craquements peuvent nous effrayer,
certaines formes peuvent apparaitre indistinctement et ne pas nous rassurer.
Nous pouvons choisir d’avoir peur et nous enfuir, ou bien nous pouvons choisir
de rester, de continuer à percevoir cette forêt encore plus pleinement. Nous
percevons des sons, des odeurs, des couleurs et au lieu de chercher à les
analyser un par un, laissons-les se répondre. L’apparent chaos fait alors place
à une harmonie ressentie et ineffable. Ici, un battement d’ailes dans les
feuilles d’un arbre, là, un drôle de buisson plein d’épines, à nos pieds, une
pierre en forme de tétraèdre anormalement régulier. La forêt nous devient
familière, nous sommes plantés au beau milieu de la vie.
Là aussi c’est une métaphore car nous sommes constamment au
beau milieu de cette forêt. S’il est intéressant d’en analyser les moindres
recoins, parfois une simple inspiration nous apporte toute la confiance dont
nous avons besoin.
Les correspondances que Baudelaire décrit peuvent être
interprétées de différentes manières. Une de ces manières correspond au
phénomène de synesthésie.
Synesthésie ?
Une personne douée de synesthésie est une personne qui
associe sans que ce soit volontaire, des couleurs à des formes, des sons.
Communément, on cite l’exemple de quelqu’un pour qui la lettre A est verte, B
violet, C jaune, etc. « Ces lettres forment un arc-en-ciel alors que je
les lis ». De même, certaines personnes perçoivent des couleurs sur
certains sons. D’autres ont une synesthésie numérique, c’est-à-dire qu’ils ont
une sorte de carte mentale où les nombres sont localisés. D’autres encore ont
une synesthésie gustative, certains mots ont un goût. Aussi, certains associent
une personnalité à chiffres, des lettres, des jours, des mots (« 4 est
honnête, K est une femme responsable » etc.). Dans tous les cas, il s’agit
de correspondances involontaires, instinctives, innées. Il est probable qu’à
différents degrés nous soyons tous doués de ce genre de facultés de perception.
Les enfants sûrement davantage ; l’apprentissage de notre réalité
estompant sans doute ces manières de percevoir.
Lorsque nous sommes concentrés et que nous réfléchissons sur
une chose, il se passe quelque chose de très intéressant.
J’associe la concentration à une forme de méditation.
D’un côté, il est entendu que la méditation consiste
précisément à déconcentrer toutes ses pensées, les laisser passer sans plus s’y
attarder, afin que la conscience s’apaise, « s’élève » diront
certains. Afin surtout que la conscience et l’inconscient se rejoignent.
La concentration est à mon avis une forme de méditation.
Lorsque l’on est concentré sur une chose, une question, une idée, tout ce qui
nous entoure disparaît. On ne perçoit plus grand-chose d’autre, la pièce dans
laquelle on se trouve perd toute sa réalité. Notre pensée est focalisée sur un
point et, comme j’aime le dire, elle se sublime elle-même.
Quand on est concentré sur une idée, on « envoie »
cette idée dans les profondeurs de notre esprit ( j’emploie plus généralement
l’expression du « cosmos de notre esprit » en référence à l’étendue
insondable de l’esprit humain, comparable, si l’on veut, à l’étendue de l’espace).
Dans ces profondeurs, des résonnances ont lieu. Ces résonnances sont guidées
par l’intuition. Quand une résonnance a lieu, cela correspond à ces images
communes du genre « ça a fait tilt » ou « la petite ampoule
s’est allumée ». Toujours est-il que la résonnance provoque une sensation,
une petite montée d’adrénaline. C’est à ce moment que la raison va s’activer
pour formaliser cette résonnance, lui donner corps, l’inscrire dans notre
conscience, la démontrer en établissant des correspondances raisonnées,
c’est-à-dire en reconstituant la chaine de causalité.
Toutes les résonnances ne peuvent être démontrées. Je
considère que les résonnances sont des correspondances intuitives, c’est-à-dire
des correspondances ineffables, ressenties. La petite montée d’adrénaline est
le pendant sensitif de la connexion intuitive qui vient de s’établir. Il est
probable que la grande force de la raison soit de réussir à donner une
interprétation des correspondances quand il est nécessaire qu’elles soient
formalisées.
Il est donc probable que de nombreuses résonnances aient
lieu en notre for intérieur sans qu’il y ait nécessité de les formaliser.
Comme je l’ai déjà souligné dans des articles précédents, je
pense que l’intuition joue un rôle bien plus important qu’on veut bien le
reconnaitre généralement. Elle nous induit si souvent en erreur qu’il est
compréhensible qu’on s’en méfie, mais par la même occasion nous nions trop
souvent la place primordiale qu’elle occupe dans notre fonctionnement. Si l’on
va plus loin, l’intuition, l’émotion, l’empathie et la compréhension sont inextricables.
Tout cela étant dit, je souhaite donner un exemple des
correspondances qui s’opèrent lorsque l’on est concentré.
Rien de tel que les mathématiques pour étayer notre
réflexion.
Un mathématicien est un être doué d’une extraordinaire
capacité de concentration. Les plus
grandes avancées dans le domaine ont été faites par des hommes dont
l’imagination, la créativité, la capacité d’analyse et de raisonnement se
complétaient. La capacité de sortir du cadre dans lequel s’inscrit un problème
est indispensable. C’est ainsi que Montgomery (mathématicien) et Dyson (physicien)
ont vu une correspondance entre l’hypothèse de Riemann – qui cherche une
logique à la répartition des nombres premiers- et les variations du niveau
d’énergie au sein des atomes lourd, en physique quantique (cf. La Symphonie des nombres premiers,
Marcus du Sautoy). Lorsqu’ils ont osé spéculer sur certaines occurrences que
leur esprit jugeait trop opportunes pour n’être que coïncidences, les
expériences réalisées au sein du laboratoire d’AT&T par Andrew Odlyzko ont
confirmé l’existence d’un lien. Un lien entre la fréquence d’apparition des
zéros sur la droite de Riemann et des variations d’énergie en physique
quantique ? Ces correspondances sont tellement effarantes et mystérieuses
qu’elles ne provoquent pas une petite montée d’adrénaline mais un tourbillon
étourdissant capable de liquéfier une pauvre petite cervelle. Ou presque.
De nombreuses correspondances interdisciplinaires jalonnent
l’histoire des sciences. Elles ont donné naissance, par exemple, au programme de
Langlands visant à établir des ponts entre les sous-disciplines mathématiques
pour créer les mathématiques unifiées. En physique, de même, l’avancée des
connaissances laisse supposer que les quatre grandes forces (électromagnétique,
gravitation, nucléaire forte et faible) sont quatre manifestations d’une grande
force unifiée (d’ores et déjà les forces électromagnétique et nucléaire faible
constituent la force électrofaible). Il faudrait cependant unifier physique
classique et physique quantique pour donner consistance à cette force supposée.
Il est vrai que puisque le macroscopique et le microscopique sont deux points
de vue que n’oppose que le regard de l’homme, « rien » n’empêche que
d’un « autre » point de vue, tout cela ne soit qu’une seule et même
chose…
La psychologie, la sociologie, l’histoire, la géographie
humaine ne sont-elles pas toutes une seule et même chose ? La
psychohistoire d’Asimov n’est-elle pas une extrapolation sympathique de
l’intuition que des choses se passent au-delà de nos perceptions ? (cf. Le
cycle « Fondation » d’Asimov). Ce n’est qu’une question de point de
vue, encore une fois, et tout point de vue est relatif à l’observateur. Les correspondances
sont partout et surtout là où l’on ne s’y attend pas. Elles se laissent
découvrir volontiers pour peu que l’on fasse preuve de bonne volonté, de
créativité, d’un peu de rigueur et de curiosité.