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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

samedi 31 août 2013

Vous avez dit sapiosexualité?

Nous sommes tous susceptibles d'être attirés sensuellement par une personne de même sexe que soi, si l'on s'extrait des conventions socio-culturelles qui nous encadrent psychologiquement.
Ce qui nous attire chez une personne, inconsciemment, c'est son rapport au monde et son rapport à elle-même, quand ce rapport nous renvoie une image admirable et quelque part, familière, improbable, ou inattendue.......

Nouvel article sur l'attirance ! On est d'accord?... Pas d'accord?....

Bonne lecture :)

Attraction du genre


Il y a peu de temps, je découvrais le concept de sapiosexualité. Ce terme définit un type d’attirance entre personnes comme on peut le voir ci-dessous :

 Sapiosexuel: se dit d'une personne qui est sexuellement attirée par l'intelligence chez l'autre.

A partir de là, plusieurs questions se posent :
Qu’est-ce que l’attirance, qu’est-ce que l’intelligence, et qu’est ce que la sapiosexualité nous apprend sur les autres formes de sexualité (homo, hétéro, bi, principalement). Ce n’est pas tant la sexualité pratique qui nous intéresse ici, mais plutôt ce qui la précède.
Hétéro, homo, bi et les mots pour le dire
Ces trois termes, hétérosexualité, homosexualité et bisexualité, permettent de faire le tour des possibilités d’association entre les deux genres qui nous caractérisent, masculin et féminin. L’hétérosexualité correspond à une attirance entre deux personnes de sexe différent, l’homosexualité, entre deux personnes du même sexe, et la bisexualité définit une personne susceptible d’être attirée par l’un ou l’autre sexe. Ces trois termes sont bien pratiques et les choses sont ainsi clairement posées. A chacun de cocher la case qui lui correspond et le débat est clos. Ce n’est pourtant pas aussi simple qu’on le voudrait, la réalité est souvent bien plus compliquée.
Petite remarque liminaire : d’un côté nous pouvons considérer l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité comme des phénomènes liés aux rapports interpersonnels (entre deux personnes) et d’un autre côté la transsexualité qui a beaucoup plus à voir avec la question de l’acceptation individuelle de son propre genre. C’est pourquoi cette dernière ne fait pas partie de cette réflexion.
Emotions et sentiments
Tout d’abord, il faut admettre que si les mots sont bien pratiques dans leur usage quotidien, ils enferment plus qu’ils ne décrivent une réalité souvent diffuse. N’importe quel mot du langage – le signifiant- renvoie à un concept –le signifié- sur lequel on s’entend plus ou moins par convention, par processus culturel. L’ensemble des mots et de la structure d’un langage correspond à une vision du monde partagée par la communauté bercée par ce langage.
Lorsque les mots sont attachés aux objets qui nous entourent, on peut arriver à se comprendre. Par exemple, lorsque l’on suit une recette de cuisine, il n’y a généralement pas matière à tergiverser sur le sens (intrinsèque) des ingrédients. Œufs, citron, vanille, filet de dinde : peu de place pour les questions d’interprétation…
Mais lorsque les mots visent à caractériser la matière humaine –les émotions, les sentiments, le psychisme- ils sont porteurs d’ambigüité et causes de troubles. Par exemple, le mot amour recouvre de nombreuses dispositions du cœur : l’amour d’un père pour son enfant, l’amour d’une personne pour une autre, l’amour fraternel, l’amour esthétique, l’amour comme enthousiasme pour une cause ou une activité, l’amour comme amitié, l’amour comme admiration, l’amour comme désir, etc…
Attribuer un mot à une partie de la réalité revient à intellectualiser une partie de cette réalité, à la conceptualiser. Or il est probable qu’une grande partie de ce qui relève de l’humain, du ressenti, ne soit pas intellectualisable…
Il est ainsi probable qu’une émotion (ou un sentiment) portant un nom, une étiquette, soit ressentie plusieurs fois sans jamais être foncièrement la même. On peut considérer qu’une émotion est une forme d’interaction entre le sujet qui ressent d’une part, et d’autre part, l’objet ou la personne qui suscite cette émotion à un moment donné. Une émotion serait une interaction circonstanciée. Quant au sentiment, qui est par définition durable, on peut dire qu’il est façonné par plusieurs émotions, plus fugaces, qui ont creusé le lit du sentiment… Par exemple, le sentiment d’amour entre deux personnes naît des émotions que suscitent des échanges répétés entre ces deux personnes. Cela étant dit, il n’est pas rare de confondre sentiment et émotion car les deux ne sont pas facilement dissociables.
Une fois que l’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose. On a tout au plus mis à plat quelques évidences…
Si des échanges ou des contacts entre deux personnes suscitent des émotions de part ou d’autre, c’est parce qu’il y a un phénomène d’attirance entre ces deux personnes, et c’est cela qui nous intéresse ici.
Attirance, genre et « intelligence »
On considère généralement que ce qui fait naître une attirance, c’est le physique. Il semble assez évident que le physique d’une personne est lié à son genre. Dans nos sociétés, ce qui définit en premier lieu une personne c’est son genre.
Question : lorsque l’on présente une personne comme étant un homme ou une femme, décrivons-nous une caractéristique principale ou secondaire de cette personne ? Son genre nous renseigne-t-il foncièrement sur cette personne ou bien est-il un épiphénomène ?
Connaître le genre d’une personne détermine sa potentialité à exercer sur nous une attirance. L’attirance est donc subordonnée au genre. C’est précisément cette subordination que je questionne.
Voici deux exemples :
Alain se définit comme hétérosexuel. Porte-t-il le même regard sur une femme que sur un homme ? Probablement non. Toute femme qu’il croisera sera susceptible de l’attirer physiquement.
Julie se définit comme homosexuelle. Elle annonce à sa famille qui ignore son homosexualité qu’elle a rencontré quelqu’un. Elle décrit cette personne à travers ses valeurs, ses activités et prend soin d’écarter le fait que ce soit une femme jusqu’au dernier moment. Comment réagit la famille ? Avant de connaître le genre de l’amie de Julie, elle présume que c’est un homme et est ravie. Une fois lâché le mot femme, n’y a-t-il pas modération de l’enthousiasme ? (Doux euphémisme dans certains cas.)
Ces deux exemples montrent deux choses : d’abord que les conventions sociales intériorisées déterminent le comportement individuel, ensuite que la déviance est source de conflit et de névrose. Tout cela est bien connu et d’une grande évidence.
Que pour se construire l’individu ait besoin de « se poser en s’opposant », soit, mais certaines oppositions – comme celle entre hétéro et homo- ne sont peut-être pas aussi fondées qu’elles le paraissent.
Et c’est ici qu’intervient la sapiosexualité.
Ce concept implique que ce n’est pas le genre qui conditionne une attirance mais autre chose. La sapiosexualité est un concept transgenre – qui transcende la question du genre- et qui remet en cause potentiellement les trois autres formes de sexualités vues plus haut (hétéro, homo, bi). C’est un concept qui place l’intelligence d’une personne en critère déterminant. Biensûr, on peut être hétérosexuel et sapiosexuel, auquel cas, la sapiosexualité perd, à mon sens, en pertinence. C’est pourtant comme cela, en sous-catégorie par rapport à l’homosexualité ou l’hétérosexualité, qu’elle est généralement entendue.
Je propose donc de partir de ce concept pour appuyer l’hypothèse suivante : nous sommes tous susceptibles d’être attirés sensuellement par une personne du même sexe pour la simple raison que le genre n’est pas déterminant, une fois que l’on fait l’effort – compliqué- de s’extraire des conventions sociales.
Pour appuyer judicieusement cette hypothèse, il convient de repenser la sapiosexualité.
Nous allons faire cela en deux temps : un premier portant sur l’attirance, un second sur l’intelligence.
Nous avons jusque là effleuré le principe de l’attirance sans en dire grand-chose. Nous nous sommes contentés de dire que bien souvent elle était issue des attentes intériorisées en fonction du genre.
Mais il existe plusieurs types d’attirance comme le précise un psychanalyste ci-dessous :
« Il convient de différencier les attirances plutôt gouvernées par le ça freudien – c’est-à-dire par les pulsions inconscientes, ces forces inconnues et antérieures à toute maîtrise possible, qui nous font dire après coup : « Ç’a été plus fort que moi », forces à l’origine des coups de foudre – des attirances qui tombent sous l’emprise du surmoi. Celles-ci sont dominées par une sorte de juge interne qui fait que l’individu se conduit à partir de règles intérieures, se limite dans ses engouements pour rester conforme à une morale, ou à des idéaux hérités de sa famille, de la société, auxquels il reste fidèle de fait. (Norbert Chatillon, psychanalyste, membre de la société française de psychologie analytique et ancien président du groupe d'Etudes C.G. Jung.)
Que veut-il dire… D’un côté, certaines attirances ont lieu sans que l’on puisse leur donner sens, leur effet nous submerge et nous sommes troublés. D’un autre côté, d’autres attirances, que l’on pourrait décrire comme « convenables » ont lieu et si elles sont, elles-aussi causes de trouble, ce trouble en est moins « désorientant ». Le trouble causé par le premier type d’attirance peut être étouffé, nié, rationnalisé, c’est-à-dire intégré à une échelle individuelle de principes (par réduction de la dissonance cognitive par exemple, cf. article « Foi et religion »[i]) ou bien il peut passer inaperçu en fonction de la sensibilité des individus.
Le second trouble est jugé « normal » par rapport aux conventions sociales et l’on sait s’en accommoder tant bien que mal.
Ce qui est intéressant, c’est que ces deux types d’attirance reposent sur une même chose, si l’on essaye d’être à l’écoute du trouble.
Ce qui attire chez une personne, au-delà de son physique ou son genre, est lié à sa personnalité. Plus encore, ce qui attire, ce qui séduit chez une personne, c’est le rapport que cette personne a à elle-même, et le rapport que cette personne a au monde qui l’entoure. Ce peut être une touche de naïveté, ce peut être de l’assurance, ce peut être un ensemble de certitudes, c’est en tout cas l’univers qu’elle véhicule. Cet univers particulier « correspond » à et avec l’univers auquel l’autre aspire ou que l’autre possède.
C’est souvent parce qu’il y a correspondance entre deux univers mentaux que les corps frémissent et parfois, les corps peuvent frémir avant même que la correspondance mentale soit envisageable. Parfois, un corps peut frémir avant l’autre ; la question de la réciprocité est alors toute autre.
Il est probable que notre corps ne cesse de nous envoyer des signaux auxquels nous ne prêtons pas attention. Il est probable qu’en matière de sexualité, il en soit ainsi.
Une attirance sensuelle n’a biensûr pas vocation à être concrétisée, mais simplement acceptée. (C’est là qu’interviennent la responsabilité, la sagesse et toutes ces choses qui mettent du temps à être domestiquées…)
Si l’on accepte de ressentir ce que notre corps ressent, on est tout simplement plus serein avec soi-même, ce qui n’est plus aussi évident.
Lorsque la sapiosexualité parle d’intelligence, elle limite considérablement la portée potentielle du concept qu’elle représente. En effet, l’intelligence, en soi, ne veut rien dire. Pire, elle n’existe peut-être pas. L’intelligence (concrétisée par un nombre de diplômes, par un verni de culture…) n’a jamais été synonyme de sagesse et de responsabilité. L’intelligence est bien souvent une illusion fort courante dans notre société. Plus que l’intelligence, ce qui fait le charme d’une personne, c’est, comme nous l’avons dit un peu plus haut, le rapport qu’elle entretient avec elle-même et avec son monde, et ce, peu importe que ce soit une femme ou un homme. On peut entendre intelligence comme une forme d’intelligibilité, comme une lecture que fait une personne d’elle-même, de ce qui l’entoure et de l’appropriation qu’elle fait ensuite de sa propre « intelligence », de sa propre sapience.
Nous sommes donc tous susceptibles d’être attirés par la sapience de l’autre pour l’unique raison que nous sommes, a priori, tous homosapiens…



[i] La théorie des « modes de réduction de la dissonance cognitive » explique comment un individu fabrique, bricole, mentalement, inconsciemment  une explication légitime à une situation qui ne correspond pas à ce qu’il attendait, souhaitait, prévoyait, pensait ; une situation qui entre en contradiction avec ce qu’il comprend, interprète.


lundi 19 août 2013

Matière noire

J'ai vu un docu sur la matière noire dernièrement. Il semble qu'on avance un peu dans la compréhension de cette chose étrange. Tout d'abord, celle-ci jouerait un rôle dans la configuration des galaxies entre elles, un rôle dans leur organisation en terme de réseau ( voir la modélisation Bolchoï). Ensuite, elle jouerait un rôle au sein même des galaxies, toujours en terme de réseau.

A-t-elle sa place dans la réflexion sur "ce qui fait tenir l'ensemble de toutes les choses"?

Si la matière noire est structurante, en quoi se distingue-t-elle du principe de "force"? ou encore d'"énergie"? (att°: rien à voir avec "énergie noire"). La matière connue est structurée par les 4 interactions fondamentales, la matière noire est-elle une interaction?

Ce qui est lourd de sens, c'est que cette matière dont on ignore la composition existe. Une chose totalement inconnue existe. Elle existe parce qu'on en voit les manifestations mais on ne sait pas ce que c'est.
Comment a-t-elle été détectée?
Son existence avait-elle été postulée par la théorie?
A-t-on détecté précisément ce qui avait été postulé?

La matière noire est peut-être présente à d'autres échelles que celle de la taille des galaxies. A d'autres échelles, elle se manifeste peut-être autrement.
Puisque les 92 éléments à la base de la matière connue sont présents autour de nous, en nous et au fin fond de l'univers, quid de ce qui nous est inconnu?

Peut-elle venir étayer l'idée d'une matière spirituelle encore plus inconcevable?

La pensée est-elle une matière inconnue? Tout ce qui n'est pas matière identifiée est-il matière?
Tout cela nous renvoit dans nos 22...qu'est-ce que la matière!
Que de jolies remises en question...

(* sur les réseaux: mathématiques des déformations continues / conjecture de Poincaré. Topologie.)

A creuser pour Usophia.

vendredi 16 août 2013

Dessine-moi un voyage

Dans la série d'articles consacrés à la discrétion et à la continuité,

- Nombres et philosophie
- Du point à la ligne
- La discrétion de l'homme moderne
- Le mouvement dans tous ses états

il est probable que le suivant mette un peu de temps à venir car je sature un peu sur ce sujet...

Cependant, voici en quelques lignes, les idées que je souhaiterai souligner:

La préhension intello-empathique d’un passé est un voyage dans le temps.
L’imagination d’un futur potentiel est un voyage dans le temps.
Le voyage que nous sommes en mesure de faire est celui qui VA VERS notre futur.
Une destination n’a pas de sens sans chemin qui y mène. 
=> une réflexion en terme de processus
=> une démarche intello-empathique.

En attendant de mettre cela en forme, je vais voir ailleurs si j'y suis.

lundi 12 août 2013

La discrétion de l'homme moderne

La discrétion de l’homme moderne
L’homme moderne est à l’origine d’une manière de voir le monde, la nôtre, et cette manière repose sur le postulat d'un monde discret.
Tout d’abord, qu’entend-on par homme moderne ?
Sans entrer dans les controverses qui animent les historiens sur les dates qui entourent l’époque moderne (plus ou moins la fin du 15ème siècle jusque début 19ème), disons simplement que l’homme moderne est notre ancêtre à nous, les occidentaux. Ce qui caractérise l’époque moderne, en gros, c’est l’émergence du capitalisme, de l’individualisme, du libéralisme, de l’Etat-nation. C’est aussi le progrès scientifique, la sécularisation des sociétés et la perte d’influence relative de la religion.
Des modifications profondes font évoluer le modèle de société issu du Moyen-âge et de la Renaissance, entrainant les révolutions industrielles et de nouvelles gestions politico-économiques dont notre société actuelle est l’héritière.
Dans notre quête fondamentale de pourquoi toujours plus pernicieux, ce qui nous intéresse dans cette histoire d’homme moderne, c’est qu’il est probable que ce soit à cette époque de grands changements progressifs que notre vision du monde, -notre perception de ce qui nous entoure, la réalité,- se soit greffée sur un paradigme qui n’a rien d’anodin : le paradigme du discret.
Si l’homme moderne devait être discret dans la mesure où sa discrétion renseignerait sur son tempérament, nous aurions tôt fait de clore cet article sans autre forme de procès. En effet, l’homme moderne -et plus surement encore l’homme d’aujourd’hui- n’a rien d’un être discret ou réservé et il serait bien plus juste de le décrire, généralement, comme perclus de suffisance et boursouflé de prétention…
Non, la discrétion telle qu’elle est entendue ici, et telle qu’elle est abusivement présentée dans le titre[i], ne définit pas un trait de caractère. Il s’agit d’une notion un peu plus subtile, comme nous l’allons montrer dès à présent.
-        La discrétisation comme effet rationnel
Les cinq sens dont nous sommes dotés nous permettent d’interagir avec ce qui nous entoure et ce qui est à notre portée. Nous percevons des choses distinctes les unes des autres et nous pouvons à loisir les quantifier : quatre maisons, douze habitants, trois vaches, quinze arbres, deux nuages…
Nous pouvons interagir avec tout ce qui nous entoure : utiliser, ranger, fabriquer, etc., la liste des verbes étant très longue.
Ce que nous savons aussi très bien faire, c’est nous servir de notre tête et de la raison qui y loge. Cette faculté peut s’apparenter à un sixième sens tant elle est indissociable des cinq autres. En effet, si nos cinq sens nous permettent d’interagir avec la réalité, c’est dans la mesure où ils sont vecteurs d’informations sur cette dernière. C’est ensuite la raison qui interprète les informations pour en tirer un usage généralement opportun.
La raison est une faculté qui perçoit la réalité comme un ensemble constitué d’éléments discrets, séparés. Elle ordonne ces éléments en fonction de critères nombreux et variés. Elle pose des étiquettes sur chaque groupe d’éléments : elle crée des concepts, elle généralise et elle abstrait les choses. Chaque élément de la réalité peut être divisé en éléments plus petits qui le composent et on peut diviser la matière presque à l’infini.
Jusque là, il n’y a rien de bien compliqué. Alors allons un peu plus loin.
La discrétisation de la réalité correspond à la manière dont nous percevons les choses qui nous entourent. Il s’agit de percevoir ces choses comme entités distinctes, séparées et séparables les unes des autres. Le paradigme du discret est lié à celui du continu. Or il s’avère que notre raison a le plus grand mal à concevoir une continuité autrement que comme une succession d’éléments discrets.
Prenons un exemple tiré des mathématiques et de la physique : le calcul différentiel.
Newton et Leibnitz ont inventé une méthode qui permet de comprendre l’écoulement d’un fluide, c’est-à-dire une continuité. Pour ce faire, ils ont établit qu’une continuité était une succession infinie et infinitésimale de petites parties : le filet d’eau qui coule du robinet n’est autre qu’une succession de gouttelettes microscopiques par exemple. Ainsi, à l’aide de fonctions, de dérivées et autres procédés, on peut calculer la vitesse, la direction, la densité, la fluidité d’une succession d’éléments discrets, autrement dit d’une continuité.
Posons la question qui nous taraude :
Comment ne pas concevoir toute chose comme étant composée d’éléments discrets ?
Cela s’avère compliqué dans la mesure où l’acte de concevoir implique nécessairement la préhension mentale d’une chose et son extraction de l’ensemble dont elle est issue. Toute conception est une abstraction. Toute abstraction a quelque chose de platonicien : une abstraction est un exercice mental qui vise à saisir une généricité nécessairement idéale, l’idéal platonicien ayant un caractère absolu du fait de sa perfection, perfection autorisée par l’exercice d’abstraction.
Cela veut dire, au final, que tout ce que nous conceptualisons, abstrayons, n’existe que dans notre raison. La puissance heuristique d’un concept est tributaire de la distance qui sépare ce concept de la réalité dont il est issu. Plus un concept est abstrait et générique, plus on lui reconnaît un caractère absolu, c’est-à-dire qu’il est de moins en moins sensible aux conditions extérieures susceptibles de le relativiser, le modifier, d’aucun diront l’affaiblir puisque nous considérons la variabilité moins solide que la constance, et que ce que nous voulons, probablement à tort, ce sont des certitudes…
Dans la grande quête de l’homme vers le Juste, le Beau, le Vrai, les concepts sont un outil formidable. Cependant, à force d’élaborer des concepts à partir d’autres concepts eux-mêmes reposant sur d’autres concepts et ainsi de suite, on prend le risque de se barricader dans des certitudes illégitimes, de perdre de vue les rives de la réalité et de nous détacher de certains de ses aspects que nos concepts ne nous permettent plus de voir…
Si concevoir et conceptualiser sont ce que la raison sait faire de mieux, il est probable que notre capacité à distinguer les choses les unes des autres soit donc une propriété de la raison.
Dans la mesure où l’homme moderne a grandement favorisé le recours à cette dernière -au détriment d’autres moyens de percevoir- nous avons une immense difficulté à percevoir autrement les choses qu’à travers leur apparence discrète. En conséquence, nous avons tendance à estimer, inconsciemment, la réalité comme étant absolument discrète.
Or, si notre réalité est effectivement discrète - et elle l’est, elle ne l’est pas absolument mais relativement.
Si, en effet, l’ensemble des choses qui nous entoure et qui constitue le monde matériel peut être divisé en une multitude d’objets que nous pouvons quantifier, séparer les uns des autres, cela se passe dans la mesure des interactions que nous avons avec le monde matériel.
On peut supposer avec légitimité qu’en dehors de notre nécessité d’interagir avec notre environnement, cet environnement soit autre, simplement, sans que nous soyons en mesure de concevoir cet autre, c’est-à-dire, sans que nous soyons dans la mesure d’appréhender cet autre par la raison seule.
La potentielle relativité de la nature discrète de la réalité n’a d’autres conséquences que de nous inciter à faire preuve d’un peu plus d’humilité. En effet, si nous connaissons et comprenons un grand nombre de choses, nous ne comprenons ces choses que dans la mesure de notre rapport à celles-ci. Ne pas garder à l’esprit la mesure du rapport revient à extrapoler et à conférer aux choses qui nous entourent une ontologie démesurée dont nous n’avons probablement pas le moyen de vérifier la pertinence.
Tout ceci étant dit, le prisme rationnel du discret configure notre rapport au monde, notre rapport aux autres et plus fondamentalement encore, notre rapport à nous-mêmes, la définition que nous nous faisons de notre condition et notre posture face aux questions existentielles et métaphysiques. 


-        Le discret manifeste 
Le postulat de la nature discrète de la réalité structure de nombreuses trames du monde que nous nous sommes construit. En voici quelques unes.
La certitude que la réalité qui nous entoure est fondamentalement de nature discrète amène à penser que les choses sont toutes séparées et séparables les unes des autres.
L’individualisme est une notion fondamentale pour nous : il est certain que chaque individu est une entité à part entière.
Le libéralisme économique s’est développé d’après l’idée que chaque chose nous entourant pouvait appartenir à quelqu’un. Nous avons entrepris de posséder toute chose à travers le concept de propriété privée.
L’interaction entre individu s’est formalisée autour du concept d’un étalon de valeur nommé « monnaie ».
Nous avons développé de nombreux stratagèmes nous permettant d’acquérir de la monnaie, afin de posséder des choses.
Parallèlement, la sécularisation du sacré a renforcé notre conception matérialiste de la réalité. En l’absence de réponses à nos angoisses existentielles que la croyance religieuse tentait d’apaiser, nous avons préféré la possibilité d’acquérir des choses. Plus la quantité de choses accumulées est grande, plus notre vie est supposée réussie. En repoussant les religions -ce qu’il était pertinent de faire-, nous avons repoussé la spiritualité dans son ensemble – ce qu’il était moins pertinent de faire. En conséquence, on réfléchit moins, on réfléchit à moins long terme, on agit vite.
Ainsi, nous avons développé un modèle de société basé en grande partie sur le postulat qui est à la base de la micro-économie et qui dit en gros  que l’être humain est un consommateur, que le consommateur est un des acteurs principaux du jeu économique. Le jeu économique se joue sur un grand plateau et ce plateau n’est autre que le marché. Sur ce marché, les acteurs échangent ce qu’ils possèdent dans le seul but d’accroitre leur satisfaction. Le consommateur échange sa capacité de travail contre de l’argent, puis son argent contre des biens et des services. Tous ces échanges s’effectuent dans le but de satisfaire les besoins de chacun. Il est postulé que la satisfaction des besoins individuels entraine nécessairement l’accroissement du bien-être collectif, par le jeu d’une main invisible.
Cette main invisible (Adam Smith) illustre le principe d’autorégulation. Ce principe s’inspire peut-être du fait que dans la nature, les écosystèmes se maintiennent en équilibre lorsque chaque acteur du système s’occupe de remplir sa fonction « individuelle », à savoir : manger, se reproduire, etc. Ainsi les hommes réunis en un groupe social atteindront le même équilibre si chacun des acteurs du groupe remplit sa fonction dans le seul but de satisfaire ses besoins personnels. Or il est probable que ce type de transposition simpliste repose sur une mauvaise interprétation de nos observations de la réalité. Nous ne voyons généralement dans ce que nous regardons que ce que nous voulons y voir…
Ce modèle économique dont nous avons hérité et que nous avons développé en forçant davantage le trait de l’intérêt personnel repose essentiellement sur l’idée que l’être humain est égoïste.
Or, il apparaît légitime de postuler que l’être humain dispose d’une propension à compatir et que son égoïsme n’est peut-être pas ce qui le caractérise fondamentalement.
D’innombrables exemples viennent illustrer ce propos. Un simple regard autour de nous le confirme, ne serait-ce que notre penchant pour les fictions cinématographiques. N’est-il pas grisant de partager les émotions ressenties par les protagonistes d’un film ? C’en est même cathartique. Ne sommes-nous pas continuellement parcourus d’émotions ? Sont-elles si dangereuses qu’il faille nous en défaire par tous les moyens ? C’est pourtant ce que prônent de nombreuses sagesses. Par ailleurs, le mal être ambiant et croissant des membres de notre société est révélateur d’une inadéquation entre ce qui est proposé aux citoyens et ce qu’ils souhaitent fondamentalement faire de leur existence, sans pour autant savoir quoi en faire.
Dans notre modèle de société, la propension des êtres à compatir au sort de leurs semblables s’exprime à travers des canaux secondaires, des formes de solidarité, de lien social, des actes charitables, des exutoires artistiques, voire des regains de foi religieuse. Mais l’altruisme est considéré comme un épiphénomène, une variable trop fragile comparée à la constance supposée de notre égoïsme. Malheureusement, à force d’individualisme et de libéralisme, on renforce le tempérament égoïste de l’homme.
Se renfermer sur soi, c’est entretenir l’illusion que nous contrôlons quelque chose : soi, sa vie, ses biens. S’ouvrir aux autres, c’est prendre le risque d’élargir le champ à garder sous contrôle et perdre un peu de ce contrôle auquel nous nous attachons éperdument. Il est probable que tout contrôle soit illusoire, s’agissant d’un concept lié au principe de domination, de maîtrise, il repose sur l’idée que l’homme est hors du monde, et non une partie indissociable de l’ensemble.
En conséquence, nous ne vivons pas un altruisme serein parce que notre modèle de société nie l’importance de notre capacité à nous intéresser aux autres. Plus encore, il est probable que nous ayons intériorisé nous-mêmes, au plus profond de notre conscience, le confort illusoire qu’apporte le repli individualiste et que nous perpétuions ce modèle par manque de confiance, principalement, et pour de nombreuses autres raisons qu’il est aisé d’envisager et qui ont fait l’objet d’autres articles.
Et tout cela reposerait, au fond, sur notre postulat d’un monde discret… ?



[i] Le terme discrétion ne peut être étymologiquement appliqué au paradigme du discret. S’il l’est ici dans le titre, ce n’est que pour créer un simple effet de style. Le mot juste est discrétisation.