Nous avons pris l’habitude de soigner les symptômes plus que
de soigner le mal. Il en va ainsi en médecine par exemple. Quand on attrape une
maladie, comme une maladie de type chronique, une maladie digestive, ou bien
une maladie des articulations, même une dépression, on soigne les
manifestations de ces dernières à l’aide de médicaments. On calme la douleur.
Mais on se doute que la maladie ne surgit pas de nulle part. C’est souvent le
stress et notre mode de vie, notre alimentation et notre sédentarité qui sont à
l’origine des maux qui nous accablent.
A une autre échelle, celle de la société par exemple, il
existe aussi de nombreux maux qui sont symptomatiques d’un mal que l’on peine à
identifier. Il est d’ailleurs probable que les causes des maux qui font
souffrir notre corps soient proches des maux qui font souffrir la société (
rythme de vie des citoyens, alimentation industrialisée de masse, sédentarité,
etc…) Le point à souligner, c’est cette tendance que nous avons à soigner,
partout, les symptômes. On pense qu’à force de soigner ces derniers, de les
faire disparaître, on soigne le mal. On éteint le signal d’alarme et parce
qu’on ne l’entend plus, on considère que ce qui a déclenché l’alarme a disparu.
Pourtant, si l’on fait l’effort d’être honnête, on sait qu’on ne touche pas le
cœur du problème en modifiant ses manifestations. Mais c’est comme si nous
avions peur d’aller voir ce qui se cache derrière les symptômes. Alors on se
rassure hâtivement en se disant que si la douleur a disparu, c’est que les
causes qui l’on amenée sont elles aussi parties. Ces causes sont en fait
simplement enfouies, niées, négligées. On ne veut pas les voir car elles
semblent être incurables. Trop profondes. Tellement liées à notre système, à
notre société, à notre nature humaine, qu’on n’imagine pas qu’il soit possible
d’y toucher. On sent qu’on a à faire à un problème de taille incommensurable
aux aspects très nombreux et imbriqués, et dont on ose péniblement s’approcher.
Le problème dans tout cela, c’est donc qu’on ne sait pas
vraiment quel est le problème. On parle volontiers de crise totale, tant on ne
saurait dire si elle est davantage économique, politique, sociale, ou idéologique,
écologique… On pourrait parler d’une crise de civilisation, comme si notre
civilisation affrontait ses propres limites, ce qui est probablement le cas. Toujours
est-il que cet imbroglio problématique à visage de crise généralisée semble d’une
complexité inextricable. On peine à identifier les causes profondes qui ont conduit
à la situation actuelle. Or les défis qui nous attendent ne pourront être
relevés, dans le meilleur des cas, que si parvenons à voir un peu plus clair
dans ce qui nous arrive.
C’est dans le but de cerner les contours de ce qui pose
réellement problème que je propose un petit jeu d’introspection à la fin de
l’article intitulé « Quelque chose qui me chiffonne ». Pourquoi ce
jeu ? Parce que je ne crois pas qu’il soit suffisant ni même productif de
débattre entre érudits sur les problèmes de société, comme on n’entend plus que
cela sur les ondes actuellement, en tous sens. Je crois en fait qu’il serait
bon de faire une pause, chacun chez soi dans un premier temps, et de se
consulter soi-même. De s’interroger intimement. A partir de cette base
introspective, il est possible de dégager des pistes propices à une profonde
remise en question de notre mode de vie. C’est à partir du moment où nous
aurons une idée claire des suites de causes et de conséquences qui nous amenés
aujourd’hui à être au bord de l’auto-destruction (d’après les scientifiques,
biologistes, géologues, climatologues, il serait 23h57 sur l’horloge de l’humanité,
soit 3 minutes avant le tombé de rideaux) que nous pourrons envisager un
changement de paradigme.
Changement de paradigme.
Un « changement de paradigme », un changement de
société est nécessaire, d’après Pierre Rabhi. Il n’est sûrement pas le seul
penseur à avoir trouvé cette idée mais il est de ceux qui insistent sur
l’importance d’un tel changement. Cependant, pour changer de paradigme, il
faut comprendre celui sur lequel nous reposons et que nous voulons modifier. Un
changement de paradigme, c’est quelque chose de très compliqué en apparence, mais de fondamentalement très simple. Tout d’abord, on
peut commencer par voir ce qu’est un « paradigme ».
Un paradigme, c’est comme une paire de lunettes. On la
chausse sur notre nez et on regarde à travers. On voit ainsi
« nettement » ce qui nous entoure, on voit le monde tel qu’il est,
semble-t-il. Et nous pouvons plus aisément interagir avec ce monde puisque nous
le distinguons de manière « claire ». Un paradigme c’est comme un
filtre inconscient qui structure la luminosité d’un paysage. Par exemple,
il peut fait ressortir certains reliefs d’un paysage et masquer les vallées, ou
bien encore il peut colorer toute la réalité de nuances violettes si bien que
nous ne pouvons pas voir d’autres couleurs, ni savoir qu’elles existent. Un
paradigme est comme un filtre qui nous fait voir certaines choses mais nous en
cache d’autres. Un paradigme, c’est une manière intuitive et intériorisée de
voir le monde. C’est un ensemble de principes tellement enfouis dans notre
culture, dans notre tête, qu’on ne sent même plus qu’ils existent et qu’ils
façonnent notre vision des choses. Ces principes remontent, pour la plupart, à
près de 3000 ans en occident, près de 5000 ans en Asie, et chaque grande aire
culturelle a ses propres paradigmes. Mais toujours et partout on peine à les
mettre en évidence. Ils remontent très difficilement à la surface de la
conscience – aussi bien de la conscience collective que de la conscience
individuelle. Alors imaginez : changer de paradigme quand on ne sait pas
très bien sur quel paradigme on repose ! C’est compliqué… Bien
heureusement, on dispose de plusieurs « mots-clés » qui nous
éclairent sur notre paradigme parce qu’on y réfléchit de temps en temps :
matérialisme, rationalité, individus, libéralisme, utilitarisme, propriété
privée, etc… On sent bien que ces principes sont davantage propres à notre
civilisation occidentale qu’à une autre civilisation (africaine, asiatique), et
donc qu’ils ne sont pas universels. Cependant, on y est attaché et on ne
saurait pas vivre autrement. On a l’impression que notre civilisation est ce
qu’elle est parce qu’elle a simplement progressé à partir de ce qu’elle était,
que nous sommes dans une continuité logique, normale, depuis 300 ans, depuis
600 ans, depuis 2000 ans. Nous avons avancé. Certes, nous avons avancé, mais
avec les lunettes que je mentionnais plus haut bien fichées sur le nez.
Mettre en évidence un paradigme, c’est comme si on cherchait
à analyser notre manière d’analyser, sans utiliser notre manière d’analyser. On
peut imaginer un chercheur qui aurait l’œil rivé sur son microscope et qui
voudrait non pas regarder à travers la lentille un échantillon minuscule, mais
qui voudrait regarder le microscope tout en gardant l’œil collé dessus. C’est
comme vouloir regarder ses lunettes de loin tout en les gardant sur le nez. On
voit que l’affaire n’est pas mince. Mais elle n’est pas impossible. Reprenons
notre métaphore de la paire de lunettes. Quand on regarde à travers ses
lunettes, on focalise notre regard à travers les verres bien devant soi, au
centre de la monture. On ne regarde pas trop dans les coins car ceux-ci
échappent à la correction, ils sont flous, ils sont hors-cadre. On préférera
tourner l’ensemble du visage – et avec un peu de chance les lunettes
adroitement posées dessus devraient suivre le mouvement - pour qu’un coin qui
était flou devienne le centre de notre champ de vision, à travers nos verres.
Eh bien ces coins flous qui n’entrent pas dans notre champ de vision clair et
familier, sont comme les événements et les phénomènes qui se produisent dans
notre société et que nous peinons à interpréter. Il peut s’agir de milles
petites choses qui échappent à la préhension rationnelle, des choses que des
théories sociologiques ou scientifiques ne parviennent pas à incorporer
dans leur corpus. Chercher à interpréter des événements, c’est ajuster notre
paire de lunettes. Mais il reste toujours des zones floues. C’est à partir de
celles-ci que l’on peut envisager de regarder autrement. Si l’on accepte qu’une
zone reste floue, si on accepte de la regarder du coin de l’œil quitte à
plisser celui-ci, on peut voir des formes bizarres, des couleurs étranges, des
sensations ineffables, des choses nouvelles qu’on ne saurait définir.
L’imagination entre en jeu. On est dans un processus bien moins rationnel et
bien plus artistique. Déjà, accepter de regarder du coin de l’œil une zone
floue est un changement de paradigme. C’est comme accepter de perdre en rationalité.
En effet, nous acceptons difficilement de ne pas voir clairement les choses.
Nous aimons comprendre distinctement, alors que souvent, toujours sans doute, nous
saisissons d’abord les choses par le ressenti qu’elles provoquent en nous. Cependant,
officiellement, nous déclarons fonctionner selon un mode rationnel jugé seul
efficace, alors qu’officieusement c’est notre intuition qui joue un rôle
déterminant, qui dicte à la raison où se focaliser. C’est un exemple et nous
reviendrons sur la rationalité plus tard.
Prenons la question du changement climatique. Il s’agit d’un
symptôme tel que j’en parlais au tout début de ce papier. Il s’agit aussi d’un
ensemble de phénomènes sur lesquels nous ne sommes pas tous d’accord.
Sommes-nous responsables du réchauffement climatique ? Est-il aussi
dangereux qu’on le dit ? Certains doutent de la réalité de ce problème. Pourtant
ce symptôme est très réel. Mais il contredit très violemment notre mode de
fonctionnement si bien que beaucoup préfèrent nier le symptôme plutôt que
d’embrasser le problème dont il émane. Soit. La question du changement
climatique (extinctions de milliers d’espèces animales, déforestation,
réchauffement, épuisement des ressources, stérilisation des sols…) nous fait
caqueter si bien que nos lunettes en tremblotent. Et c’est tant mieux car nos
lunettes ne nous ont pas fait voir distinctement le mur vers lequel nous
fonçons. C’est exactement parce que nos lunettes ne tiennent plus bien en place
que les penseurs avertis comme Pierre Rabhi dont je parlais tout à l’heure nous
invitent à un changement de paradigme.
Ce qui fait peur, dans un premier temps, quand il s’agit de
« changer de paradigme » c’est qu’on ne sait pas comment voir le
monde autrement que tel qu’on le voit. On ne sait pas s’il est possible de
fonctionner autrement. Et si oui, on a peur que ce soit moins bien. On a peur
de perdre en confort, en bien-être, par exemple. Si toutefois on peut affirmer
que nous vivons dans le confort et le bien-être. Il y a donc une tentation
nihiliste : si notre mode de vie est mauvais, alors rien n’est à garder.
Tout est foutu. Et on entend beaucoup de discours qui s’entrechoquent sur un
ton catastrophiste et apocalyptique. Qu’ils soient légitimes ou pertinents, ces
commentaires ne sont pas productifs. Ce n’est pas parce que les choses ne
peuvent plus être telles qu’on les a connues qu’elles ne peuvent pas être
« autres ». Il ne s’agit pas de tout balayer d’un revers de main
contrarié et de chercher à revenir en arrière. On ne revient jamais en arrière.
Par contre, il est évident que toute « situation présente » est
toujours inédite. Jamais une crise n’est identique à une autre. La situation
dans laquelle nous nous trouvons n’a pas de solutions ailleurs ou de solutions
passées. Ce n’est pas non plus parce que 2000 ans ont façonné notre manière de
voir que celle-ci est sacrée, juste et légitime. Comme si 2000 ans de processus
garantissaient celui-ci contre l’erreur. Deux millénaires c’est peu à l’échelle
d’une civilisation. Mais comme il s’agit de la nôtre, nous la chérissons et
voulons la préserver dans son état, en corrigeant tant bien que mal ses aspects
négatifs (pauvreté, dépression, maladie, ruine des écosystèmes…). Ca ne suffit
pas. Les aspects négatifs ne sont pas périphériques, ils sont centraux et demandent
à être regardés en face : est-ce qu’on veut sauver notre maison ou bien
notre peau ? Est-ce qu’on veut sauver notre mode de vie ou notre
vie ? Quand on pose la question de manière aussi radicale, la réponse ne
fait pas de doute (j’espère), et je crois que la question mérite d’être posée
en termes radicaux. C’est ainsi qu’on bouscule certains principes, c’est ainsi
qu’on fait tomber quelques certitudes, c’est ainsi qu’on met en évidence les
traits de notre paradigme.
A la recherche du paradigme
Déjà, on sait que dans notre paradigme il y a du capitalisme.
Voilà un point de départ. Mais qu’est-ce que ça veut dire capitalisme ?
Capitalisme
Le capitalisme c’est tout simplement, à l’origine, l’idée
d’ « accumuler du capital ». Plus généralement, on retiendra que
« capitalisme » veut dire « accumuler ».
On peut dire que l’origine de cette idée remonte au 17ème siècle
en Angleterre, et on se référera à l’ouvrage incontournable de Max Weber
« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1905) qui
explique d’un point de vue sociologique la nature du capitalisme et comment en
quelques décennies il s’est installé avec succès dans les pays occidentaux. Si
on veut approfondir la question économique, qui mérite de l’être, on lira la BD
« Economix » de Michael Goodwin et Dan E. Burr.
L’idée fondamentale du capitalisme émergeant est
celle-ci : c’est une bonne chose que de d’utiliser les profits obtenus de
son négoce pour produire plus. Avant, il n’était pas forcément bien vu de « réussir ».
Weber démontre qu’avec l’essor de la doctrine protestante qui dit « les
élus au salut sont déjà déterminés, peu importe la dévotion exercée au cours de
votre vie terrestre, vous avez tout intérêt à participer à l’effort collectif »
ou quelque chose dans le genre, les gens n’ont plus eu peur de s’enrichir par
le commerce.
Donc :
le message capitaliste « utiliser vos profits pour
augmenter votre capital de production » + changement de mentalité dû à la
réforme prostestante « il est bon
de faire des affaires et de s’enrichir sur terre » = mise en place d’une
société d’accumulation.
Le petit fabricant de tissu va utiliser les gains de son
commerce pour faire grandir son affaire. Et tout le monde va faire pareil.
Cela partait sans aucun doute d’un bon sentiment. Le
commerçant ne réinvestit pas la totalité des profits dans son affaire mais il y
verse une grande partie, et il en garde une autre partie pour accroître son
confort, en agrandissant sa maison, par exemple. Un petit commerçant, à
l’époque, pouvait tout aussi bien utiliser les fruits de son négoce pour son
ménage, sans chercher à le réinvestir dans son affaire pour en tirer plus de
profit qu’il réinvestira dans son affaire pour en tirer encore plus de profit
qu’il réinvestira dans son affaire pour en tirer encore plus de profit qu’il
etc… . Et dans une course à l’accumulation effrénée, on devient riche et on n’a
pas vu qu’on piétinait la terre, pillait ses ressources, épuisait son énergie.
Au même moment, tous les efforts au niveau politique, social, scientifique
cherchent à préserver et accroître davantage l’incroyable richesse que nous
avons réussi à produire. Il faut donc aller plus vite, faire plus d’échange,
etc…, vous connaissez la suite. On est devenus fous progressivement, en 300
ans, ce qui représente peu de temps. Nous sommes principalement devenus fous
parce que nous avons été pris dans un engrenage d’accumulation exponentielle -
qui va toujours plus vite - et qui nous a empêchés de prendre le temps de
réfléchir et regarder où on allait.
Soit.
Pourquoi sommes-nous tombés dans une telle logique
d’accumulation ? N’est-ce pas parce qu’il est bon d’accumuler des biens, des
sous, des richesses, du confort et du bonheur ?
Mettons qu’il soit bon d’accumuler des biens, que cela nous
rende heureux. Ce qui explique en grande partie pourquoi le capitalisme a pris
une telle ampleur dans nos sociétés, jusqu’à entrainer une mondialisation, c’est
dire l’effet boule de neige du processus, c’est le fait d’avoir, il y a près de
deux cent ans, fait de l’économie une science particulière, plus tout à fait
humaine et très mathématique. C’est ce qu’on appelle la Théorie Economique ( d’abord
micro-économique : libérale, néo-libérale, libertarienne, centrée sur les
acteurs individuels, puis macro-économique :
Keynésienne, qui part des agrégats).
En fait, la Théorie Economique, c’est un peu un Frankenstein
conceptuel. On a pris d’un côté à la théorie politique le
« libéralisme » qui nous plaisait bien. A l’époque en question, 18ème et
19ème siècle, on est autour des Lumières de la démocratie et
des libertés individuelles. On a donc beaucoup de liberté en économie. D’un
autre côté, fascinés par la rigueur des sciences dures (rigueur acquise grâce
aux mathématiques notamment), on a décidé que l’économie pouvait fonctionner
comme un phénomène naturel tel que ceux que la science physique étudie,
décompose, prévoit, etc. L’économie devient une science à part entière. Les
acteurs interagissent en fonction de critères biens définis, prévisibles et
mesurables, et puis il se passe des choses. Ainsi, par exemple, un
individu est motivé par une seule chose : la recherche de la satisfaction
de son intérêt personnel (c’est en ces termes que la théorie s’exprime). Pour
ce faire, il travaille et on le dédommage de sa perte de temps libre en lui
versant un salaire que notre individu utilisera pour satisfaire son intérêt
personnel (Consommation, Epargne).
La théorie néo-libérale (à laquelle on associe l’économiste
Ricardo entre autres) accompagne l’essor du capitalisme au 20ème siècle
si bien qu’un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité se produit :
l’activité économique qui toujours avait été soumise au pouvoir politique
s’autonomise de ce dernier. L’activité économique n’a plus pour objectif de
garantir la stabilité matérielle des ménages mais tout autre chose : le
profit pour le profit.
Cette théorie néo-libérale qui domine notre économie
financière est à l’origine de très jolis concepts comme ceux-ci :
utilitarisme, intérêt égoïste, individualisme, compétitivité, productivité,
dérégulation et dérèglementation.
Alors, comment en sommes-nous arrivés à imaginer l’homme
comme étant un individu aussi égoïste ne cherchant qu’à satisfaire son intérêt
personnel…
Est-ce en l’observant, tout simplement ? Peut-être,
mais je ne crois pas. Quand bien même on observerait une bête humaine dans son
environnement, on n’en apprendrait pas beaucoup sur ce qui la pousse à agir.
En fait, les valeurs qui ont inspiré la théorie économique,
celles qui ont inspiré le capitalisme, celles qui déterminent notre rapport à
l’économie, puis le rapport de l’économie au domaine politique, toutes ces
valeurs qui sont un peu les mêmes (rationalité, une certaine forme de liberté)
reposent sur un plus gros principe. Un principe qui lui remonte à près de 2000
ans, qui s’est imposé et qui a façonné toute une vision du monde. Notre rapport
au monde. Le voici l’élément peut-être le plus important, notre
paradigme : le matérialisme.
Alors il ne s’agit pas du matérialisme qui voudrait qu’on
soit à l’affût de la moindre paire de chaussure ou de la dernière TV HD. Ces
comportements-là relèvent d’un matérialisme ambiant qui se noie dans la masse
de valeurs qui nous entourent. Le matérialisme qui a été pensé il y a plus de
2000 ans –auquel on pourra associer Aristote- est un peu plus compliqué. Voire
beaucoup plus abstrait. Mais on va faire simple et court.
Ce matérialisme renvoie à l’idée de « matière » au
sens très large : tout ce qu’on peut toucher, saisir, distinguer, soit,
tout ce qui nous entoure. On considère que toute cette matière « est le
réel ». Qu’il n’y a pas d’autre réel que la matière. Ce postulat est très
important et il est décisif. Il nie la possibilité que le réel puisse être de
nature autre que matérielle. Il pose aussi que le réel nous est accessible et
ouvre la possibilité que nous le soumettions à notre action. De cette
conception matérialiste du monde, bien plus tard, ont découlé le cartésianisme,
la dualité corps /esprit, la rationalisation (qui consiste à découper le réel),
le recours systématique et exclusif à la Raison seule pour étudier ce réel (qui
est à la base de la démarche scientifique). La notion de « propriété
privée » aussi découle de cette vision matérialiste du monde. On considère
que le réel peut être façonné par nos soins, pour l’adapter à notre condition,
et que nous pouvons ainsi le posséder. Puisqu’il nous est possible de
comprendre le réel (grâce aux sciences qui reposent sur la Raison) ;
puisque ce que nous « voyons » est tout ce qu’il y a à voir, alors
nous pouvons soumettre la nature, la matière, à l’homme. C’est dans l’ordre des
choses, constatons-nous. Ainsi nous nous somme approprié la nature.
Aujourd’hui pourtant, face aux nombreux scandales sanitaires et écologiques qui éclatent presque au quotidien, nous entendons de plus en plus que « la terre ne nous appartient pas », et depuis 30 ans on a inventé, bricolé, la notion de développement durable, qui demeure bien inefficace face à l’ampleur des dégâts éco-sanitaires que 200 ans d’activités industrielles ont engendré.
Pour résumer, on a donc une logique comme suit :
Un postulat matérialiste du monde : le réel
n’est pas autre chose que la matière qui nous entoure et que nous
percevons ;
Une fascination devant la Raison : plus que nos
cinq sens physiques, c’est notre raison qui nous permet au mieux de cerner le
réel, le découper et l’ordonner.
La raison permet de connaître la dimension matérialiste du
réel.
Si l’on décide que la raison est le seul moyen de
connaissance ;
si l’on décide que le réel n’est que la matière (que la
raison nous aide à voir clairement) ;
alors l’usage quasi-exclusif de la Raison ne peut qu’engendrer
une vision matérialiste du monde ;
donc, nous pouvons connaitre le réel en utilisant notre
Raison.
Il y a une logique inter-rétroactive entre Raison et réalité
matérielle. La matière se donne à notre compréhension si nous utilisons notre
raison. On dit même que ce réel est mathématique (Pythagore, Galilée) et il est
vrai que la matière obéit à des lois physiques. Or nous ne voyons que la
matière car nous ne regardons que du point de vue de la raison, seule jugée
légitime et pertinente pour décrypter la réalité.
Puisque nous pouvons comprendre la nature, c’est que nous
lui sommes « supérieurs » et en conséquence, nous pouvons la soumettre
et nous l’approprier.
Si on ajoute à cette logique la doctrine capitaliste et sa
logique d’accumulation exponentielle devenue mondiale, on comprend comment on a
pu en arriver à marchandiser l’ensemble du réel.
Même si en notre for intérieur nous ne sommes pas tout à
fait convaincus d’être supérieurs au réel, ni convaincus que le réel n’aie pas
quelques aspects immatériels, mystérieux et insondables, voire inaccessibles,
nous avons bâti un monde qui repose sur des règles qui, toutes, partent du
principe que nous sommes supérieurs au réel qui nous entoure.
Je parlais de zones floues tout à l’heure, lorsque je
prenais une paire de lunettes pour illustrer la manière dont fonctionne un
paradigme. Je voudrais maintenant préciser quelques-unes de ces zones floues.
Matérialisme et dématérialisation
Depuis les années 80 et plus particulièrement avec
l’invention d’Internet, on assiste à un phénomène de dématérialisation
grandissante des moyens de communication et d’échange. Les transferts d’argent
se font instantanément sans que les billets passent concrètement d’une main à
une autre et on peut désormais payer par simple contact entre une carte et un
terminal de paiement. De même, on peut balader des millions d’euros d’un
portefeuille à un autre en appuyant sur les touches d’un clavier d’ordinateur.
La communication est de plus en plus dématérialisée : les messages
électroniques ont remplacé la voie postale et le papier ; un papillon bat
de l’aile à Tokyo et Paris en est immédiatement informé, bref. Les échanges
vont tellement vite qu’ils n’ont plus besoin de reposer sur la matière. Il est
étrange de voir que dans un monde matérialiste, on fasse autant l’éloge de la
dématérialisation des supports. En fait, on ne les a pas dématérialisés, on en
a réduit la taille et concentré l’efficacité. Comme cela on va plus vite, car
on considère (encore un principe de notre paradigme) que la rapidité est gage
d’efficacité. Puisque la technologie nous permet d’obtenir les choses tout de
suite, on veut les obtenir tout de suite. Mais si la technologie a permis
l’instantanéité, c’est aussi parce que la logique d’accumulation capitaliste a
mis en évidence que plus on allait vite, plus on faisait de choses, et plus on
accumulait.
Or, avoir des choses immédiatement revient à s’affranchir du
temps. Et on ne peut s’affranchir du temps sans s’affranchir de l’espace, selon
les lois scientifiques. On voit bien que ce qui nous permet d’aller vite prend
de moins en moins de place. Il y a dix ans un lecteur mp3 remplaçait, à la
fois, le tourne-disque et la collection de 33 tours ; aujourd’hui, je peux
accéder depuis un smartphone à toutes mes données musicales stockées sur le
Cloud ou bien sur des plateformes d’échange. Je n’ai besoin que de mes
écouteurs et mon smartphone, en tant que choses concrètes. J’appuie sur trois
boutons et j’écoute ma musique. Pour aller plus loin, on pourrait imaginer tout
aussi bien greffer une puce sur notre cerveau connectée à un immense réservoir
de données et rien qu’en pensant « écouter musique », elle se
déclencherait dans notre tête. Il suffirait ensuite de penser « connexion
enceinte » pour que celle-ci se diffuse à travers les murs de la pièce où
on se trouve. « Immédiatement » veut dire sans média, sans
intermédiaire. Moins il y a de media, moins il y a de barrières, de points, de
ponctuation, et plus on circule vite et librement. C’est bien dans cette
logique que nous sommes. Or s’il a de moins en moins de points d’encrage dans
la matière, un flux d’information ou d’argent devient direct entre l’émetteur
et le récepteur, il y a donc moins d’opportunité pour le localiser,
l’intercepter, ou tout simplement le voir. Il y a une certaine non-localité qui
s’est mise en place, si l’on peut dire. Des milliards de flux s’opèrent chaque
jour, de façon telle que ces flux monstrueux semblent s’autonomiser des acteurs
qui les émettent. D’innombrables flux financiers sont d’ailleurs automatisés.
En résultat, nous avons l’impression qu’un grand groupe d’affaires
international n’est plus localisable dans un espace géographique circonscrit et
est encore difficilement localisable dans un espace virtuel. Est-ce au siège
social que se prennent les vraies décisions ? N’est-ce pas plutôt
l’anticipation des réactions des marchés qui définit une stratégie de la part
des dirigeants supposés d’un groupe ? Les marchés ne seraient-ils pas
devenus quelque chose de « plus que la somme » des actions des
traders, actionnaires, investisseurs, etc ? Nous avons davantage
l’impression que notre système financier est une monstruosité protéiforme
affamée devant laquelle les activités économiques (donc politiques) doivent se
prosterner pour ne pas se faire dévorer. Nous avons construit cette
monstruosité progressivement grâce à des concepts théoriques libéraux comme
celui de « désintermédiation », inventé par H. Bourguinat. Sa
« théorie des 3D » (décloisonnement, dérèglementation et
désintermédiation) a parmi la fluidification et la mondialisation des flux
financiers dans les années 80 - 90. Aujourd’hui, la désintermédiation s’étend
bien au-delà de la sphère financière à tout échange d’information. Aujourd’hui,
nous avons une accumulation et une consommation de masse d’informations
qui ne sont pas propices à l’analyse calme et posée de son contenu. Une analyse
qui permettrait de démêler l’essentiel de l’accessoire. Tout comme pour la
consommation de masse des biens matériels, le « moins » ne
pourrait-il pas être garant d’un « mieux » ?
Liberté et libéralisation
Question : est-ce qu’en ayant accès à tant
d’information, est-ce qu’en ayant la possibilité d’échanger avec autant de
facilité, nous sommes plus libres ? Mieux informés ? Car c’est en
faveur d’une « liberté individuelle » théorique que s’est opérée
cette dématérialisation des échanges, aussi appelée
« libéralisation ».
La libéralisation va-t-elle dans le sens de la
liberté ? Voilà une question qui invite davantage à repenser ce qu’on
entend par liberté dans notre société.
La massification de l’information entraîne d’autres
conséquences sociopolitiques graves. Elle mine la confiance que le peuple met
en ses gouvernants. Cette massification de l’information implique de mettre en
place certaines mesures indispensables telles que renforcer l’indépendance des
organes d’information par rapport au centres de décisions, mais aussi assurer
une instruction de qualité à l’école. Voyons cela.
Servitude volontaire et confiance populaire
La servitude volontaire est un principe qui a été développé
en philosophie politique, à l’époque des Lumières, lorsque l’on a réfléchit à
ce que pouvait être la République qui remplacerait la monarchie contestée.
Ce principe fondamental veut dire que, volontairement, les
citoyens délèguent à un petit nombre de gens jugés compétents la prise de
décision sur les questions d’intérêt général. Nous leur accordons notre
confiance. Ils prennent donc des décisions importantes qui impactent notre
quotidien, avec notre consentement. En échange de notre
renonciation à décider directement, nous qui déléguons, attendons avec
légitimité une information précise afin de pouvoir choisir avec discernement
ceux qui vont nous gouverner.
La liberté de la presse ainsi que son indépendance sont des
facteurs cruciaux de démocratie. La liberté de la presse entretien l’esprit
critique des citoyens en développant des points de vue, des façons de dire,
toutes diverses, alimentant la controverse, interrogeant le pouvoir, les choix
de société. La liberté d’expression est intimement liée à l’instruction, donc à
l’école : c’est là que se façonne un esprit critique capable de
discernement, capable de comprendre l’information et de ne pas tout mettre sur
un même niveau.
L’information de masse est-elle synonyme de liberté de
presse ? L’information de masse aide-t-elle au discernement ? La
masse brouille peut-être bien plus de choses qu’elle ne permet d’en expliquer.
L’indépendance des sources d’information par rapport au
pouvoir –politique ou économique d’ailleurs- est fondamentale. C’est grâce à
l’information que nous avons sur l’actualité et sur nos gouvernants que nous
effectuons nos choix électoraux. Le pouvoir a donc tout intérêt à contrôler ce
qui se dit sur lui s’il veut garder son pouvoir. Car ce pouvoir, je le répète,
n’est qu’une délégation acceptée par les citoyens. L’information doit être
indépendante des gouvernements Si les journalistes ne sont pas
indépendants, s’ils sont censurés ou bien s’ils sont payés par le pouvoir,
alors le contenu des l’information sera biaisé, partial. Nous ne pourrons pas
avoir confiance en l’actualité qui nous parvient. L’indépendance de
l’information, la liberté de la presse et l’instruction du peuple sont les
fondements absolus d’une démocratie.
Comme nous l’avons vu plus haut, il semble qu’aujourd’hui
les politiques n’aient plus tant de pouvoir que cela. Ce sont davantage les
groupes d’affaires qui gèrent la marche de nos sociétés. La presse devrait être
indépendante vis – à – vis de ces groupes -là. Une partie l’est, mais ce qu’on
appelle la presse « mainstream » (principale) ne l’est pas. Je n’ai
pas besoin de donner de noms puisqu’il s’agit des infos qui nous tombent toutes
prémâchées dans le bec, dès qu’on lève les yeux ou qu’on appuie sur un bouton.
C’est d’ailleurs parce que cette presse maintsream monnaie chèrement des
espaces publicitaires qu’elle a autant de visibilité. Elle vit grâce au
système, elle y est parfaitement intégrée, et donc elle n’a pas intérêt à véhiculer
un message qui remettrait en cause la main qui la nourrie. Bien qu’on admette
généralement que la publicité nous pollue, nous énerve, nous assomme, elle nous
semble cependant anodine. Elle est comme un simple désagrément que nous
tolérons. Toutes ces publicités entretiennent la tendance à consommer qui nous
est devenue si naturelle.
Consommer, acheter, est devenu l’opium du peuple. Nous
réfugier dans l’abondance matérielle nous permet de nous accrocher au réel,
comme si nous avions peur qu’il nous échappe, qu’il se dérobe, car on sent bien
qu’il nous échappe, mais on oublie cette sensation lorsqu’on se rend au magasin
et que l’on voit plein de choses neuves qui vont nous faire du bien.
Quand on va au magasin, on consomme. On dépense son argent
comme si ce geste était simple, naturel et n’aurait pas d’autres conséquences
que l’acquisition d’un bien. Or, consommer est un acte engagé, plus encore que
le vote aux élections. Chaque euro dépensé quelque part est un acte citoyen.
C’est pourquoi il est important d’agir en connaissance des causes et des
conséquences. Un exemple : acheter en supermarché ou chez un artisan
entraîne des conséquences. Acheter un produit de supermarché comme nous sommes
habitués à le faire, entretient un niveau de demande, et c’est en fonction de
la demande que les entreprises produisent en masse des produits sans qualité.
C’est cautionner la logique de marché, c’est cautionner l’idée qu’on se fiche
de manger de la merde standardisée, d’acheter des produits uniformisés et sans
valeur aucune. De même, regarder TF1, regarder Arté ou ne pas regarder la télé
sont des actes engagés qui ont des conséquences.
C’est le peuple qui a toujours le pouvoir. Seulement, ceux
qui en tirent un avantage endorment les gens et les appâtent avec des messages
qui encouragent à continuer à consommer ce que produit le système industriel.
Un système qui ne repose que sur l’argent et notre habitude à consommer.
C’est avec son argent et sa façon de le dépenser que le peuple a le pouvoir sur
les rouages de ce système.
Petite critique de la raison pure
Plus haut dans ces pages, je disais que notre vision du
monde actuelle reposait principalement sur un postulat matérialiste que je
résumais ainsi : le réel est la matière.
Pour étudier la nature du réel, la raison s’est imposée
comme étant le seul moyen de connaissance. Si bien que la raison, ne serait-ce
qu’en histoire de la philosophie et dans les sciences, tient une place
prépondérante. Elle est pour nous, en occident, un des piliers de notre
condition humaine.
C’est pour cela qu’il importe d’interroger la place que nous
faisons à la rationalité dans notre société. Est-elle légitime ?
Qu’est-ce que la raison.
On considère que la raison est la seule faculté objective
dont l’homme soit doué, qu’elle est identique en chacun de nous. Plein de
choses nous distinguent les uns des autres, comme notre ressenti, notre
sensibilité, notre éducation, notre culture, etc, mais il y a une chose devant
laquelle nous sommes indubitablement tous égaux, autant que nous sommes, et c’est
devant notre faculté de raisonnement logique. Le raisonnement logique consiste,
en un sens, à tirer une conséquence à partir de causes. Un peu comme trouver le
résultat d’une somme. La logique est à la base de la science mathématique. Et
la logique prend de nombreux aspects qu’il n’est pas nécessaire de préciser ici
(déduction, absurde, induction, analogie, etc…) Rappelons aussi que la science
mathématique est la science des structures, c’est –à-dire le procédé qui permet
de mettre en évidence les structures qui constituent le « monde », et
de ces structures, la science physique tire des « lois ».
Raison et mathématiques
Raison et mathématiques sont donc copines comme deux cochons
ne sauraient l’être.
Depuis Pythagore, on pense que le langage mathématique est
le langage de la nature. Donc, nous pouvons accéder à la connaissance de la
nature par le biais des maths, par le recours à la raison pure.
Ce postulat fondamental pose une question épistémologique
cruciale : le monde est-il mathématique ? Ou bien est-ce notre
faculté rationnelle qui nous rend compréhensible un aspect de la nature, comme
si nous plaquions sur elle notre désir de raison ? C’est la première
hypothèse qui a dominé à travers les derniers siècles notre rapport au monde.
Science et raison
En occident, sur plusieurs centaines d’années, nous avons
fait le choix philosophique de « séparer » la raison de l’intuition,
du ressenti, de l’imagination. Nous l’avons isolée comme pour la
« purifier ». En en faisant un objet aux contours bien définis, nous
avons choisi de l’abstraire de notre sensibilité. Cette dernière étant floue,
subjective, ineffable, elle parasite une démonstration rationnelle. De plus,
nous savons que nos sens nous trompent. La logique, le raisonnement
permettent de mettre en évidence des lois de la nature qui parfois vont a
l’encontre des faits observés au moyen nos cinq sens physiques. Par exemple la
loi sur la chute des corps dit que tous les corps tombent à la même
vitesse quelle que soit leur masse et que c’est la résistance de l’air qui
explique qu’une plume tombe moins vite qu’un livre. Pourtant, si on laisse
choir un livre et une plume, on observe que le livre tombe plus vite à terre
que la plume.
Mais si nos sens nous trompent souvent, cela implique-t-il
que notre sensibilité doit être négligée ? N’est-ce pas presque toujours
une intuition qui a été à l’origine des plus grandes découvertes
scientifiques ? Sans doute, mais ce qui valide une découverte, c’est la
démonstration rationnelle qui a été faite à partir d’une intuition. Ainsi, le
recours à l’exercice rationnel permet de justifier, légitimer une idée, de la
rendre accessible à la contradiction éventuelle des pairs scientifiques qui
pourront questionner le fil du raisonnement. La science repose sur la
rationalité. Cela est indiscutable. Cependant, l’efficacité de l’exercice
rationnel dans le domaine des sciences de la nature ne signifie pas que la
nature soit rationnelle. Ou qu’elle ne soit que rationnelle. Ou que son aspect
rationnel soit dominant.
J’aime faire cette comparaison : et si la raison était
au monde qui nous entoure ce que l’univers observable est à l’univers ? Je
précise cette idée : si on considère que l’univers observable est composé
à 4,8 % de matière dite traditionnelle (faite d’électrons, de protons,
d’interactions), à 25,8 % de matière noire inconnue et à 69,4 % d’énergie noire
tout aussi inconnue. Si on considère que l’univers observable n’est qu’une
petite partie de l’Univers potentiellement infini, alors on a une idée de la
taille de notre ignorance. On peut même avancer que ce que la raison ne nous
permet pas de saisir est bien plus grand que ce que ce que la raison saisit.
Or nous nous sommes inventés une condition humaine qui
repose principalement sur ce que la raison saisit de notre condition.
Nous avons développé une tendance à « chosifier »
la nature. Nous avons réifié le réel. Bien plus encore, nous avons
réifié la vie. Notre rapport au monde place la raison sur le trône du plus
grand principe. Et la raison fige, distingue, sépare froidement.
Economie et raison
La raison, la logique et les mathématiques qui sont le champ
de prédilection de la rationalité comme on l’a vu, sont d’une efficacité
certaine en sciences de la nature. Encore une fois, face à la puissance de
cette faculté, nous avons été séduits au point de vouloir introduire les
mathématiques et la rigueur rationnelle dans les sciences humaines et notamment
en économie. La théorie économique réduit l’être humain à un consommateur dont
les choix purement rationnels sont effectués en fonction d’un seul
facteur : sa satisfaction personnelle. L’être humain, supposé parfaitement
rationnel, est ainsi tout à fait déshumanisé. Est-il légitime de partir d’un
tel postulat pour bâtir dessus un modèle d’économie de marché théorique, et de
décider que c’est ainsi que « cela doit marcher » ? N’est-il pas
évident qu’à partir du moment où l’on construit un modèle théorique rationnel,
il est théoriquement efficace ? S’il est mathématiquement rigoureux, il
semblera juste. Mais est-il légitime de recourir aux mathématiques pour décrire
un système dont les acteurs principaux sont des hommes qui ne sont pas pure
raison ? Il paraît évident que la réalité des comportements ne
correspondra jamais au modèle, aussi joli soit-il. En conséquence, il n’est pas
étonnant que notre système économique soit « à côté de la plaque ».
La soumission du monde
Dans nos sociétés matérialistes et capitalistes (qui
cherchent à « accumuler des choses »), nous « chosifions »
de plus en plus de choses. Si la nature est découpée en parcelles de propriétés
privées appartenant à des entreprises ou des particuliers, comme j’en parlais
plus haut, c’est parce que nous l’avons rationalisée. Nous l’avons dépossédée
de l’irrationnel, nous en avons nié les aspects que nous ne voyons pas. Comme
si ce que nous ne voyons pas n’existe pas, ce qui rejoint notre postulat
matérialiste posé par les philosophes grecs.
Notre amour pour la rationalité entretient la logique de
marchandisation du monde. Une marchandisation galopante, monstrueuse.
Nous considérons le monde comme étant une marchandise potentielle, puisqu’il
n’est fait que de matière.
Nous chosifions la vie-même. C’est une vision matérialiste
au sens le plus profond qui anime les idées « transhumanistes »,
d’homme « augmenté » qui sont considérées par certains, aujourd’hui,
comme allant dans le « sens du progrès ». On pourrait améliorer
notre condition : vivre plus longtemps, sur-développer nos sens quand bien
même nous serions en bonne santé.
Si le réel est matériel, alors la vie est-elle une
chose ? Est-elle mathématique ? La vie appartient-elle au
réel ? Est-ce un principe supérieur au réel ? Ces questions
n’ont aucun sens. En fait, nous ne savons pas ce qu’est la vie. Nous avons par
contre de bonnes connaissances des « caractéristiques de ce qui est
vivant ». On peut cependant dire que la vie fait partie de la réalité, et
si le vivant peut s’expliquer grâce à la science et à la raison, la vie reste
un mystère qui échappe à la raison. La vie ne se réduit pas au vivant. Pourtant
nous sentons bien que la vie est réelle. On ne l’imagine pas, on la sent. On la
perçoit au plus profond de notre être. Il est donc possible et même certain que
la rationalisation ne rende jamais compte de la nature du réel.
A partir des connaissances que nous avons du vivant, qu’il
soit végétal, animal ou humain, pouvons-nous en tirer des conclusions et des
applications qui modifient irrémédiablement le « cours des choses »,
la nature de la nature ? Est-il raisonnable, chère raison, de toucher
à des choses que l’on ne connaît que partiellement, en qualifiant d’effets
secondaires tout ce qui émanerait malheureusement de ces modifications ?
Les scandales écosanitaires qui nous tombent dessus ne sont-ils pas la
conséquence de manipulations inadéquates ?
A force de considérer le monde comme un décor qui nous
entoure, une simple scène que l’on piétine, n’avons-nous pas négligé
quelqu’aspect de ce décor que nous aurions mal regardé ? Chère raison,
n’avons-nous pas eu tort à un moment ?
Je me permets de poser une question qu’on pourra juger
provocante :
En reprenant les grandes lignes de notre paradigme, à
savoir, le monde est matériel et rationnel, l’accumulation est une bonne chose,
consommer est un moyen d’accéder au bonheur, augmenter le confort matériel des individus
est l’objectif de notre société capitaliste, faciliter notre emprise sur
l’environnement garanti notre sécurité et notre bien-être ; en
suivant cette logique dominante, y-a-t’il une seule chose que nous ayons
fabriqué qui ne soit pas un danger pour nous ou pour la planète ?
Les transports polluent. La technologie pollue. La rapidité
est synonyme de perte de sens. La chimie agroalimentaire nous empoisonne
et pollue elle aussi. La miniaturisation entraîne plus de rapidité et entraîne
une perte de repères. La facilitation de toutes choses entraîne plus de
sédentarité, mauvaise pour la santé et une perte de la valeur que seuls
l’effort, le mérite, la patience donnent aux « choses ». Le
dérèglement climatique issu de nos activités industrielles menace notre
sécurité. La liste des effets secondaires me semble sans fin mais peut-être
n’est-ce là qu’une énumération de détails négligeables. Sans doute sommes-nous
sur la bonne voie.
En tant qu’êtres humains, une de nos plus grandes capacités
est de voir le monde tel qu’il n’est pas. De l’imaginer. De le ressentir,
plutôt que de chercher à savoir, rationnellement, ce qu’il est (tâche
impossible au demeurant). Si nous écoutions plus notre affect – qui est le
langage du cœur et du corps- nous toucherions davantage le réel qu’en utilisant
notre seule raison froide. Le ressenti et l’affect n’ont jamais eu vocation à
être séparés de la Raison. C’est nous qui, fascinés par la puissance de cette
dernière, l’avons séparée du corps. Nous avons conçu une vision mécanique du
réel, séparé de nous, matériel et froid, rationnel, mais cette vision n’est pas
juste. Au mieux, elle est incomplète.
Changer de paradigme nous permettrait sans doute de repenser
notre condition et notre place dans le monde. Ne serait-ce pas en étant
pleinement ce que nous sommes que nous pourrions être plus que ce que nous
sommes ?
Plus d’humilité, accepter d’être dépassé, écouter davantage
son ressenti, user de la raison sans la séparer de l’affect. Plus de poésie, de
folie, d’imagination, de créativité… de liberté, de joie, d’enthousiasme, de
respect, de confiance…
Il existe des sociétés non-occidentales qui n’ont jamais
opéré de séparation entre l’homme et la nature, et qui n’ont pas non plus érigé
la raison en principe fondamental. Pourtant elles ont développé des techniques
raisonnées qui leur permettent d’interagir harmonieusement avec leur
environnement, sans surconsommation, sans destruction gratuite, sans être
pauvres et malheureuses pour autant. Ce sont là non pas des exemples à suivre ou
à imiter, mais à regarder. Ce sont des invitations à réfléchir, sans juger,
sans commenter ni analyser. Nous ne ferions que retomber dans nos travers.
L’anthropologue Philippe Descola rapporte par exemple que dans certaines
sociétés mexicaines, lorsque les femmes travaillent le sol de leurs mains pour
y semer quelques graines, elles mélangent un peu de leur sang à la terre.
Est-ce pure folie ? Est-ce ridicule ? Vaut-il mieux arroser des
milliers d’hectares à coup de pesticides et par des machines automatisées, sans
aucun respect pour la terre, détruisant tout la microbiologie des sols au
prétexte que notre chimie est plus efficace ? Alors même que cette chimie
nous empoisonne ? Et cela afin que nous ayons des milliers de tonnes de
produits standardisés dans les rayons de nos grandes surfaces qui finiront à la
poubelle pour la plupart ?
On ira tous au paradigme et nous lui donnerons une autre
face. Il n'est pas impossible de changer la marche du monde. Parce que nous
manquons de recul et n'avons pas le temps de le prendre, nous nous noyons dans
une complexité chimérique. Nous parlons de crise, comme si nous étions en
crise, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Les problèmes auxquels nous
devons faire face sont les conséquences de notre rapport au monde, les
conséquences du paradigme que nous suivons. Nous sommes tout à fait capables de
le modifier, si on garde bien à l'esprit que ce sont les gens, les citoyens, le
peuple, qui ont le pouvoir.
Lorsque qu’on naît, on arrive dans une société donnée. On
arrive avec un éventail de cartes à jouer en main. Comme au milieu d’une partie
de tarot. On découvre notre éventail, on apprend progressivement les règles du
jeu auquel on joue, et puis on y joue. On ne choisit pas le jeu, on ne sait pas
s’il existe d’autres jeux auxquels jouer, on ne peut que continuer la partie
qui a été commencée bien avant notre arrivée. La société ne nous a pas attendus
pour être ce qu’elle est. Travail, argent, consommation, loisirs, famille,
mort. Un petit jeu qui rempli notre existence. Un petit jeu qui permet de
supporter illusoirement des choses difficiles, des désespoirs personnels par
exemple. Un petit jeu auquel on ne pourra plus jouer bien longtemps. Il est
possible et sans doute nécessaire de replier l’éventail de cartes que nous avons
en mains, de le poser sur la table et de croiser les bras en se demandant s’il
est bon de continuer à jouer à un jeu qui ne rime à rien, dont les règles, si
elles ont semblé ingénieuses à une époque, mènent aujourd’hui inéluctablement à
une défaite générale.
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