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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 28 janvier 2015

On ira tous au paradigme !

Nous avons pris l’habitude de soigner les symptômes plus que de soigner le mal. Il en va ainsi en médecine par exemple. Quand on attrape une maladie, comme une maladie de type chronique, une maladie digestive, ou bien une maladie des articulations, même une dépression, on soigne les manifestations de ces dernières à l’aide de médicaments. On calme la douleur. Mais on se doute que la maladie ne surgit pas de nulle part. C’est souvent le stress et notre mode de vie, notre alimentation et notre sédentarité qui sont à l’origine des maux qui nous accablent. 

A une autre échelle, celle de la société par exemple, il existe aussi de nombreux maux qui sont symptomatiques d’un mal que l’on peine à identifier. Il est d’ailleurs probable que les causes des maux qui font souffrir notre corps soient proches des maux qui font souffrir la société ( rythme de vie des citoyens, alimentation industrialisée de masse, sédentarité, etc…) Le point à souligner, c’est cette tendance que nous avons à soigner, partout, les symptômes. On pense qu’à force de soigner ces derniers, de les faire disparaître, on soigne le mal. On éteint le signal d’alarme et parce qu’on ne l’entend plus, on considère que ce qui a déclenché l’alarme a disparu. Pourtant, si l’on fait l’effort d’être honnête, on sait qu’on ne touche pas le cœur du problème en modifiant ses manifestations. Mais c’est comme si nous avions peur d’aller voir ce qui se cache derrière les symptômes. Alors on se rassure hâtivement en se disant que si la douleur a disparu, c’est que les causes qui l’on amenée sont elles aussi parties. Ces causes sont en fait simplement enfouies, niées, négligées. On ne veut pas les voir car elles semblent être incurables. Trop profondes. Tellement liées à notre système, à notre société, à notre nature humaine, qu’on n’imagine pas qu’il soit possible d’y toucher. On sent qu’on a à faire à un problème de taille incommensurable aux aspects très nombreux et imbriqués, et dont on ose péniblement  s’approcher.

Le problème dans tout cela, c’est donc qu’on ne sait pas vraiment quel est le problème. On parle volontiers de crise totale, tant on ne saurait dire si elle est davantage économique, politique, sociale, ou idéologique, écologique… On pourrait parler d’une crise de civilisation, comme si notre civilisation affrontait ses propres limites, ce qui est probablement le cas. Toujours est-il que cet imbroglio problématique à visage de crise généralisée semble d’une complexité inextricable. On peine à identifier les causes profondes qui ont conduit à la situation actuelle. Or les défis qui nous attendent ne pourront être relevés, dans le meilleur des cas, que si parvenons à voir un peu plus clair dans ce qui nous arrive.
C’est dans le but de cerner les contours de ce qui pose réellement problème que je propose un petit jeu d’introspection à la fin de l’article intitulé « Quelque chose qui me chiffonne ». Pourquoi ce jeu ? Parce que je ne crois pas qu’il soit suffisant ni même productif de débattre entre érudits sur les problèmes de société, comme on n’entend plus que cela sur les ondes actuellement, en tous sens. Je crois en fait qu’il serait bon de faire une pause, chacun chez soi dans un premier temps, et de se consulter soi-même. De s’interroger intimement. A partir de cette base introspective, il est possible de dégager des pistes propices à une profonde remise en question de notre mode de vie. C’est à partir du moment où nous aurons une idée claire des suites de causes et de conséquences qui nous amenés aujourd’hui à être au bord de l’auto-destruction (d’après les scientifiques, biologistes, géologues, climatologues, il serait 23h57 sur l’horloge de l’humanité, soit 3 minutes avant le tombé de rideaux) que nous pourrons envisager un changement de paradigme.


Changement de paradigme.


Un « changement de paradigme », un changement de société est nécessaire, d’après Pierre Rabhi. Il n’est sûrement pas le seul penseur à avoir trouvé cette idée mais il est de ceux qui insistent sur l’importance d’un tel changement. Cependant, pour changer de paradigme, il faut comprendre celui sur lequel nous reposons et que nous voulons modifier. Un changement de paradigme, c’est quelque chose de très compliqué en apparence, mais de fondamentalement très simple. Tout d’abord, on peut commencer par voir ce qu’est un « paradigme ».

Un paradigme, c’est comme une paire de lunettes. On la chausse sur notre nez et on regarde à travers. On voit ainsi « nettement » ce qui nous entoure, on voit le monde tel qu’il est, semble-t-il. Et nous pouvons plus aisément interagir avec ce monde puisque nous le distinguons de manière « claire ». Un paradigme c’est comme un filtre  inconscient qui structure la luminosité d’un paysage. Par exemple, il peut fait ressortir certains reliefs d’un paysage et masquer les vallées, ou bien encore il peut colorer toute la réalité de nuances violettes si bien que nous ne pouvons pas voir d’autres couleurs, ni savoir qu’elles existent. Un paradigme est comme un filtre qui nous fait voir certaines choses mais nous en cache d’autres. Un paradigme, c’est une manière intuitive et intériorisée de voir le monde. C’est un ensemble de principes tellement enfouis dans notre culture, dans notre tête, qu’on ne sent même plus qu’ils existent et qu’ils façonnent notre vision des choses. Ces principes remontent, pour la plupart, à près de 3000 ans en occident, près de 5000 ans en Asie, et chaque grande aire culturelle a ses propres paradigmes. Mais toujours et partout on peine à les mettre en évidence. Ils remontent très difficilement à la surface de la conscience – aussi bien de la conscience collective que de la conscience individuelle. Alors imaginez : changer de paradigme quand on ne sait pas très bien sur quel paradigme on repose ! C’est compliqué… Bien heureusement, on dispose de plusieurs « mots-clés » qui nous éclairent sur notre paradigme parce qu’on y réfléchit de temps en temps : matérialisme, rationalité, individus, libéralisme, utilitarisme, propriété privée, etc… On sent bien que ces principes sont davantage propres à notre civilisation occidentale qu’à une autre civilisation (africaine, asiatique), et donc qu’ils ne sont pas universels. Cependant, on y est attaché et on ne saurait pas vivre autrement. On a l’impression que notre civilisation est ce qu’elle est parce qu’elle a simplement progressé à partir de ce qu’elle était, que nous sommes dans une continuité logique, normale, depuis 300 ans, depuis 600 ans, depuis 2000 ans. Nous avons avancé. Certes, nous avons avancé, mais avec les lunettes que je mentionnais plus haut bien fichées sur le nez.

Mettre en évidence un paradigme, c’est comme si on cherchait à analyser notre manière d’analyser, sans utiliser notre manière d’analyser. On peut imaginer un chercheur qui aurait l’œil rivé sur son microscope et qui voudrait non pas regarder à travers la lentille un échantillon minuscule, mais qui voudrait regarder le microscope tout en gardant l’œil collé dessus. C’est comme vouloir regarder ses lunettes de loin tout en les gardant sur le nez. On voit que l’affaire n’est pas mince. Mais elle n’est pas impossible. Reprenons notre métaphore de la paire de lunettes. Quand on regarde à travers ses lunettes, on focalise notre regard à travers les verres bien devant soi, au centre de la monture. On ne regarde pas trop dans les coins car ceux-ci échappent à la correction, ils sont flous, ils sont hors-cadre. On préférera tourner l’ensemble du visage – et avec un peu de chance les lunettes adroitement posées dessus devraient suivre le mouvement - pour qu’un coin qui était flou devienne le centre de notre champ de vision, à travers nos verres. Eh bien ces coins flous qui n’entrent pas dans notre champ de vision clair et familier, sont comme les événements et les phénomènes qui se produisent dans notre société et que nous peinons à interpréter. Il peut s’agir de milles petites choses qui échappent à la préhension rationnelle, des choses que des théories sociologiques ou scientifiques ne parviennent pas à  incorporer dans leur corpus. Chercher à interpréter des événements, c’est ajuster notre paire de lunettes. Mais il reste toujours des zones floues. C’est à partir de celles-ci que l’on peut envisager de regarder autrement. Si l’on accepte qu’une zone reste floue, si on accepte de la regarder du coin de l’œil quitte à plisser celui-ci, on peut voir des formes bizarres, des couleurs étranges, des sensations ineffables, des choses nouvelles qu’on ne saurait définir. L’imagination entre en jeu. On est dans un processus bien moins rationnel et bien plus artistique. Déjà, accepter de regarder du coin de l’œil une zone floue est un changement de paradigme. C’est comme accepter de perdre en rationalité. En effet, nous acceptons difficilement de ne pas voir clairement les choses. Nous aimons comprendre distinctement, alors que souvent, toujours sans doute, nous saisissons d’abord les choses par le ressenti qu’elles provoquent en nous. Cependant, officiellement, nous déclarons fonctionner selon un mode rationnel jugé seul efficace, alors qu’officieusement c’est notre intuition qui joue un rôle déterminant, qui dicte à la raison où se focaliser. C’est un exemple et nous reviendrons sur la rationalité plus tard.


Prenons la question du changement climatique. Il s’agit d’un symptôme tel que j’en parlais au tout début de ce papier. Il s’agit aussi d’un ensemble de phénomènes sur lesquels nous ne sommes pas tous d’accord. Sommes-nous responsables du réchauffement climatique ? Est-il aussi dangereux qu’on le dit ? Certains doutent de la réalité de ce problème. Pourtant ce symptôme est très réel. Mais il contredit très violemment notre mode de fonctionnement si bien que beaucoup préfèrent nier le symptôme plutôt que d’embrasser le problème dont il émane. Soit. La question du changement climatique (extinctions de milliers d’espèces animales, déforestation, réchauffement, épuisement des ressources, stérilisation des sols…) nous fait caqueter si bien que nos lunettes en tremblotent. Et c’est tant mieux car nos lunettes ne nous ont pas fait voir distinctement le mur vers lequel nous fonçons. C’est exactement parce que nos lunettes ne tiennent plus bien en place que les penseurs avertis comme Pierre Rabhi dont je parlais tout à l’heure nous invitent à un changement de paradigme.

Ce qui fait peur, dans un premier temps, quand il s’agit de « changer de paradigme » c’est qu’on ne sait pas comment voir le monde autrement que tel qu’on le voit. On ne sait pas s’il est possible de fonctionner autrement. Et si oui, on a peur que ce soit moins bien. On a peur de perdre en confort, en bien-être, par exemple. Si toutefois on peut affirmer que nous vivons dans le confort et le bien-être. Il y a donc une tentation nihiliste : si notre mode de vie est mauvais, alors rien n’est à garder. Tout est foutu. Et on entend beaucoup de discours qui s’entrechoquent sur un ton catastrophiste et apocalyptique. Qu’ils soient légitimes ou pertinents, ces commentaires ne sont pas productifs. Ce n’est pas parce que les choses ne peuvent plus être telles qu’on les a connues qu’elles ne peuvent pas être « autres ». Il ne s’agit pas de tout balayer d’un revers de main contrarié et de chercher à revenir en arrière. On ne revient jamais en arrière. Par contre, il est évident que toute « situation présente » est toujours inédite. Jamais une crise n’est identique à une autre. La situation dans laquelle nous nous trouvons n’a pas de solutions ailleurs ou de solutions passées. Ce n’est pas non plus parce que 2000 ans ont façonné notre manière de voir que celle-ci est sacrée, juste et légitime. Comme si 2000 ans de processus garantissaient celui-ci contre l’erreur. Deux millénaires c’est peu à l’échelle d’une civilisation. Mais comme il s’agit de la nôtre, nous la chérissons et voulons la préserver dans son état, en corrigeant tant bien que mal ses aspects négatifs (pauvreté, dépression, maladie, ruine des écosystèmes…). Ca ne suffit pas. Les aspects négatifs ne sont pas périphériques, ils sont centraux et demandent à être regardés en face : est-ce qu’on veut sauver notre maison ou bien notre peau ? Est-ce qu’on veut sauver notre mode de vie ou notre vie ? Quand on pose la question de manière aussi radicale, la réponse ne fait pas de doute (j’espère), et je crois que la question mérite d’être posée en termes radicaux. C’est ainsi qu’on bouscule certains principes, c’est ainsi qu’on fait tomber quelques certitudes, c’est ainsi qu’on met en évidence les traits de notre paradigme.

A la recherche du paradigme

Déjà, on sait que dans notre paradigme il y a du capitalisme. Voilà un point de départ. Mais qu’est-ce que ça veut dire capitalisme ?

Capitalisme

Le capitalisme c’est tout simplement, à l’origine, l’idée d’ « accumuler du capital ». Plus généralement, on retiendra que « capitalisme » veut dire « accumuler ».
On peut dire que l’origine de cette idée remonte au 17ème siècle en Angleterre, et on se référera à l’ouvrage incontournable de Max Weber « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme » (1905) qui explique d’un point de vue sociologique la nature du capitalisme et comment en quelques décennies il s’est installé avec succès dans les pays occidentaux.  Si on veut approfondir la question économique, qui mérite de l’être, on lira la BD « Economix » de Michael  Goodwin et Dan E. Burr.

L’idée fondamentale du capitalisme émergeant est celle-ci : c’est une bonne chose que de d’utiliser les profits obtenus de son négoce pour produire plus. Avant, il n’était pas forcément bien vu de « réussir ». Weber démontre qu’avec l’essor de la doctrine protestante qui dit « les élus au salut sont déjà déterminés, peu importe la dévotion exercée au cours de votre vie terrestre, vous avez tout intérêt à participer à l’effort collectif » ou quelque chose dans le genre, les gens n’ont plus eu peur de s’enrichir par le commerce.

Donc :
le message capitaliste « utiliser vos profits pour augmenter votre capital de production » + changement de mentalité dû à la réforme prostestante  «  il est bon de faire des affaires et de s’enrichir sur terre » = mise en place d’une société d’accumulation.
Le petit fabricant de tissu va utiliser les gains de son commerce pour faire grandir son affaire. Et tout le monde va faire pareil.

Cela partait sans aucun doute d’un bon sentiment. Le commerçant ne réinvestit pas la totalité des profits dans son affaire mais il y verse une grande partie, et il en garde une autre partie pour accroître son confort, en agrandissant sa maison, par exemple. Un petit commerçant, à l’époque, pouvait tout aussi bien utiliser les fruits de son négoce pour son ménage, sans chercher à le réinvestir dans son affaire pour en tirer plus de profit qu’il réinvestira dans son affaire pour en tirer encore plus de profit qu’il réinvestira dans son affaire pour en tirer encore plus de profit qu’il etc… . Et dans une course à l’accumulation effrénée, on devient riche et on n’a pas vu qu’on piétinait la terre, pillait ses ressources, épuisait son énergie. Au même moment, tous les efforts au niveau politique, social, scientifique cherchent à préserver et accroître davantage l’incroyable richesse que nous avons réussi à produire. Il faut donc aller plus vite, faire plus d’échange, etc…, vous connaissez la suite. On est devenus fous progressivement, en 300 ans, ce qui représente peu de temps. Nous sommes principalement devenus fous parce que nous avons été pris dans un engrenage d’accumulation exponentielle - qui va toujours plus vite - et qui nous a empêchés de prendre le temps de réfléchir et regarder où on allait.
Soit.
Pourquoi sommes-nous tombés dans une telle logique d’accumulation ? N’est-ce pas parce qu’il est bon d’accumuler des biens, des sous, des richesses, du confort et du bonheur ?
Mettons qu’il soit bon d’accumuler des biens, que cela nous rende heureux. Ce qui explique en grande partie pourquoi le capitalisme a pris une telle ampleur dans nos sociétés, jusqu’à entrainer une mondialisation, c’est dire l’effet boule de neige du processus, c’est le fait d’avoir, il y a près de deux cent ans, fait de l’économie une science particulière, plus tout à fait humaine et très mathématique. C’est ce qu’on appelle la Théorie Economique ( d’abord micro-économique : libérale, néo-libérale, libertarienne, centrée sur les acteurs individuels,  puis macro-économique : Keynésienne, qui part des agrégats).
En fait, la Théorie Economique, c’est un peu un Frankenstein conceptuel. On a pris d’un côté à la théorie politique le « libéralisme » qui nous plaisait bien. A l’époque en question, 18ème et 19ème siècle, on est autour des Lumières de la démocratie et des libertés individuelles. On a donc beaucoup de liberté en économie. D’un autre côté, fascinés par la rigueur des sciences dures (rigueur acquise grâce aux mathématiques notamment), on a décidé que l’économie pouvait fonctionner comme un phénomène naturel tel que ceux que la science physique étudie, décompose, prévoit, etc. L’économie devient une science à part entière. Les acteurs interagissent en fonction de critères biens définis, prévisibles et mesurables, et puis il se passe des choses.  Ainsi, par exemple, un individu est motivé par une seule chose : la recherche de la satisfaction de son intérêt personnel (c’est en ces termes que la théorie s’exprime). Pour ce faire, il travaille et on le dédommage de sa perte de temps libre en lui versant un salaire que notre individu utilisera pour satisfaire son intérêt personnel (Consommation, Epargne).

La théorie néo-libérale (à laquelle on associe l’économiste Ricardo entre autres) accompagne l’essor du capitalisme au 20ème siècle si bien qu’un phénomène inédit dans l’histoire de l’humanité se produit : l’activité économique qui toujours avait été soumise au pouvoir politique s’autonomise de ce dernier. L’activité économique n’a plus pour objectif de garantir la stabilité matérielle des ménages mais tout autre chose : le profit pour le profit.
Cette théorie néo-libérale qui domine notre économie financière est à l’origine de très jolis concepts comme ceux-ci : utilitarisme, intérêt égoïste, individualisme, compétitivité, productivité, dérégulation et dérèglementation.

Alors, comment en sommes-nous arrivés à imaginer l’homme comme étant un individu aussi égoïste ne cherchant qu’à satisfaire son intérêt personnel…
Est-ce en l’observant, tout simplement ? Peut-être, mais je ne crois pas. Quand bien même on observerait une bête humaine dans son environnement, on n’en apprendrait pas beaucoup sur ce qui la pousse à agir.
En fait, les valeurs qui ont inspiré la théorie économique, celles qui ont inspiré le capitalisme, celles qui déterminent notre rapport à l’économie, puis le rapport de l’économie au domaine politique, toutes ces valeurs qui sont un peu les mêmes (rationalité, une certaine forme de liberté) reposent sur un plus gros principe. Un principe qui lui remonte à près de 2000 ans, qui s’est imposé et qui a façonné toute une vision du monde. Notre rapport au monde. Le voici l’élément peut-être le plus important, notre paradigme : le matérialisme.

Alors il ne s’agit pas du matérialisme qui voudrait qu’on soit à l’affût de la moindre paire de chaussure ou de la dernière TV HD. Ces comportements-là relèvent d’un matérialisme ambiant qui se noie dans la masse de valeurs qui nous entourent. Le matérialisme qui a été pensé il y a plus de 2000 ans –auquel on pourra associer Aristote- est un peu plus compliqué. Voire beaucoup plus abstrait. Mais on va faire simple et court.

Ce matérialisme renvoie à l’idée de « matière » au sens très large : tout ce qu’on peut toucher, saisir, distinguer, soit, tout ce qui nous entoure. On considère que toute cette matière « est le réel ». Qu’il n’y a pas d’autre réel que la matière. Ce postulat est très important et il est décisif. Il nie la possibilité que le réel puisse être de nature autre que matérielle. Il pose aussi que le réel nous est accessible et ouvre la possibilité que nous le soumettions à notre action. De cette conception matérialiste du monde, bien plus tard, ont découlé le cartésianisme, la dualité corps /esprit, la rationalisation (qui consiste à découper le réel), le recours systématique et exclusif à la Raison seule pour étudier ce réel (qui est à la base de la démarche scientifique). La notion de « propriété privée » aussi découle de cette vision matérialiste du monde. On considère que le réel peut être façonné par nos soins, pour l’adapter à notre condition, et que nous pouvons ainsi le posséder. Puisqu’il nous est possible de comprendre le réel (grâce aux sciences qui reposent sur la Raison) ; puisque ce que nous « voyons » est tout ce qu’il y a à voir, alors nous pouvons soumettre la nature, la matière, à l’homme. C’est dans l’ordre des choses, constatons-nous. Ainsi nous nous somme approprié la nature.

Aujourd’hui pourtant, face aux nombreux scandales sanitaires et écologiques qui éclatent presque au quotidien, nous entendons de plus en plus que « la terre ne nous appartient pas », et depuis 30 ans on a inventé, bricolé, la notion de développement durable, qui demeure bien inefficace face à l’ampleur des dégâts éco-sanitaires que 200 ans d’activités industrielles ont engendré.

Pour résumer, on a donc une logique comme suit :

Un postulat matérialiste du monde : le réel n’est pas autre chose que la matière qui nous entoure et que nous percevons ;

Une fascination devant la Raison : plus que nos cinq sens physiques, c’est notre raison qui nous permet au mieux de cerner le réel, le découper et l’ordonner.
La raison permet de connaître la dimension matérialiste du réel.
Si l’on décide que la raison est le seul moyen de connaissance ;
si l’on décide que le réel n’est que la matière (que la raison nous aide à voir clairement) ;
alors l’usage quasi-exclusif de la Raison ne peut qu’engendrer une vision matérialiste du monde ;
donc, nous pouvons connaitre le réel en utilisant notre Raison.
Il y a une logique inter-rétroactive entre Raison et réalité matérielle. La matière se donne à notre compréhension si nous utilisons notre raison. On dit même que ce réel est mathématique (Pythagore, Galilée) et il est vrai que la matière obéit à des lois physiques. Or nous ne voyons que la matière car nous ne regardons que du point de vue de la raison, seule jugée légitime et pertinente pour décrypter la réalité.
Puisque nous pouvons comprendre la nature, c’est que nous lui sommes « supérieurs » et en conséquence, nous pouvons la soumettre et nous l’approprier.
Si on ajoute à cette logique la doctrine capitaliste et sa logique d’accumulation exponentielle devenue mondiale, on comprend comment on a pu en arriver à marchandiser l’ensemble du réel.

Même si en notre for intérieur nous ne sommes pas tout à fait convaincus d’être supérieurs au réel, ni convaincus que le réel n’aie pas quelques aspects immatériels, mystérieux et insondables, voire inaccessibles, nous avons bâti un monde qui repose sur des règles qui, toutes, partent du principe que nous sommes supérieurs au réel qui nous entoure.
Je parlais de zones floues tout à l’heure, lorsque je prenais une paire de lunettes pour illustrer la manière dont fonctionne un paradigme. Je voudrais maintenant préciser quelques-unes de ces zones floues.

Matérialisme et dématérialisation

Depuis les années 80 et plus particulièrement avec l’invention d’Internet, on assiste à un phénomène de dématérialisation grandissante des moyens de communication et d’échange. Les transferts d’argent se font instantanément sans que les billets passent concrètement d’une main à une autre et on peut désormais payer par simple contact entre une carte et un terminal de paiement. De même, on peut balader des millions d’euros d’un portefeuille à un autre en appuyant sur les touches d’un clavier d’ordinateur. La communication est de plus en plus dématérialisée : les messages électroniques ont remplacé la voie postale et le papier ; un papillon bat de l’aile à Tokyo et Paris en est immédiatement informé, bref. Les échanges vont tellement vite qu’ils n’ont plus besoin de reposer sur la matière. Il est étrange de voir que dans un monde matérialiste, on fasse autant l’éloge de la dématérialisation des supports. En fait, on ne les a pas dématérialisés, on en a réduit la taille et concentré l’efficacité. Comme cela on va plus vite, car on considère (encore un principe de notre paradigme) que la rapidité est gage d’efficacité. Puisque la technologie nous permet d’obtenir les choses tout de suite, on veut les obtenir tout de suite. Mais si la technologie a permis l’instantanéité, c’est aussi parce que la logique d’accumulation capitaliste a mis en évidence que plus on allait vite, plus on faisait de choses, et plus on accumulait.

Or, avoir des choses immédiatement revient à s’affranchir du temps. Et on ne peut s’affranchir du temps sans s’affranchir de l’espace, selon les lois scientifiques. On voit bien que ce qui nous permet d’aller vite prend de moins en moins de place. Il y a dix ans un lecteur mp3 remplaçait, à la fois, le tourne-disque et la collection de 33 tours ; aujourd’hui, je peux accéder depuis un smartphone à toutes mes données musicales stockées sur le Cloud ou bien sur des plateformes d’échange. Je n’ai besoin que de mes écouteurs et mon smartphone, en tant que choses concrètes. J’appuie sur trois boutons et j’écoute ma musique. Pour aller plus loin, on pourrait imaginer tout aussi bien greffer une puce sur notre cerveau connectée à un immense réservoir de données et rien qu’en pensant « écouter musique », elle se déclencherait dans notre tête. Il suffirait ensuite de penser « connexion enceinte » pour que celle-ci se diffuse à travers les murs de la pièce où on se trouve. « Immédiatement » veut dire sans média, sans intermédiaire. Moins il y a de media, moins il y a de barrières, de points, de ponctuation,  et plus on circule vite et librement. C’est bien dans cette logique que nous sommes. Or s’il a de moins en moins de points d’encrage dans la matière, un flux d’information ou d’argent devient direct entre l’émetteur et le récepteur, il y a donc moins d’opportunité pour le localiser, l’intercepter, ou tout simplement le voir. Il y a une certaine non-localité qui s’est mise en place, si l’on peut dire. Des milliards de flux s’opèrent chaque jour, de façon telle que ces flux monstrueux semblent s’autonomiser des acteurs qui les émettent. D’innombrables flux financiers sont d’ailleurs automatisés. En résultat, nous avons l’impression qu’un grand groupe d’affaires international n’est plus localisable dans un espace géographique circonscrit et est encore difficilement localisable dans un espace virtuel. Est-ce au siège social que se prennent les vraies décisions ? N’est-ce pas plutôt l’anticipation des réactions des marchés qui définit une stratégie de la part des dirigeants supposés d’un groupe ? Les marchés ne seraient-ils pas devenus quelque chose de « plus que la somme » des actions des traders, actionnaires, investisseurs, etc ? Nous avons davantage l’impression que notre système financier est une monstruosité protéiforme affamée devant laquelle les activités économiques (donc politiques) doivent se prosterner pour ne pas se faire dévorer.  Nous avons construit cette monstruosité progressivement grâce à des concepts théoriques libéraux comme celui de « désintermédiation », inventé par H. Bourguinat. Sa « théorie des 3D » (décloisonnement, dérèglementation et désintermédiation) a parmi la fluidification et la mondialisation des flux financiers dans les années 80 - 90. Aujourd’hui, la désintermédiation s’étend bien au-delà de la sphère financière à tout échange d’information. Aujourd’hui, nous avons une accumulation et une consommation de masse  d’informations qui ne sont pas propices à l’analyse calme et posée de son contenu. Une analyse qui permettrait de démêler l’essentiel de l’accessoire. Tout comme pour la consommation de masse des biens matériels, le « moins » ne pourrait-il pas être garant d’un « mieux » ?

Liberté et libéralisation

Question : est-ce qu’en ayant accès à tant d’information, est-ce qu’en ayant la possibilité d’échanger avec autant de facilité, nous sommes plus libres ? Mieux informés ? Car c’est en faveur d’une « liberté individuelle » théorique que s’est opérée cette dématérialisation des échanges, aussi appelée « libéralisation ».

La libéralisation va-t-elle dans le sens de la liberté ? Voilà une question qui invite davantage à repenser ce qu’on entend par liberté dans notre société.

La massification de l’information entraîne d’autres conséquences sociopolitiques graves. Elle mine la confiance que le peuple met en ses gouvernants. Cette massification de l’information implique de mettre en place certaines mesures indispensables telles que renforcer l’indépendance des organes d’information par rapport au centres de décisions, mais aussi assurer une instruction de qualité à l’école. Voyons cela.

Servitude volontaire et confiance populaire

La servitude volontaire est un principe qui a été développé en philosophie politique, à l’époque des Lumières, lorsque l’on a réfléchit à ce que pouvait être la République qui remplacerait la monarchie contestée.
Ce principe fondamental veut dire que, volontairement, les citoyens délèguent à un petit nombre de gens jugés compétents la prise de décision sur les questions d’intérêt général. Nous leur accordons notre confiance. Ils prennent donc des décisions importantes qui impactent notre quotidien, avec notre consentement. En échange de notre renonciation à décider directement, nous qui déléguons, attendons avec légitimité une information précise afin de pouvoir choisir avec discernement ceux qui vont nous gouverner.
La liberté de la presse ainsi que son indépendance sont des facteurs cruciaux de démocratie. La liberté de la presse entretien l’esprit critique des citoyens en développant des points de vue, des façons de dire, toutes diverses, alimentant la controverse, interrogeant le pouvoir, les choix de société. La liberté d’expression est intimement liée à l’instruction, donc à l’école : c’est là que se façonne un esprit critique capable de discernement, capable de comprendre l’information et de ne pas tout mettre sur un même niveau.

L’information de masse est-elle synonyme de liberté de presse ? L’information de masse aide-t-elle au discernement ? La masse brouille peut-être bien plus de choses qu’elle ne permet d’en expliquer.

L’indépendance des sources d’information par rapport au pouvoir –politique ou économique d’ailleurs- est fondamentale. C’est grâce à l’information que nous avons sur l’actualité et sur nos gouvernants que nous effectuons nos choix électoraux. Le pouvoir a donc tout intérêt à contrôler ce qui se dit sur lui s’il veut garder son pouvoir. Car ce pouvoir, je le répète, n’est qu’une délégation acceptée par les citoyens. L’information doit être indépendante des gouvernements  Si les journalistes ne sont pas indépendants, s’ils sont censurés ou bien s’ils sont payés par le pouvoir, alors le contenu des l’information sera biaisé, partial. Nous ne pourrons pas avoir confiance en l’actualité qui nous parvient. L’indépendance de l’information, la liberté de la presse et l’instruction du peuple sont les fondements absolus d’une démocratie.

Comme nous l’avons vu plus haut, il semble qu’aujourd’hui les politiques n’aient plus tant de pouvoir que cela. Ce sont davantage les groupes d’affaires qui gèrent la marche de nos sociétés. La presse devrait être indépendante vis – à – vis de ces groupes -là. Une partie l’est, mais ce qu’on appelle la presse « mainstream » (principale) ne l’est pas. Je n’ai pas besoin de donner de noms puisqu’il s’agit des infos qui nous tombent toutes prémâchées dans le bec, dès qu’on lève les yeux ou qu’on appuie sur un bouton. C’est d’ailleurs parce que cette presse maintsream  monnaie chèrement des espaces publicitaires qu’elle a autant de visibilité. Elle vit grâce au système, elle y est parfaitement intégrée, et donc elle n’a pas intérêt à véhiculer un message qui remettrait en cause la main qui la nourrie. Bien qu’on admette généralement que la publicité nous pollue, nous énerve, nous assomme, elle nous semble cependant anodine. Elle est comme un simple désagrément que nous tolérons. Toutes ces publicités entretiennent la tendance à consommer qui nous est devenue si naturelle.

Consommer, acheter, est devenu l’opium du peuple. Nous réfugier dans l’abondance matérielle nous permet de nous accrocher au réel, comme si nous avions peur qu’il nous échappe, qu’il se dérobe, car on sent bien qu’il nous échappe, mais on oublie cette sensation lorsqu’on se rend au magasin et que l’on voit plein de choses neuves qui vont nous faire du bien.

Quand on va au magasin, on consomme. On dépense son argent comme si ce geste était simple, naturel et n’aurait pas d’autres conséquences que l’acquisition d’un bien. Or, consommer est un acte engagé, plus encore que le vote aux élections. Chaque euro dépensé quelque part est un acte citoyen. C’est pourquoi il est important d’agir en connaissance des causes et des conséquences. Un exemple : acheter en supermarché ou chez un artisan entraîne des conséquences. Acheter un produit de supermarché comme nous sommes habitués à le faire, entretient un niveau de demande, et c’est en fonction de la demande que les entreprises produisent en masse des produits sans qualité. C’est cautionner la logique de marché, c’est cautionner l’idée qu’on se fiche de manger de la merde standardisée, d’acheter des produits uniformisés et sans valeur aucune. De même, regarder TF1, regarder Arté ou ne pas regarder la télé sont des actes engagés qui ont des conséquences.

C’est le peuple qui a toujours le pouvoir. Seulement, ceux qui en tirent un avantage endorment les gens et les appâtent avec des messages qui encouragent à continuer à consommer ce que produit le système industriel. Un  système qui ne repose que sur l’argent et notre habitude à consommer. C’est avec son argent et sa façon de le dépenser que le peuple a le pouvoir sur les rouages de ce système.

Petite critique de la raison pure

Plus haut dans ces pages, je disais que notre vision du monde actuelle reposait principalement sur un postulat matérialiste que je résumais ainsi : le réel est la matière.
Pour étudier la nature du réel, la raison s’est imposée comme étant le seul moyen de connaissance. Si bien que la raison, ne serait-ce qu’en histoire de la philosophie et dans les sciences, tient une place prépondérante. Elle est pour nous, en occident, un des piliers de notre condition humaine.
C’est pour cela qu’il importe d’interroger la place que nous faisons à la rationalité dans notre société. Est-elle légitime ?

Qu’est-ce que la raison.

On considère que la raison est la seule faculté objective dont l’homme soit doué, qu’elle est identique en chacun de nous. Plein de choses nous distinguent les uns des autres, comme notre ressenti, notre sensibilité, notre éducation, notre culture, etc, mais il y a une chose devant laquelle nous sommes indubitablement tous égaux, autant que nous sommes, et c’est devant notre faculté de raisonnement logique. Le raisonnement logique consiste, en un sens, à tirer une conséquence à partir de causes. Un peu comme trouver le résultat d’une somme. La logique est à la base de la science mathématique. Et la logique prend de nombreux aspects qu’il n’est pas nécessaire de préciser ici (déduction, absurde, induction, analogie, etc…) Rappelons aussi que la science mathématique est la science des structures, c’est –à-dire le procédé qui permet de mettre en évidence les structures qui constituent le « monde », et de ces structures, la science physique tire des « lois ». 

Raison et mathématiques

Raison et mathématiques sont donc copines comme deux cochons ne sauraient l’être.
Depuis Pythagore, on pense que le langage mathématique est le langage de la nature. Donc, nous pouvons accéder à la connaissance de la nature par le biais des maths, par le recours à la raison pure.
Ce postulat fondamental pose une question épistémologique cruciale : le monde est-il mathématique ? Ou bien est-ce notre faculté rationnelle qui nous rend compréhensible un aspect de la nature, comme si nous plaquions sur elle notre désir de raison ? C’est la première hypothèse qui a dominé à travers les derniers siècles notre rapport au monde.

Science et raison

En occident, sur plusieurs centaines d’années, nous avons fait le choix philosophique de « séparer » la raison de l’intuition, du ressenti, de l’imagination. Nous l’avons isolée comme pour la « purifier ». En en faisant un objet aux contours bien définis, nous avons choisi de l’abstraire de notre sensibilité. Cette dernière étant floue, subjective, ineffable, elle parasite une démonstration rationnelle. De plus, nous savons que nos sens nous trompent.  La logique, le raisonnement permettent de mettre en évidence des lois de la nature qui parfois vont a l’encontre des faits observés au moyen nos cinq sens physiques. Par exemple la loi sur la chute des corps dit que tous les corps tombent à la même vitesse quelle que soit leur masse et que c’est la résistance de l’air qui explique qu’une plume tombe moins vite qu’un livre. Pourtant, si on laisse choir un livre et une plume, on observe que le livre tombe plus vite à terre que la plume.

Mais si nos sens nous trompent souvent, cela implique-t-il que notre sensibilité doit être négligée ? N’est-ce pas presque toujours une intuition qui a été à l’origine des plus grandes découvertes scientifiques ? Sans doute, mais ce qui valide une découverte, c’est la démonstration rationnelle qui a été faite à partir d’une intuition. Ainsi, le recours à l’exercice rationnel permet de justifier, légitimer une idée, de la rendre accessible à la contradiction éventuelle des pairs scientifiques qui pourront questionner le fil du raisonnement. La science repose sur la rationalité. Cela est indiscutable. Cependant, l’efficacité de l’exercice rationnel dans le domaine des sciences de la nature ne signifie pas que la nature soit rationnelle. Ou qu’elle ne soit que rationnelle. Ou que son aspect rationnel soit dominant.

J’aime faire cette comparaison : et si la raison était au monde qui nous entoure ce que l’univers observable est à l’univers ? Je précise cette idée : si on considère que l’univers observable est composé à 4,8 % de matière dite traditionnelle (faite d’électrons, de protons, d’interactions), à 25,8 % de matière noire inconnue et à 69,4 % d’énergie noire tout aussi inconnue. Si on considère que l’univers observable n’est qu’une petite partie de l’Univers potentiellement infini, alors on a une idée de la taille de notre ignorance. On peut même avancer que ce que la raison ne nous permet pas de saisir est bien plus grand que ce que ce que la raison saisit.

Or nous nous sommes inventés une condition humaine qui repose principalement sur ce que la raison saisit de notre condition.
Nous avons développé une tendance à « chosifier » la nature. Nous avons réifié le réel.  Bien plus encore,  nous avons réifié la vie. Notre rapport au monde place la raison sur le trône du plus grand principe. Et la raison fige, distingue, sépare froidement.

Economie et raison

La raison, la logique et les mathématiques qui sont le champ de prédilection de la rationalité comme on l’a vu, sont d’une efficacité certaine en sciences de la nature. Encore une fois, face à la puissance de cette faculté, nous avons été séduits au point de vouloir introduire les mathématiques et la rigueur rationnelle dans les sciences humaines et notamment en économie. La théorie économique réduit l’être humain à un consommateur dont les choix purement rationnels sont effectués en fonction d’un seul facteur : sa satisfaction personnelle. L’être humain, supposé parfaitement rationnel, est ainsi tout à fait déshumanisé. Est-il légitime de partir d’un tel postulat pour bâtir dessus un modèle d’économie de marché théorique, et de décider que c’est ainsi que « cela doit marcher » ? N’est-il pas évident qu’à partir du moment où l’on construit un modèle théorique rationnel, il est théoriquement efficace ? S’il est mathématiquement rigoureux, il semblera juste. Mais est-il légitime de recourir aux mathématiques pour décrire un système dont les acteurs principaux sont des hommes qui ne sont pas pure raison ? Il paraît évident que la réalité des comportements ne correspondra jamais au modèle, aussi joli soit-il. En conséquence, il n’est pas étonnant que notre système économique soit « à côté de la plaque ».

La soumission du monde

Dans nos sociétés matérialistes et capitalistes (qui cherchent à « accumuler des choses »), nous « chosifions » de plus en plus de choses. Si la nature est découpée en parcelles de propriétés privées appartenant à des entreprises ou des particuliers, comme j’en parlais plus haut, c’est parce que nous l’avons rationalisée. Nous l’avons dépossédée de l’irrationnel, nous en avons nié les aspects que nous ne voyons pas. Comme si ce que nous ne voyons pas n’existe pas, ce qui rejoint notre postulat matérialiste posé par les philosophes grecs.
Notre amour pour la rationalité entretient la logique de marchandisation du monde.  Une marchandisation galopante, monstrueuse. Nous considérons le monde comme étant une marchandise potentielle, puisqu’il n’est fait que de matière.

Nous chosifions la vie-même. C’est une vision matérialiste au sens le plus profond qui anime les idées « transhumanistes », d’homme « augmenté » qui sont considérées par certains, aujourd’hui,  comme allant dans le « sens du progrès ». On pourrait améliorer notre condition : vivre plus longtemps, sur-développer nos sens quand bien même nous serions en bonne santé.

Si le réel est matériel, alors la vie est-elle une chose ? Est-elle mathématique ? La vie appartient-elle au réel ?  Est-ce un principe supérieur au réel ? Ces questions n’ont aucun sens. En fait, nous ne savons pas ce qu’est la vie. Nous avons par contre de bonnes connaissances des « caractéristiques de ce qui est vivant ». On peut cependant dire que la vie fait partie de la réalité, et si le vivant peut s’expliquer grâce à la science et à la raison, la vie reste un mystère qui échappe à la raison. La vie ne se réduit pas au vivant. Pourtant nous sentons bien que la vie est réelle. On ne l’imagine pas, on la sent. On la perçoit au plus profond de notre être. Il est donc possible et même certain que la rationalisation ne rende jamais compte de la nature du réel.
A partir des connaissances que nous avons du vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain, pouvons-nous en tirer des conclusions et des applications qui modifient irrémédiablement le « cours des choses », la nature de la nature ?  Est-il raisonnable, chère raison, de toucher à des choses que l’on ne connaît que partiellement, en qualifiant d’effets secondaires tout ce qui émanerait malheureusement de ces modifications ? Les scandales écosanitaires qui nous tombent dessus ne sont-ils pas la conséquence de manipulations inadéquates ?

A force de considérer le monde comme un décor qui nous entoure, une simple scène que l’on piétine, n’avons-nous pas négligé quelqu’aspect de ce décor que nous aurions mal regardé ? Chère raison, n’avons-nous pas eu tort à un moment ?

Je me permets de poser une question qu’on pourra juger provocante :
En reprenant les grandes lignes de notre paradigme, à savoir, le monde est matériel et rationnel, l’accumulation est une bonne chose, consommer est un moyen d’accéder au bonheur, augmenter le confort matériel des individus est l’objectif de notre société capitaliste, faciliter notre emprise sur l’environnement garanti notre sécurité et notre bien-être ; en suivant cette logique dominante, y-a-t’il une seule chose que nous ayons fabriqué qui ne soit pas un danger pour nous ou pour la planète ?

Les transports polluent. La technologie pollue. La rapidité est synonyme de perte de sens. La chimie agroalimentaire  nous empoisonne et pollue elle aussi. La miniaturisation entraîne plus de rapidité et entraîne une perte de repères. La facilitation de toutes choses entraîne plus de sédentarité, mauvaise pour la santé et une perte de la valeur que seuls l’effort, le mérite, la patience donnent aux « choses ». Le dérèglement climatique issu de nos activités industrielles menace notre sécurité. La liste des effets secondaires me semble sans fin mais peut-être n’est-ce là qu’une énumération de détails négligeables. Sans doute sommes-nous sur la bonne voie.

En tant qu’êtres humains, une de nos plus grandes capacités est de voir le monde tel qu’il n’est pas. De l’imaginer. De le ressentir, plutôt que de chercher à savoir, rationnellement, ce qu’il est (tâche impossible au demeurant). Si nous écoutions plus notre affect – qui est le langage du cœur et du corps- nous toucherions davantage le réel qu’en utilisant notre seule raison froide. Le ressenti et l’affect n’ont jamais eu vocation à être séparés de la Raison. C’est nous qui, fascinés par la puissance de cette dernière, l’avons séparée du corps. Nous avons conçu une vision mécanique du réel, séparé de nous, matériel et froid, rationnel, mais cette vision n’est pas juste. Au mieux, elle est incomplète.

Changer de paradigme nous permettrait sans doute de repenser notre condition et notre place dans le monde. Ne serait-ce pas en étant pleinement ce que nous sommes que nous pourrions être plus que ce que nous sommes ?

Plus d’humilité, accepter d’être dépassé, écouter davantage son ressenti, user de la raison sans la séparer de l’affect. Plus de poésie, de folie, d’imagination, de créativité… de liberté, de joie, d’enthousiasme, de respect, de confiance…

Il existe des sociétés non-occidentales qui n’ont jamais opéré de séparation entre l’homme et la nature, et qui n’ont pas non plus érigé la raison en principe fondamental. Pourtant elles ont développé des techniques raisonnées qui leur permettent d’interagir harmonieusement avec leur environnement, sans surconsommation, sans destruction gratuite, sans être pauvres et malheureuses pour autant. Ce sont là non pas des exemples à suivre ou à imiter, mais à regarder. Ce sont des invitations à réfléchir, sans juger, sans commenter ni analyser. Nous ne ferions que retomber dans nos travers. L’anthropologue Philippe Descola rapporte par exemple que dans certaines sociétés mexicaines, lorsque les femmes travaillent le sol de leurs mains pour y semer quelques graines, elles mélangent un peu de leur sang à la terre. Est-ce pure folie ? Est-ce ridicule ? Vaut-il mieux arroser des milliers d’hectares à coup de pesticides et par des machines automatisées, sans aucun respect pour la terre, détruisant tout la microbiologie des sols au prétexte que notre chimie est plus efficace ? Alors même que cette chimie nous empoisonne ? Et cela afin que nous ayons des milliers de tonnes de produits standardisés dans les rayons de nos grandes surfaces qui finiront à la poubelle pour la plupart ?

On ira tous au paradigme et nous lui donnerons une autre face. Il n'est pas impossible de changer la marche du monde. Parce que nous manquons de recul et n'avons pas le temps de le prendre, nous nous noyons dans une complexité chimérique. Nous parlons de crise, comme si nous étions en crise, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Les problèmes auxquels nous devons faire face sont les conséquences de notre rapport au monde, les conséquences du paradigme que nous suivons. Nous sommes tout à fait capables de le modifier, si on garde bien à l'esprit que ce sont les gens, les citoyens, le peuple, qui ont le pouvoir.

Lorsque qu’on naît, on arrive dans une société donnée. On arrive avec un éventail de cartes à jouer en main. Comme au milieu d’une partie de tarot. On découvre notre éventail, on apprend progressivement les règles du jeu auquel on joue, et puis on y joue. On ne choisit pas le jeu, on ne sait pas s’il existe d’autres jeux auxquels jouer, on ne peut que continuer la partie qui a été commencée bien avant notre arrivée. La société ne nous a pas attendus pour être ce qu’elle est. Travail, argent, consommation, loisirs, famille, mort. Un petit jeu qui rempli notre existence. Un petit jeu qui permet de supporter illusoirement des choses difficiles, des désespoirs personnels par exemple. Un petit jeu auquel on ne pourra plus jouer bien longtemps. Il est possible et sans doute nécessaire de replier l’éventail de cartes que nous avons en mains, de le poser sur la table et de croiser les bras en se demandant s’il est bon de continuer à jouer à un jeu qui ne rime à rien, dont les règles, si elles ont semblé ingénieuses à une époque, mènent aujourd’hui inéluctablement à une défaite générale.


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