Voilà, c’est fait. C’est fini. J’ai lu les quatorze livres qui constituent à peu près le cycle des Robots et de Fondation. Quelle épopée.
J’ai commencé Fondation il y a 7 ans et j’ai été subjuguée
par le talent d’Asimov. Cet auteur de science fiction primé à de très
nombreuses reprises (entre autre, il a reçu le Prix Hugo de « la meilleure
série de SF de tous les temps » en 1966 pour Fondation) est un homme
résolument à part. Il est avec certitude un des plus grands esprits du siècle
dernier. De formation scientifique, vulgarisateur, il est profondément
humaniste et optimiste. C’est en entrant dans la trentaine qu’il publie un
ensemble de quelques nouvelles qui formeront le premier tome de Fondation.
Asimov est apparemment plus connu pour le cycle de romans et de
nouvelles qu’il a écrit sur le thème des robots, ou plus précisément sur les
trois lois de la robotique. Les deux cycles – Fondation et Les Robots- se
rejoignent dans les derniers tomes de l’un et l’autre.
Voici l’ordre dans lequel j'ai lu les livres :
Les trois premiers tomes de Fondation
La fin de l’éternité ( qui fait office de prélude à Fondation)
Les deux préquelles à Fondation (L’Aube de Fondation et
Prélude à Fondation)
Les vents du changement (nouvelles indirectement liées aux deux cycles)
Les trois premiers tomes des Robots
Fondation 4
Les Robots 4
Fondation 5
Les Robots 5 et 6
Les deux derniers tomes
de Fondation ont été écrits 20 ans après les trois premiers
tomes, sur une commande de l’éditeur, sans qu’Asimov manifeste plus d’intérêt
que cela au projet. Ces deux derniers tomes sont cependant excellents.
J’ai longtemps rechigné avant de lire les Robots. A chaque fois que je
parlais d’Asimov autour de moi, pour partager un peu mon engouement, on me
rétorquait « Oui, Asimov, celui qui a écrit les Robots », et moi
d’ajouter « et aussi Fondation… », « Ah, ça je ne connais
pas ». Et donc j’étais jalouse des Robots qui attiraient toute l’attention
sur eux et ne laissaient rien à ma géniale Fondation. Cependant, avec le temps,
après une dure négociation avec moi-même, j’ai réussi à faire preuve d’un peu
de maturité et j’ai ouvert le premier tome des Robots.
Ces éléments déterminants étant posés, je propose d’entrer
dans le vif du sujet et d’approcher la virtuosité de l’auteur.
Voici pour commencer la trame de l’histoire de Fondation et le raccord
avec le cycle des Robots. Une fois le contexte présenté, je soulignerai les
principaux points qui ont retenu mon attention, à savoir : la
psychohistoire et plus généralement, la mathématisation des sciences humaines ;
la déduction asimovienne qui est le fondement de toute son œuvre. Quelques
autres points viendront s’ajouter en temps et en heure à ce petit commentaire.
Fondation commence avec un extrait de l’Encyclopédia
Galactica, un ouvrage fictif incontournable qui retrace l’histoire de l’empire
galactique. Nous sommes dans un avenir lointain et imprécis, en 12 067 de l'Ere Galactique, qui se précise dans
le dernier tome : environ 20 000 ans après notre ère. Les humains –
et il n’y a aucune autre espèce d’êtres intelligents de quelque forme que ce
soit dans tout Fondation - ont essaimé
dans la Voie Lactée. Ils peuplent 25 millions de mondes et le siège de l’empire
se trouve sur une planète nommée Trantor. Cette ville planétaire souterraine
constitue le centre administratif de l'Empire et héberge 40 milliards d’individus.
Absolument tout ce qui relève de l’environnement est contrôlé. Par exemple,
l’homme n’est plus soumis aux fuseaux horaires. Comme il vit sous terre, il n’y
a plus de jour et de nuit. La lumière est artificielle et l’heure est la même
en tout point du globe. La température de l’air et la gravité sont contrôlées
sur la plupart des mondes. De même, on a inventé un langage commun : le
galactique standard dont l’accent varie d’un coin de la galaxie à un autre.
Aussi, tout ce qui est durée du jour, d’une année, s’exprime dans des rapports
harmonisés qui ont été savamment repensés. A part toute une batterie de
conventions sociales qu’il est plaisant de découvrir, l’homme de Fondation est
semblable à nous.
Dans ce contexte impérial, un savant élabore une nouvelle
science qui a pour but de prédire et de construire l’avenir de l’humanité sur
une base mathématique. Cette science s’appelle la psycho-histoire. S’inspirant
de la psychologie des foules, de l’histoire des civilisations, de la théorie du
chaos et du second principe de la thermodynamique (qui est un des principes les
plus importants qui gouvernent la matière aux côtés du principe de conservation
de l’énergie), cette science fictive repose
sur deux axiomes fondamentaux que voici : si on prend un échantillon
« suffisamment grand » d’individus, et si on maintient les individus
dans l’ignorance des prédictions de la psycho-histoire, alors on peut influer
sur le comportement des masses et établir des probabilités pour que certains
événements se produisent.
Hari Seldon, notre savant, prédit l’effondrement prochain de
l’empire, qui sera suivi d’une période de trente mille ans de chaos, avant qu’un nouvel
empire ne voit le jour. Afin de réduire cet intermède chaotique à mille années au lieu de trente mille, Seldon
propose l’établissement de deux Fondations. L’une, révélée, est chargée par des
érudits de répertorier tout le savoir de l’humanité dans une encyclopédie (l'Encyclopedia Galactica).
Cette petite communauté de savants repose sur les sciences physiques et le progrès
technologique. La Seconde Fondation est secrète. Composée de psycho-historiens,
c’est elle qui dirige en sous-main le cours de l’humanité. Elle se concentre
sur la psychologie si bien qu’au bout de quelques centaines d’années, les
Seconds Fondateurs ont développé la « mentallique », c’est-à-dire le
contrôle de la pensée des individus.
Ainsi, par exemple, si la première Fondation découvre l'existence de la seconde et lui cherche noise, les premiers disposent d'un armement défiant toute concurrence, les seconds sont capables d'empêcher les premiers d'avoir envie de s'en servir.
Le premier tome de Fondation
est un recueil de nouvelles. Plusieurs générations séparent à chaque
fois les épisodes, permettant de découvrir une nouvelle donne politique. On suit l'évolution de l'empire jusqu'au déclin prophétisé, puis l'établissement de la Fondation dont le but est de réduire la période de chaos résultant de la chute de l'empire, de trente mille à mille ans. Chaque nouvelle du premier tome raconte comment un individu, par son comportement exemplaire, a mis en danger le plan Seldon, pour finalement renforcer la Fondation. Salvor Hardin, par exemple, est un des premiers maires de Terminus, planète siège de la Première Fondation, située au fin fond de la Galaxie, endroit peu stratégique à première vue. Avec une démagogie qui ferait pâlir n'importe lequel de nos hommes politiques, il renverse le conseil des Encyclopédistes. Terminus est alors un petit monde isolé, avec peu de ressources et il est convoité par les quatre royaumes voisins. Hardin sait tirer profit des avantages de la Fondation, à savoir son avance technique et il propose à ses voisins une aide dans ce domaine: l'énergie nucléaire dont il entoure le concept d'une aura mystique, comme d'origine "surnaturelle". Dans une suite jubilatoire de joutes oratoires entre Hardin et son ennemi politique, notre homme parvient à assoir la puissance de la Fondation sur plusieurs siècles. "La violence est le dernier refuge de l'incompétence", commente Hardin.
Au fil
des siècles, Hari Seldon est sacralisé, la psycho-histoire élevée au rang
de « religion ». Bien que ce type de croyances archaïques ait déserté
la galaxie depuis des millénaires, les hommes ont toujours une propension à croire aveuglement en quelque chose, propension que la Fondation saura mettre à profit pour s'imposer dans toute la galaxie. Salvor Hardin, Hober Mallow (un marchand, qui fait passer la Fondation de l'ère des Maires à l'ère des Marchands en utilisant l'arme économique pour étendre la sphère d'influence de Terminus), entrent au Panthéon des hommes les plus importants de l'histoire de la Fondation.
Les deux derniers tomes de Fondation, écrits vingt ans plus tard, se déroulent 500 ans
après le tome 3. La Seconde Fondation est censée avoir été vaincue, mais un
jeune conseiller de la Première est convaincu du contraire. Il n’hésite pas à
critiquer la trop grande efficacité du Plan Seldon qui serait due selon lui à
l’action secrète d’acteurs inconnus. A ce stade on est à la moitié de
l’inter-règne de 1000 ans et le Plan consiste à dire quoi faire en période de
« crises » - prévues par Hari-
pour qu’advienne le nouvel Empire galactique. Ce conseiller Golan Trévize part
en mission avec un érudit maître des mythes et légendes sur les origines de
l’humanité.
(J'essaie d'en dire assez sans trop en dire pour ne pas révéler toute l'intrigue ...)
Il faut dire que depuis 20 000 ans, les humains ont
perdu de vue les prémices de leur Histoire. Ils considèrent que l’Empire a
toujours existé, en tout cas ils n’envisagent aucunement que tous puissent
provenir d’une seule et même petite planète qui aurait vu la vie apparaître.
C’est cette quête qui est racontée dans les deux derniers tomes de Fondation et
c’est cette même quête qui vient épouser le scénario des Robots.
En effet, tout le cycle des Robots se passe sur Terre et sur
quelques mondes – 50 en tout mais seules Solaria et Aurora abritent chacune un épisode
du cycle. Nous sommes dans un futur éloigné de nous de quelques centaines d’années. Une
catégorie de citoyens que l’on pourrait qualifier de
« transhumains », d’hommes augmentés, a émigré sur des planètes
voisines. Ils y vivent entourés de robots plus ou moins humaniformes. Les terriens,
eux, vivent chichement agglutinés dans l’inconfort de la surpopulation. Les
villes sont souterraines, les éléments sont contrôlés, les robots sont
malvenus. On préfère les ordinateurs. Ces terriens n’ont aucune vélléité
expansionniste. Sur les mondes extérieurs vivent les Spaciens. Accoutrés de
filtres nasaux, de gants, bénéficiant d’une longévité de 20 à 50 décennies
(!), ils fuient le contact réel et vouent
unanimement aux terriens un mépris sans concessions. Cette époque correspond à
une première vague de colonisation – par les spaciens et leurs robots, et
limitée à 50 mondes. Le cycle se termine lorsque les terriens décident de coloniser
la galaxie.
C’est en effet la seule option qu’ils ont s'ils ne veulent pas voir
périr l’humanité. Pour se décider à affronter le vide de l’espace, il leur faut
surmonter une terreur atavique véritablement pernicieuse : étant si
nombreux sur terre, vivant entre les murs sécurisants des villes, bercés par le
bruit incessant des activités humaines, les terriens ont une phobie de l’Extérieur.
Ils font un malaise rien qu’à imaginer avoir le ciel vide au dessus de leur
tête, comme si ce vide allait les aspirer vers le néant de l’espace infini.
Seul Elijah Baley, le personnage principal des quatre derniers tomes des
Robots, développe le courage d’aller à la rencontre des autres mondes. Il fait
la connaissance, à contre cœur, d’un robot humaniforme unique en son genre,
Daneel Olivaw, et ce dans le cadre d’une enquête ouverte pour meurtre. Une
amitié vitale et des plus fraternelles se crée étonnamment entre les deux
personnages. Baley et Daneel sont à l’origine de la seconde vague de
colonisation qui a permis aux humains de peupler la galaxie, jusqu’à perdre de
vue la Terre.
Les Spaciens disparaissent en quelques générations du fait de
leur dépendance aux robots, de leur trop grande aseptisation, et d’une mentalité
finalement peu humaniste. On trouvera une histoire d’amour merveilleuse entre
une Spacienne et notre Baley, lorsque 200 ans après la mort de notre héros, son
descendant de 7ème génération vient la trouver pour lui confier une mission à
Baleyworld, premier bastion de l’empire à venir. On s’entichera de Daneel que
l’on retrouvera quelque part dans la galaxie 20 000 ans plus tard, face à
Golan Trévize. Ce même Fondateur posera son vaisseau gravitique sur Aurora et
Solaria, 2 des 50 Mondes Interdits mentionnés au hasard de quelques vieux
mythes, et nous montrera ce qu’il reste de ces antiques Mondes Extérieurs
spaciens.
Certains passages des tomes 4 et 5 sont
absolument savoureux. Baley se trouve à plusieurs reprises à l'Extérieur, en
proie à l'air libre, et cela donne lieu à des scènes de panique où notre pauvre
héros baigne dans un touchant ridicule.
Voici un passage où Baley se trouve sur
Aurora, face à son premier orage.
(Les
Robots tome 5, « Les Robots de l’aube », chapitre XV « Daneel
et Giskard », sous-chapitres 60 et 61).
En sortant d'un édifice, accompagné de ses
"associés" robots Daneel et Giskard, Baley découvre la réalité du
tonnerre.
« La porte s’ouvrit et Baley laissa
échapper un petit cri en faisant un bond en arrière. Un vent glacial soufflait
en rafales et, sur le fond du ciel – pas noir mais gris foncé - , le sommet des
arbres était fouetté en tous sens.
De l’eau tombait du ciel, à torrents.
Baley, épouvanté, vit un éclair de lumière aveuglante zébrer le ciel et puis le
grondement se refit entendre, cette fois avec un grand fracas d’explosion,
comme si cette vive lumière avait déchiré les nuages pour en laisser échapper
ce bruit horrible. Baley tourna les talons et rebroussa chemin de toute la
vitesse de ses jambes, en gémissant.
Baley senti la poigne solide de Daneel sur
le haut de son bras, près de l’épaule. Il s’arrêta et s’efforça de maîtriser
ses gémissements puérils, mais continua de trembler.
Daneel lui dit, avec un respect infini :
-Camarade Elijah, c’est un orage… attendu…
prédit… normal.
- Je le sais, souffla Baley.
Oui, il le savait. Les orages avaient été
longuement décrits dans les livres qu’il avait lus, romans ou documents. Il en
avait vu en photographie et en hypervision, avec le bruit et tout.
Mais la réalité, cependant (le son et le
spectacle réel), n’avait jamais pénétré dans les entrailles de la Ville et
jamais de sa vie il n’avait assisté à pareil phénomène.
Malgré tout ce qu’il savait –
intellectuellement – des orages, il était viscéralement incapable d’affronter
leur réalité. En dépit des descriptions, des collections de mots, de ce qu’il
avait vu sur de petites illustrations et des écrans, entendu par des
enregistrements, en dépit de tout cela, il n’avait jamais imaginé que les
éclairs étaient aussi aveuglants et s’étiraient en travers du ciel tout entier,
que le son était aussi grave et vibrant ni qu’il se répercutait ainsi, que tout
était si soudain, que la pluie tombait ainsi, comme d’une cuvette renversée,
inlassablement.
-Je ne peux pas sortir là-dedans,
marmonna-t-il d’une voie désespérée
-Ce ne sera pas la peine, dit gentiment
Daneel. Giskard va aller chercher l’aéroglisseur. Il l’amènera juste devant la
porte. Vous ne recevrez pas une goutte de pluie.
-Pourquoi ne pas attendre que cela cesse ?
-Ce ne serait pas souhaitable, camarade
Elijah. Il va certainement continuer de pleuvoir, au moins un peu, jusqu’après
minuit.
Baley se força à faire demi-tour et
regarda Daneel dans les yeux. Il lui parurent très soucieux, mais il pensa
tristement que ce n’était là que son interprétation personnelle. Les robots n’avaient
pas de sentiments, rien que des impulsions positroniques imitant ces
sentiments. (Et peut-être les êtres humains n’avaient-ils pas de sentiments non
plus, rien que des impulsions nerveuses interprétées comme des sentiments.)
Il s’aperçut vaguement que le professeur
Amadiro n’était plus là.
-Amadiro m’a retardé sciemment, dit-il, en
me distrayant par son bavardage oiseux, en empêchant Giskard et toi de l’interrompre
et de m’avertir de l’orage.
-On le dirait. Et si l’orage vous retient
ici et maintenant, ce sera exactement ce qu’il espère.
Baley respira profondément.
-Tu as raison. Je dois partir… vaille que
vaille.
A contrecoeur, Baley fit un pas vers la
porte, restée ouverte, encadrant encore un paysage gris foncé noyé de pluie
battante. Encore un pas… puis un autre, en s’appuyant lourdement sur Daneel.
Giskard attendait patiemment sur le seuil. Baley s’arrêta et ferma les yeux un
moment. Puis il dit à voix basse, en parlant plus à lui-même qu’à Daneel :
-Il faut que j’y aille…
Et il avança encore d’un pas.
-Vous sentez-vous bien, monsieur ?
demanda Giskard.
C’était une question idiote, dictée par la
programmation du robot, pensa Baley. Mais au moins ce n’était pas pire que les
questions posées par les êtres humains, parfois follement hors de propos et
programmées par l’étiquette.
-Oui, répondit-il d’une voix qu’il
essayait – en vain – d’élever mais qui ne fut qu’un chuchotement rauque.
C’était une réponse inutile à une sotte
question car Giskard, tout robot qu’il était, voyait bien que Baley se sentait
très mal et que sa réponse était un mensonge flagrant.
Elle fut cependant acceptée et cela libera
Giskard pour la suite. Il dit :
-Je vais maintenant aller chercher l’aéroglisseur
et je l’amenerai à la porte.
-Est-ce qu’il marchera avec toute… toute
cette eau, Giskard ?
-Oui, monsieur. Cette pluie n’est pas
anormale.
Le robot parti en marchant posément sous l’averse.
Les éclairs scintillaient presque
continuellement et le tonnerre n’était qu’un grondement incessant s’élevant
toutes les quelques minutes en un crescendo fracassant.
Pour la première fois de sa vie, Baley se
surprit à envier un robot. Pouvoir marcher ainsi, être indifférent à l’eau, au
bruit, aux éclairs, être capable d’ignorer l’environnement et jouir d’une
pseudo-vie absolument courageuse, ne pas connaitre la peur de la douleur ou de
la mort, parce que la peur et la mort n’existaient pas…
Et, cependant, être incapable d’une
originalité de pensée, ne jamais connaître les bonds imprévisibles de l’intuition…
Ces dons valaient-ils le prix que l’humanité
payait pour eux ?
A ce moment-là, Baley n’aurait pu le dire.
Il savait qu’une fois qu’il n’éprouverait plus de terreur, il découvrirait qu’aucun
prix n’est trop élevé pour avoir le privilège d’être humain. Mais à présent,
alors qu’il ne ressentait rien d’autre que les battements de son cœur et la
perte de toute volonté, il ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi servait
d’être humain si l’on ne pouvait pas maîtriser cette terreur profondément
enracinée, cette agoraphobie maladive.
Pourtant, il y avait deux jours qu’il
circulait à l’Extérieur et il avait réussi à y être presque à l’aise. Mais la
peur n’avait pas été vaincue. Il le savait maintenant. Il l’avait étouffée en
pensant avec force à d’autres choses, mais l’orage écrasait toute pensée, forte
ou non.
Il ne pouvait pas le permettre. Si tout le
reste échouait – la pensée, la fierté, la volonté – alors il devait se rabattre
sur la honte. Il ne pouvait pas s’effondrer sous le regard supérieur et impersonnel
des robots. La honte devait être plus forte que la peur. I
Il sentit la main ferme de Daneel sur sa
taille et la honte le retint de faire la seule chose qu’il voulait faire en ce
moment, se tourner vers lui et cacher sa figure contre le torse du robot. Si
Daneel avait été humain, il n’aurait pas résisté…
Il avait perdu tout contact avec la
réalité car soudain il perçut la voix de Daneel, comme si elle lui parvenait de
très loin. Il eut l’impression que Daneel ressentait quelque chose de voisin de
la panique.
-Camarade Elijah, vous m’entendez ?
La voix de Giskard, tout aussi éloignée,
conseilla :
-Nous devons le porter.
-Non ! marmonna Baley. Laissez-moi
marcher.
Peut-être ne l’entendirent-ils pas.
Peut-être n’avait-il pas vraiment parlé, il l’avait simplement cru. Il se
sentit soulevé du sol. Son bras gauche pendait, inerte, et il essaya de le
lever, de le poser sur des épaules, de se hisser.
Mais son bras gauche continuait de se
balancer inutilement et il se débattit en vain.
Il eut vaguement conscience de se déplacer
en l’air, il sentit quelque chose de mouillé sur sa figure. Ce n’était pas
réellement de l’eau, plutôt de l’humidité. Puis il eut la pression d’une
surface dure contre son flanc gauche, d’une autre plus souple contre son côté
droit. Il était dans l’aéroglisseur, de nouveau coincé entre Giskard et Daneel.
Il avait surtout conscience que Giskard était très mouillé.
Un air chaud cascada autour de lui, sur
lui. Avec l’obscurité et l’eau ruisselant sur les vitres, elles étaient
pratiquement opacifiées et Baley le cru jusqu’à ce que l’opacité réelle se
fasse et qu’ils se trouvent dans l’obscurité absolue. Le bruit étouffé des jets
d’air, quand l’aéroglisseur s’éleva en se balançant au-dessus de l’herbe, parut
couvrir le tonnerre et diminuer son intensité.
-Je regrette l’inconfort de ma surface trempée,
monsieur, dit Giskard. Je vais sécher rapidement. Nous allons attendre un
moment ici que vous vous remettiez.
Baley respirait plus facilement. Il se
sentait délicieusement protégé, enfermé. Rendez-moi ma Ville, pensa-t-il.
Supprimez tout l’Univers et laissez les Spatiens le coloniser. La Terre est tout
ce qu’il nous faut.
Alors même qu’il pensait cela, il savait
que c’était sa folie qui parlait, pas lui. »
Fin de l’extrait.
Voilà de manière très synthétique à quoi ressemble la trame
de l’œuvre majeure d’Asimov. Mais la principale valeur de l’œuvre n’est pas
dans l’histoire factuelle que je viens de présenter. Le génie d’Asimov, sa
virtuosité époustouflante, est ailleurs.
Il réside dans un premier temps, dans une maîtrise de la
logique « hypothético-déductive ».
Tous les personnages principaux des deux cycles Fondation et
Robots, chaque héros des nouvelles qui en constituent les premiers tomes, qu’il
s’agisse de Gaal Dornick, Hober Mallow, Salvor Hardin, Susan Calvin et
d’autres, et qu’il s’agisse de Stor Gendibal, Golan Trévize, Elijah Baley, Daneel Olivaw, ou Hari Seldon, qui animent les plus gros volumes,
tous ont un point commun : la capacité de formuler des déductions justes à
partir d’éléments très partiels, contradictoires, d’apparence douteuse. Ils ont
une intuition fulgurante mêlée à un sens logique imparable. Asimov fait preuve
d’une rigueur assez exceptionnelle tout au long de ses ouvrages ( avec un bémol
pour le dernier tome des robots ). Bien qu’il soit un auteur de la concrétude,
c’est-à-dire que « tout est action », Asimov prend le temps de
développer des intrigues, des rapports très complexes et l’on suit chaque
raisonnement dans les moindres détails. La pensée logique est mise à nue à de
très nombreuses reprises. A chaque fois qu’une réflexion a cours, elle est
exposée, argumentée, elle renvoie à des détails qui se révèlent moins anodins
qu’ils ne semblaient l’être au moment où notre œil les a croisés. Il mélange
avec une dextérité rare les subtilités de la psychologique et le maniement
quasi mathématique des hypothèses.
Asimov affectionne tant la réflexion, il soigne les
déductions de ses personnages avec une telle virtuosité, qu’il a fait de cette
capacité le point décisif des deux derniers tomes de Fondation. Je m’explique.
Le personnage Golan Trévize, Conseiller de la Première Fondation, a été
« choisi » par Gaïa (une
planète métaorganique secrète, dotée d’une conscience collective et dont les
habitants possèdent une capacité télépathique) pour la seule raison qu’il est
capable de « choisir juste » et avec « certitude » sans
disposer de tous les éléments. Il peut déduire "juste". En effet, tout l’avenir de la galaxie repose sur
une décision politique majeure, un choix stratégique entre le projet des
Premiers Fondateurs, celui des Seconds et celui des Gaïens.
Par exemple, la critique que fait Trévize sur les limites de
la psycho-histoire vieille de près d’un millénaire est saisissante. En voici un
extrait (Fondation tome 5, « Terre et Fondation », IIIème partie
« Aurora », chapitre 8 « Monde interdit », sous-chapitre 31) :
Golan Trévize est accompgné du vieil historien Janov Pelorat
et tous deux sont à bord d’un vaisseau à la recherche de la planète des
origines, la Terre.
« - C’est vraiment impressionnant d’imaginer tout ce
que l’ordinateur fait pour nous, dit Pelorat.
-J’y pense en permanence.
-Que feriez-vous sans lui ?
-Que ferais-je sans un vaisseau gravitique ? Que
ferais-je sans ma formation d’astronaute ? Que ferais-je sans vingt mille
ans de technologie hyperspatiale derrière moi ? Le fait est que je suis
moi-même, ici, et maintenant. Supposez qu’on se projette à vingt mille ans dans
l’avenir. De quels prodiges techniques ne devrions-nous pas être reconnaissants ?
Ou se pourrait-il que dans vingt mille ans l’humanité n’existe plus ?
- Peu probable, dit Pelorat. Peu probable qu’elle n’existe
plus. Même si nous ne faisons pas partie de Galaxia (le projet de société des Gaïens), nous aurons toujours la
psychohistoire pour nous guider.
Trévize pivota dans son fauteuil. Il regarda Pelorat d’un
air intrigué et dit :
-La psychohistoire ! Vous savez, Janov, le sujet est
venu deux fois sur le tapis ces derniers jours et les deux fois on l’a décrit
comme une superstition. Je l’ai dit moi-même, le premier, et la ministre
Deniador l’a répété ensuite. Après tout, comment pouvez-vous définir la
psychohistoire autrement que comme une superstition de la Fondation ? N’est-ce
pas une croyance, dénuée de toute preuve ? Qu’en pensez-vous, Janov ?
Après tout, c’est davantage votre domaine que le mien.
- Pourquoi dites-vous qu’il n’y a aucune preuve, Golan ?
L’hologramme d’Hari Seldon a fait une douzaine d’apparitions au court des dix
derniers siècles et, chaque fois, il a discuté des évènements tels qu’ils se
produisaient. Il n’aurait pas pu les connaître à l’avance à son époque, s’il n’avait
pas été capable de les prédire par la psychohistoire.
Trévize acquiesça. « Cela paraît impressionnant et le
résultat reste remarquable. Pourtant il y a là-dedans un petit côté magique
désagréable. N’importe quel magicien peut réussir des tours.
-Aucun magicien ne pourrait prédire un avenir éloigné de
plusieurs siècles.
-Aucun magicien ne pourrait réellement faire ce qu’il veut
vous faire croire qu’il fait.
-Allons, Golan. Je ne vois pas quel truc me permettrait de
prédire ce qui se produira dans cinq siècles d’ici.
-Pas plus que vous n’imaginez quel truc permet à un magicien
de lire le contenu d’un message dissimulé dans un pseudo-tesseract en orbite
dans un satellite artificiel inhabité. Malgré tout, j’ai vu un magicien le
faire. L’idée ne vous est jamais venue que le simulacre d’Hari Seldon pourrait
être truqué par le gouvernement ?
Pelorat donna l’impression d’être révolté par cette
suggestion. « Ils ne feraient pas ça. »
Trévize émit un borborygme méprisant.
« Et ils se feraient prendre s’ils essayaient, ajouta
le bon docteur.
-Je n’en suis pas du tout certain. Le fait demeure,
toutefois, que nous ignorons totalement comment marche la psychohistoire.
-Je ne sais pas comment marche l’ordinateur mais je sais qu’il
marche.
-C’est parce que d’autres le savent. Qu’en serait-il si personne ne le savait ? A ce
moment-là si pour une raison ou une autre, il cessait de fonctionner, nous
serions totalement désemparés. Et si la psychohistoire cessait subitement de
marcher…
-Les Seconds Fondateurs connaissent les mécanismes de la
psychohistoire.
- Qu’en savez-vous, Janov ?
- C’est ce qu’on dit.
- On peut dire n’importe quoi… Je suis sérieux, Janov. Que
savez-vous réellement de la psychohistoire ?
Pelorat paru prit de court. « Rien. Il y a des mondes
entre un historien – ce que je suis, d’une certaine manière – et un
psychohistorien… Bien sûr, je suis au courant des deux conditions de base de la
psychohistoire, mais tout le monde les connaît.
-Même moi. La première requiert que le nombre d’êtres
humains impliqués soit assez grand pour rendre valide un traitement
statistique. Mais quelle est la dimension d’ « assez grand » ?
-La dernière estimation de la population galactique tourne
autour de quelque chose comme dix millions de milliards, et le chiffre est
probablement sous-estimé. Voilà qui est sans aucun doute assez grand.
-Qu’en savez-vous ?
-Je le sais parce que la psychohistoire, ça marche, Golan.
Vous pouvez triturer la logique comme vous voulez, la psychohistoire marche.
-Et la seconde condition est que les hommes ne soient pas
avertis de la psychohistoire, pour éviter que cette connaissance ne gauchisse
leurs réactions… Seulement voilà, ils sont bel et bien au courant.
-Uniquement de son existence, mon ami. Ce n’est pas cela l’important.
La seconde condition est que les hommes n’aient pas connaissance des
prédictions de la psychohistoire, et c’est bien le cas – exception faite des
Seconds Fondateurs, qui sont censés les connaître, mais constituent un cas
particulier.
- Et à partir de ces deux seules conditions, s’est dévelopée
la science de la psychohistoire. C’est un peu dur à avaler.
-Pas de ces seules deux conditions, rectifia Pelorat. Elle
exige des mathématiques avancées et des méthodes statistiques élaborées. L’histoire
nous dit – si vous tenez à la tradition – que Hari Seldon a conçu la
psychohistoire sur le modèle de la théorie cinétique des gaz. Chaque atome ou
molécule d’un gaz se déplace au hasard, de sorte que nous ne connaissons pas
leur position ou leur vélocité individuellement. Malgré tout, les statistiques
nous permettent d’établir des règles gouvernant leur comportement général avec
une grande précision. De manière analogue, Seldon comptait décrire le
comportement général des sociétés humaines même si les solutions n’étaient pas
applicables au comportement individuel des hommes.
- Peut-être, mais les hommes ne sont pas des atomes.
-Certes, admit Pelorat. Un être humain a une conscience et
son comportement est suffisemment compliqué pour donner l’impression qu’il s’agit
de libre arbitre. Comment Seldon en a-t-il tenu compte, je n’en ai pas la
moindre idée, et je suis sûre que je n’y comprendrais rien même si un
spécialiste essayait de me l’expliquer… mais il y est parvenu.
-Et tout cela, à
condition de traiter une population humaine à la fois nombreuse et non avertie.
Cela ne vous semble-t-il pas un terrain bien meuble pour construire un édifice
mathématique aussi imposant ? Si ces conditions ne sont pas
scrupuleusement remplies, alors tout l’édifice s’effondre.
-Mais puisque le Plan ne s’est pas effondré…
- Ou si les conditions ne sont pas exactement fausses ou
inadaptées, mais simplement plus faibles qu’il n’est requis, la psychohistoire
pourra fonctionner de manière correcte pendant des siècles puis, que survienne
quelque crise particulière, elle s’effondrera… Ou bien imaginez qu’il y ait une
troisième condition ?
- Quelle troisième condition ? demanda Pelorat en
fronçant légèrement les sourcils.
-Je ne sais pas. Une démonstration peut apparaître
parfaitement élégante et logique et malgré tout contenir des hypothèses non
formulées. Peut-être que la troisième condition est une hypothèse qui va
tellement de soi que personne n’a jamais songé à la mentionner.
- Une hypothèse aussi évidente est en général suffisamment
valide, ou alors elle ne serait pas considérée comme allant de soi. »
Trévize souffla par le nez. « Si vous connaissiez l’histoire
des sciences aussi bien que vous connaissez l’histoire traditionnelle, Janov,
vous sauriez à quel point ceci est faux… »
Fin de l’extrait. C’est la dernière phrase qui est
magistrale, ainsi que la suggestion qu’il puisse exister des hypothèses non formulées.
Asimov se prête ici à un exercice logicien tel que les mathématiques en ont
connu notamment au début du 20ème siècle ( Programme de Hilbert,
théorie de Gödel), quand on a cherché à
valider les axiomes les plus fondamentaux sur lesquels reposaient les théories
les plus admises, ou celles en court de réflexion.
Et effectivement, à la fin de Fondation, on découvre que la psychohistoire reposait sur un postulat non dit, qui invalide la discipline.
Ce qui est plaisant et que l’on retrouve à la fois dans les
Robots et dans Fondation, c’est une espèce d’acharnement de la part d’Asimov,
dans un premier temps, à construire un édifice inviolable (La psychohistoire,
les trois lois de la robotique) qui résiste aux assauts des premiers tomes ( le
premier tome des Robots est un trésor d’habilité logicienne, j’y reviens dès
que je termine ma phrase), puis dans un second temps, à déconstruire méthodiquement
ce qu’il avait si solidement bâti. Ainsi les Robots finissent par disparaître,
ainsi la psychohistoire finit par être abandonnée. Des abandons qui prennent
forme une vingtaine d’années après qu’Asimov ait perfectionné ses concepts. Des
abandons qui se font tous au profit d’un maintien d’une condition humaine « naturelle »,
humaniste, holiste. Le projet Galaxia défendu par les Gaïens est assez
semblable à la cosmogonie que l’on trouve dans le film Avatar de James Cameron.
Les Spaciens transhumanistes du cycle des Robots courent droit à une
dégénérescence fatale et ce sont les humains farfelus, irrationnels, maladroits
et aventureux, à l’espérance de vie courte, sensibles aux maux qui conquièrent
la galaxie.
J’ai terminé plus que ma phrase et je reviens brièvement sur
le premier tome des Robots (un ensemble de nouvelles distinctes les unes des
autres et indépendantes des autres tomes mais qui familiarisent le lecteur avec
l’esprit de la robotique). Chacune de ces courtes histoires est un exercice de
pensée. Les personnages principaux sont des roboticiens dont le travail
consiste à trouver une solution à une situation incongrue que rien n’avait
permis d’anticiper. Les trois lois sont mises à mal systématiquement, et
toujours, avec brio, nos roboticiens trouvent une explication ou un remède qui
règle le problème sans contredire jamais aucune des trois lois. Un bijou.
Dans l’œuvre d’Asimov, un autre thème est récurrent. Il s’agit
de la mathématisation des sciences humaines, au-delà de la psychohistoire. On peut
aisément, par principe, s’ériger contre une telle démarche, mais on ne peut que
s’incliner devant l’astuce de notre auteur. A la fin du cycle des Robots, après avoir retourné dans tous les sens les lois de la robotique, le robot Daneel et son acolythe positronique Giskard s'interrogent sur l'éventuelle existence des lois de l'Humanique, qui pourraient être à l'origine d'une future science psychohistorique qui permettrait de comprendre et de prévoir le comportement humain, à grande échelle.
Voici un passage sur la sociologie, extrait des Robots, qui m’a bien plu ( Cycle des Robots tome 4, « Face aux feux su soleil »,
chapitre 10 « Solaria vaut Sparte »):
Le terrien et détective Elijah Baley se trouve sur la planète Solaria,
appartenant aux Spaciens. Ces derniers méprisent les terriens et n’ont aucun
contact physique entre eux. Baley réussi à obtenir une entrevue en face à face
avec Quemot, le seul sociologue –autoproclamé - de la planète qui compte environ
1200 habitants et 40 millions de robots. Notre détective veut comprendre les Solariens
pour pouvoir les interroger en face à face, afin de mener son enquête
convenablement pour résoudre le crime qui l’a mené ici.
« Une fois autonomes, pousuivit Quemot, notre premier
soin fut de nous assurer que la population ne croîtrait pas d’une manière
déraisonable. Aussi l’immigration est-elle restreinte et le contrôle des naissances
très strict. Quant aux nouveaux besoins qui peuvent se faire jour, nous les
satisfaisons sans difficulté en augmentant le nombre de nos robots et en
variant leurs spécialisations.
-Mais pourquoi les Solariens se refusent-ils à se voir les
uns les autres ? demanda Baley.
-C’est une conséquence inéluctable, voyons. Nous avons des
domaines immenses. Un domaine de deux millions et demi d’hectares n’est pas une
rareté, bien que les plus vastes propriétés comportent d’importantes surfaces
stériles. Mon propre domaine s’étend sur deux cent cinquante mille hectares,
mais tout est en bonnes terres. Mais de toute façon, ce sont les dimensions du
domaine, plus que toute autre chose, qui définissent la position sociale d’un
homme. Et l’un des avantages d’un vaste domaine est celui-ci : vous pouvez
vous y promener, sans but défini, sans grande chance de pénétrer sur celui de
votre voisin, donc de rencontrer le dit voisin. Comprenez-vous ?
-Oui, évidemment, je le conçois.
- Bref, un Solarien s’enorgueuillit de ne pas rencontrer ses
voisins. D’ailleurs, le domaine est si bien mis en valeur par les robots et se
suffit tant à lui-même que le Solarien n’a aucun motif de rencontrer d’autres
personnes. Ce désir de ne pas les rencontrer a conduit à l’amélioration des
installations de stéréovision ; ces améliorations à leur tour renforcèrent
la répugnance des uns et des autres à se voir en chair et en os. C’était un
cycle qui se renforçait par lui-même, une sorte de rétroaction. Vous me suivez
bien ?
-Ecoutez, Docteur Quemot, dit Baley, ce n’est pas la peine
de vous échiner à me simplifier à ce point les choses. Je ne suis pas un
sociologue, mais j’ai suivi des cours d’instruction de base à l’université. Ce n’était
bien sûr qu’une université terrienne, ajouta-t-il avec une humilité voulue,
mais je suis capable de comprendre des mathématiques.
- Des mathématiques ? dit Quemot, prononçant en fausset
la dernière syllabe.
- Oui, enfin, pas celles utilisées en robotique :
celles-là je ne saurais les assimiler. Mais je peux me débrouiller assez bien
dans les équations sociologiques. Tenez, par exemple, j’ai longuement pratiqué
l’équation Teramin.
-L’E … quoi ? s’il vous plaît, monsieur.
-
Vous l’appelez peut-être d’un autre nom ; mais elle consiste toujours en
le quotient d’inconvénients subis par rapport aux privilèges accordés :
-De quoi diable parlez-vous donc ?
Ceci proféré du ton bref et péremptoire des Spaciens,
stupéfiant littéralement Baley, qui en resta muet de saisissement.
-Voyons, les équations établissant la relation entre les
inconvénients subis et les privilèges accordés étaient une partie essentielle
de ce qu’il fallait savoir pour manier les gens sans causer d’explosion. Une
cabine privée pour une personne, dans un bain public, accordée à bon escient,
permet à une quantité X d’individus d’attendre avec patience que la même chance
leur échoie, la valeur de X fluctuant selon les variables déterminées en
fonction d’un environnement de l’Equation Teramin. Mais évidemment, sur un
monde ne comportant que privilèges sans la contrepartie d’inconvénients, l’Equation
Teramin se réduisait à une valeur très proche de zéro.
Peut-être avait-il mal choisi son exemple. Il essaya encore
une fois :
-Ecoutez, monsieur. C’est une chose que d’obtenir des éléments
qualitatifs sur cette progression du préjugé contre la présence effective, mais
cela n’avance en rien mes affaires. Je tiens à obtenir une analyse exacte dudit
préjugé afin de pouvoir le contrer d’une manière effective. Je désire persuader
les gens de me voir comme vous le faites en ce moment.
-Monsieur Baley, dit Quemot, vous ne pouvez agir sur les
émotions et les sentiments humains comme s’ils relevaient d’un cerveau
positronique.
-Je n’ai jamais prétendu le pouvoir. La robotique est une
science fondée sur des déductions tandis que la sociologie est purement
intuitive. Mais les mathématiques peuvent s’appliquer également à l’une comme à
l’autre.
- La sociologie n’est pas une science exacte.
-Elle n’est pas non plus inexacte. »
Fin de l’extrait.
J’ai adoré l’équation Teramin et la manière
dont Baley renvoie ce pauvre sociologue solitaire à ses manuels. La joute
finale est très intéressante. A travers ce petit épisode, ce sont de vraies
questions épistémologiques et fondamentales qui sont soulevées, notamment sur la frontière entre sciences dures et sciences humaines, et la nature de l'une et l'autre, la place des mathématiques, leur degré de fiabilité.
Au fil des 4000 pages asimoviennes, on rencontre à chaque
tournant une jouissive petite cocasserie spirituelle. L’auteur fait preuve d’une
telle finesse d’analyse que ses écrits représentent à mes yeux un tissage
dentelé avec la plus grande virtuosité logicienne et c’est avec un plaisir sans
nom qu’on évolue dans les méandres de sa créativité géniale.
Tout esprit passionné de science et de technologie se voit
comblé par l’effusion d’objets triviaux dont le fonctionnement est à chaque
fois décrit de manière rigoureuse et vraisemblable (ascenseur gravitique,
hypervision, fouet neuronique, etc…). Tout esprit antirotondogirateur, disposé
à se perdre dans les pourquoi du comment, appréciera sans réserve ces milliers
de pages.