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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

dimanche 19 avril 2015

La promenade d'un géomètre - introduction


Le texte que je propose ici est inspiré par la lecture de l’avant propos à "Récoltes et Semailles" qu’Alexandre Grothendieck a rédigé au début des années 1980. Mathématicien reconnu comme étant un des plus grands mathématiciens- sinon le plus grand- du vingtième siècle, il est aussi connu pour s'être retiré du milieu académique au début des années 70 pour ses convictions profondément anti-militaristes et critiques envers la société.
Son ouvrage Récoltes et semailles est un texte de plus de mille pages qui n'a jamais été publié et ne le sera peut-être jamais, tant il est complexe et tourmenté. J’ai bien tenté d’aller plus loin dans la lecture de son œuvre, mais je n’y suis pas parvenue. Je me suis arrêtée après « la Lettre » qui précède l’introduction que j’ai, tout de même, à peine abordée et qui fait suite à l'avant-propos dont il est ici question. Je préciserai en conclusion pourquoi je n’ai pu poursuivre la lecture.

L’avant-propos en question est un texte véritablement sympathique à lire. Il le présente lui-même comme une promenade et c'en est une. On peut s’y engager sans appréhension. 
La partie qui m’a inspirée quelques réflexions est un passage très court dans lequel Alexandre Grothendrieck présente « sa mathématique » en des termes accessibles aux non-initiés. J’ai tenté de tirer de ces quelques lignes une substantifique moelle susceptible d’alimenter une réflexion philosophique qui me tient à cœur depuis longtemps.

Dans un premier temps, je vais exposer tant que faire se peut, ce que j’ai compris de sa mathématique. N’étant pas mathématicienne pour un sou, j’implore une certaine indulgence de la part de l’initié. Cependant, je considère que tout travail de vulgarisateur serait vain si un non-initié ne pouvait irrémédiablement pas tenter l’aventure excitante d’entrer maladroitement dans un monde qu’il ne connait pas. Si dans ce que je présente des contresens apparaissent, j’invite ardemment à ce qu’on me mette le nez dessus. 
Ensuite, à partir de cette présentation de la mathématique de Grothendrieck, à peine effleurée, je proposerai quatre idées que voici, dans l’ordre où ces idées me sont venues. Elles aussi ne demandent qu’à être discutées :
-                  -     La science mathématique s’est structurée autour de la problématique fondamentale du « discontinu » et du « continu » : nombre (discontinu) = arithmétique, grandeur (continue) = analyse, et forme (l’un et/ou l’autre) = géométrie, les trois grands domaines mathématiques ;
-                 -    Une petite poésie sur la « constante » et « l’invariant » mathématiques ;
-                 -    L’ontologie mathématique, en partant de la notion d’ « espace »;
-                 -   L’hypothèse farfelue que je défends : la mathématique n’est pas intrinsèquement rationnelle (mais la raison y contribue. Je plaisante, et je suis la seule à rire de mes blagues).

Plus sérieusement, l’avant-propos de Grothendrieck m’a apporté énormément de plaisir et j’ai hâte de partager les questions qu’ont soulevées sa lecture. Ce que je dis n’a aucune prétention mathématique. Ce n’est que réflexion ouverte et modeste sur quelques points de nature philosophique.

Une remarque : ne pas se laisser impressionner par certains termes, leur complexité est une illusion qui masque des choses simples. (Simples mais toutefois abstraites). Je conseille avec insistance la lecture d’un ouvrage de vulgarisation mathématique admirable et facile « Les énigmes mathématiques du IIIème millénaires» par Simon Singh, sans lequel, si je ne l'avais pas lu, j'aurais été désemparée face à la mention des « conjectures de Weil », de même que je suggère au lecteur de ressentir, au préalable, un intérêt minimal pour la discipline résolument fascinante des mathématiques.

On y va ?


1  -    La mathématique de Grothendrieck d’après ses dires dans son avant-propos : vers l’unification du nombre, de la grandeur et de la forme.

note avril 2016: ce texte ne sera pas terminé car le projet a donné naissance à Mathae, oeuvre de fiction.

mardi 7 avril 2015

Asimov: Robots et Fondation

Voilà, c’est fait. C’est fini. J’ai lu les quatorze livres qui constituent à peu près le cycle des Robots et de Fondation. Quelle épopée. 

J’ai commencé Fondation il y a 7 ans et j’ai été subjuguée par le talent d’Asimov. Cet auteur de science fiction primé à de très nombreuses reprises (entre autre, il a reçu le Prix Hugo de « la meilleure série de SF de tous les temps » en 1966 pour Fondation) est un homme résolument à part. Il est avec certitude un des plus grands esprits du siècle dernier. De formation scientifique, vulgarisateur, il est profondément humaniste et optimiste. C’est en entrant dans la trentaine qu’il publie un ensemble de quelques nouvelles qui formeront le premier tome de Fondation.

Asimov est apparemment plus connu pour le cycle de romans et de nouvelles qu’il a écrit sur le thème des robots, ou plus précisément sur les trois lois de la robotique. Les deux cycles – Fondation et Les Robots- se rejoignent dans les derniers tomes de l’un et l’autre.


Voici l’ordre dans lequel j'ai lu les livres :
Les trois premiers tomes de Fondation
La fin de l’éternité ( qui fait office de prélude à Fondation)
Les deux préquelles à Fondation (L’Aube de Fondation et Prélude à Fondation)
Les vents du changement (nouvelles indirectement liées aux deux cycles)
Les trois premiers tomes des Robots
Fondation 4
Les Robots 4
Fondation 5
Les Robots 5 et 6

Les deux derniers tomes de Fondation ont été écrits 20 ans après les trois premiers tomes, sur une commande de l’éditeur, sans qu’Asimov manifeste plus d’intérêt que cela au projet. Ces deux derniers tomes sont cependant excellents. 

J’ai longtemps rechigné avant  de lire les Robots. A chaque fois que je parlais d’Asimov autour de moi, pour partager un peu mon engouement, on me rétorquait « Oui, Asimov, celui qui a écrit les Robots », et moi d’ajouter « et aussi Fondation… », « Ah, ça je ne connais pas ». Et donc j’étais jalouse des Robots qui attiraient toute l’attention sur eux et ne laissaient rien à ma géniale Fondation. Cependant, avec le temps, après une dure négociation avec moi-même, j’ai réussi à faire preuve d’un peu de maturité et j’ai ouvert le premier tome des Robots.   
Ces éléments déterminants étant posés, je propose d’entrer dans le vif du sujet et d’approcher la virtuosité de l’auteur.

Voici pour commencer la trame de l’histoire de Fondation et le raccord avec le cycle des Robots. Une fois le contexte présenté, je soulignerai les principaux points qui ont retenu mon attention, à savoir : la psychohistoire et plus généralement, la mathématisation des sciences humaines ; la déduction asimovienne qui est le fondement de toute son œuvre. Quelques autres points viendront s’ajouter en temps et en heure à ce petit commentaire.

Fondation commence avec un extrait de l’Encyclopédia Galactica, un ouvrage fictif incontournable qui retrace l’histoire de l’empire galactique. Nous sommes dans un avenir lointain et imprécis, en 12 067 de l'Ere Galactique, qui se précise dans le dernier tome : environ 20 000 ans après notre ère. Les humains – et il n’y a aucune autre espèce d’êtres intelligents de quelque forme que ce soit dans tout Fondation -  ont essaimé dans la Voie Lactée. Ils peuplent 25 millions de mondes et le siège de l’empire se trouve sur une planète nommée Trantor. Cette ville planétaire souterraine constitue le centre administratif de l'Empire et héberge 40 milliards d’individus. Absolument tout ce qui relève de l’environnement est contrôlé. Par exemple, l’homme n’est plus soumis aux fuseaux horaires. Comme il vit sous terre, il n’y a plus de jour et de nuit. La lumière est artificielle et l’heure est la même en tout point du globe. La température de l’air et la gravité sont contrôlées sur la plupart des mondes. De même, on a inventé un langage commun : le galactique standard dont l’accent varie d’un coin de la galaxie à un autre. Aussi, tout ce qui est durée du jour, d’une année, s’exprime dans des rapports harmonisés qui ont été savamment repensés. A part toute une batterie de conventions sociales qu’il est plaisant de découvrir, l’homme de Fondation est semblable à nous.

Dans ce contexte impérial, un savant élabore une nouvelle science qui a pour but de prédire et de construire l’avenir de l’humanité sur une base mathématique. Cette science s’appelle la psycho-histoire. S’inspirant de la psychologie des foules, de l’histoire des civilisations, de la théorie du chaos et du second principe de la thermodynamique (qui est un des principes les plus importants qui gouvernent la matière aux côtés du principe de conservation de l’énergie), cette science fictive  repose sur deux axiomes fondamentaux que voici : si on prend un échantillon « suffisamment grand » d’individus, et si on maintient les individus dans l’ignorance des prédictions de la psycho-histoire, alors on peut influer sur le comportement des masses et établir des probabilités pour que certains événements se produisent.

Hari Seldon, notre savant, prédit l’effondrement prochain de l’empire, qui sera suivi d’une période de trente mille ans de chaos, avant qu’un nouvel empire ne voit le jour. Afin de réduire cet intermède chaotique à mille années au lieu de trente mille, Seldon propose l’établissement de deux Fondations. L’une, révélée, est chargée par des érudits de répertorier tout le savoir de l’humanité dans une encyclopédie (l'Encyclopedia Galactica). Cette petite communauté de savants repose sur les sciences physiques et le progrès technologique. La Seconde Fondation est secrète. Composée de psycho-historiens, c’est elle qui dirige en sous-main le cours de l’humanité. Elle se concentre sur la psychologie si bien qu’au bout de quelques centaines d’années, les Seconds Fondateurs ont développé la « mentallique », c’est-à-dire le contrôle de la pensée des individus.

Ainsi, par exemple, si la première Fondation découvre l'existence de la seconde et lui cherche noise, les premiers disposent d'un armement défiant toute concurrence, les seconds sont capables d'empêcher les premiers d'avoir envie de s'en servir.

Le premier tome de Fondation  est un recueil de nouvelles. Plusieurs générations séparent à chaque fois les épisodes, permettant de découvrir une nouvelle donne politique. On suit l'évolution de l'empire jusqu'au déclin prophétisé, puis l'établissement de la Fondation dont le but est de réduire la période de chaos résultant de la chute de l'empire, de trente mille à mille ans. Chaque nouvelle du premier tome raconte comment un individu, par son comportement exemplaire, a mis en danger le plan Seldon, pour finalement renforcer la Fondation. Salvor Hardin, par exemple, est un des premiers maires de Terminus, planète siège de la Première Fondation, située au fin fond de la Galaxie, endroit peu stratégique à première vue. Avec une démagogie qui ferait pâlir n'importe lequel de nos hommes politiques, il renverse le conseil des Encyclopédistes. Terminus est alors un petit monde isolé, avec peu de ressources et il est convoité par les quatre royaumes voisins. Hardin sait tirer profit des avantages de la Fondation, à savoir son avance technique et il propose à ses voisins une aide dans ce domaine: l'énergie nucléaire dont il entoure le concept d'une aura mystique, comme d'origine "surnaturelle". Dans une suite jubilatoire de joutes oratoires entre Hardin et son ennemi politique,  notre homme parvient à assoir la puissance de la Fondation sur plusieurs siècles. "La violence est le dernier refuge de l'incompétence", commente Hardin.

Au fil des siècles, Hari Seldon est sacralisé, la psycho-histoire élevée au rang de « religion ». Bien que ce type de croyances archaïques ait déserté la galaxie depuis des millénaires, les hommes ont toujours une propension à croire aveuglement en quelque chose, propension que la Fondation saura mettre à profit pour s'imposer dans toute la galaxie. Salvor Hardin, Hober Mallow (un marchand, qui fait passer la Fondation de l'ère des Maires à l'ère des Marchands en utilisant l'arme économique pour étendre la sphère d'influence de Terminus), entrent au Panthéon des hommes les plus importants de l'histoire de la Fondation.


Les deux derniers tomes de Fondation, écrits vingt ans plus tard, se déroulent 500 ans après le tome 3. La Seconde Fondation est censée avoir été vaincue, mais un jeune conseiller de la Première est convaincu du contraire. Il n’hésite pas à critiquer la trop grande efficacité du Plan Seldon qui serait due selon lui à l’action secrète d’acteurs inconnus. A ce stade on est à la moitié de l’inter-règne de 1000 ans et le Plan consiste à dire quoi faire en période de « crises » -  prévues par Hari- pour qu’advienne le nouvel Empire galactique. Ce conseiller Golan Trévize part en mission avec un érudit maître des mythes et légendes sur les origines de l’humanité.

(J'essaie d'en dire assez sans trop en dire pour ne pas révéler toute l'intrigue ...)

Il faut dire que depuis 20 000 ans, les humains ont perdu de vue les prémices de leur Histoire. Ils considèrent que l’Empire a toujours existé, en tout cas ils n’envisagent aucunement que tous puissent provenir d’une seule et même petite planète qui aurait vu la vie apparaître. C’est cette quête qui est racontée dans les deux derniers tomes de Fondation et c’est cette même quête qui vient épouser le scénario des Robots.

En effet, tout le cycle des Robots se passe sur Terre et sur quelques mondes – 50 en tout mais seules Solaria et Aurora abritent chacune un épisode du cycle. Nous sommes dans un futur éloigné de nous de quelques centaines d’années. Une catégorie de citoyens que l’on pourrait qualifier de « transhumains », d’hommes augmentés, a émigré sur des planètes voisines. Ils y vivent entourés de robots plus ou moins humaniformes. Les terriens, eux, vivent chichement agglutinés dans l’inconfort de la surpopulation. Les villes sont souterraines, les éléments sont contrôlés, les robots sont malvenus. On préfère les ordinateurs. Ces terriens n’ont aucune vélléité expansionniste. Sur les mondes extérieurs vivent les Spaciens. Accoutrés de filtres nasaux, de gants, bénéficiant d’une longévité de 20 à 50 décennies (!),  ils fuient le contact réel et vouent unanimement aux terriens un mépris sans concessions. Cette époque correspond à une première vague de colonisation – par les spaciens et leurs robots, et limitée à 50 mondes. Le cycle se termine lorsque les terriens décident de coloniser la galaxie.
C’est en effet la seule option qu’ils ont s'ils ne veulent pas voir périr l’humanité. Pour se décider à affronter le vide de l’espace, il leur faut surmonter une terreur atavique véritablement pernicieuse : étant si nombreux sur terre, vivant entre les murs sécurisants des villes, bercés par le bruit incessant des activités humaines, les terriens ont une phobie de l’Extérieur. Ils font un malaise rien qu’à imaginer avoir le ciel vide au dessus de leur tête, comme si ce vide allait les aspirer vers le néant de l’espace infini. Seul Elijah Baley, le personnage principal des quatre derniers tomes des Robots, développe le courage d’aller à la rencontre des autres mondes. Il fait la connaissance, à contre cœur, d’un robot humaniforme unique en son genre, Daneel Olivaw, et ce dans le cadre d’une enquête ouverte pour meurtre. Une amitié vitale et des plus fraternelles se crée étonnamment entre les deux personnages. Baley et Daneel sont à l’origine de la seconde vague de colonisation qui a permis aux humains de peupler la galaxie, jusqu’à perdre de vue la Terre.


Les Spaciens disparaissent en quelques générations du fait de leur dépendance aux robots, de leur trop grande aseptisation, et d’une mentalité finalement peu humaniste. On trouvera une histoire d’amour merveilleuse entre une Spacienne et notre Baley, lorsque 200 ans après la mort de notre héros, son descendant de 7ème génération vient la trouver pour lui confier une mission à Baleyworld, premier bastion de l’empire à venir. On s’entichera de Daneel que l’on retrouvera quelque part dans la galaxie 20 000 ans plus tard, face à Golan Trévize. Ce même Fondateur posera son vaisseau gravitique sur Aurora et Solaria, 2 des 50 Mondes Interdits mentionnés au hasard de quelques vieux mythes, et nous montrera ce qu’il reste de ces antiques Mondes Extérieurs spaciens.



Certains passages des tomes 4 et 5 sont absolument savoureux. Baley se trouve à plusieurs reprises à l'Extérieur, en proie à l'air libre, et cela donne lieu à des scènes de panique où notre pauvre héros baigne dans un touchant ridicule. 

Voici un passage où Baley se trouve sur Aurora, face à son premier orage. 
 (Les Robots tome 5, «  Les Robots de l’aube », chapitre XV « Daneel et Giskard », sous-chapitres 60 et 61).

En sortant d'un édifice, accompagné de ses "associés" robots Daneel et Giskard, Baley découvre la réalité du tonnerre. 

« La porte s’ouvrit et Baley laissa échapper un petit cri en faisant un bond en arrière. Un vent glacial soufflait en rafales et, sur le fond du ciel – pas noir mais gris foncé - , le sommet des arbres était fouetté en tous sens.
De l’eau tombait du ciel, à torrents. Baley, épouvanté, vit un éclair de lumière aveuglante zébrer le ciel et puis le grondement se refit entendre, cette fois avec un grand fracas d’explosion, comme si cette vive lumière avait déchiré les nuages pour en laisser échapper ce bruit horrible. Baley tourna les talons et rebroussa chemin de toute la vitesse de ses jambes, en gémissant.

Baley senti la poigne solide de Daneel sur le haut de son bras, près de l’épaule. Il s’arrêta et s’efforça de maîtriser ses gémissements puérils, mais continua de trembler.
Daneel lui dit, avec un respect infini :
-Camarade Elijah, c’est un orage… attendu… prédit… normal.
- Je le sais, souffla Baley.
Oui, il le savait. Les orages avaient été longuement décrits dans les livres qu’il avait lus, romans ou documents. Il en avait vu en photographie et en hypervision, avec le bruit et tout.
Mais la réalité, cependant (le son et le spectacle réel), n’avait jamais pénétré dans les entrailles de la Ville et jamais de sa vie il n’avait assisté à pareil phénomène.
Malgré tout ce qu’il savait – intellectuellement – des orages, il était viscéralement incapable d’affronter leur réalité. En dépit des descriptions, des collections de mots, de ce qu’il avait vu sur de petites illustrations et des écrans, entendu par des enregistrements, en dépit de tout cela, il n’avait jamais imaginé que les éclairs étaient aussi aveuglants et s’étiraient en travers du ciel tout entier, que le son était aussi grave et vibrant ni qu’il se répercutait ainsi, que tout était si soudain, que la pluie tombait ainsi, comme d’une cuvette renversée, inlassablement.
-Je ne peux pas sortir là-dedans, marmonna-t-il d’une voie désespérée
-Ce ne sera pas la peine, dit gentiment Daneel. Giskard va aller chercher l’aéroglisseur. Il l’amènera juste devant la porte. Vous ne recevrez pas une goutte de pluie.
-Pourquoi ne pas attendre que cela cesse ?
-Ce ne serait pas souhaitable, camarade Elijah. Il va certainement continuer de pleuvoir, au moins un peu, jusqu’après minuit.

Baley se força à faire demi-tour et regarda Daneel dans les yeux. Il lui parurent très soucieux, mais il pensa tristement que ce n’était là que son interprétation personnelle. Les robots n’avaient pas de sentiments, rien que des impulsions positroniques imitant ces sentiments. (Et peut-être les êtres humains n’avaient-ils pas de sentiments non plus, rien que des impulsions nerveuses interprétées comme des sentiments.)
Il s’aperçut vaguement que le professeur Amadiro n’était plus là.
-Amadiro m’a retardé sciemment, dit-il, en me distrayant par son bavardage oiseux, en empêchant Giskard et toi de l’interrompre et de m’avertir de l’orage.
-On le dirait. Et si l’orage vous retient ici et maintenant, ce sera exactement ce qu’il espère.
Baley respira profondément.
-Tu as raison. Je dois partir… vaille que vaille.
A contrecoeur, Baley fit un pas vers la porte, restée ouverte, encadrant encore un paysage gris foncé noyé de pluie battante. Encore un pas… puis un autre, en s’appuyant lourdement sur Daneel. Giskard attendait patiemment sur le seuil. Baley s’arrêta et ferma les yeux un moment. Puis il dit à voix basse, en parlant plus à lui-même qu’à Daneel :
-Il faut que j’y aille…
Et il avança encore d’un pas.

-Vous sentez-vous bien, monsieur ? demanda Giskard.
C’était une question idiote, dictée par la programmation du robot, pensa Baley. Mais au moins ce n’était pas pire que les questions posées par les êtres humains, parfois follement hors de propos et programmées par l’étiquette.
-Oui, répondit-il d’une voix qu’il essayait – en vain – d’élever mais qui ne fut qu’un chuchotement rauque.
C’était une réponse inutile à une sotte question car Giskard, tout robot qu’il était, voyait bien que Baley se sentait très mal et que sa réponse était un mensonge flagrant.
Elle fut cependant acceptée et cela libera Giskard pour la suite. Il dit :
-Je vais maintenant aller chercher l’aéroglisseur et je l’amenerai à la porte.
-Est-ce qu’il marchera avec toute… toute cette eau, Giskard ?
-Oui, monsieur. Cette pluie n’est pas anormale.
Le robot parti en marchant posément sous l’averse.
Les éclairs scintillaient presque continuellement et le tonnerre n’était qu’un grondement incessant s’élevant toutes les quelques minutes en un crescendo fracassant.
Pour la première fois de sa vie, Baley se surprit à envier un robot. Pouvoir marcher ainsi, être indifférent à l’eau, au bruit, aux éclairs, être capable d’ignorer l’environnement et jouir d’une pseudo-vie absolument courageuse, ne pas connaitre la peur de la douleur ou de la mort, parce que la peur et la mort n’existaient pas…
Et, cependant, être incapable d’une originalité de pensée, ne jamais connaître les bonds imprévisibles de l’intuition…
Ces dons valaient-ils le prix que l’humanité payait pour eux ?
A ce moment-là, Baley n’aurait pu le dire. Il savait qu’une fois qu’il n’éprouverait plus de terreur, il découvrirait qu’aucun prix n’est trop élevé pour avoir le privilège d’être humain. Mais à présent, alors qu’il ne ressentait rien d’autre que les battements de son cœur et la perte de toute volonté, il ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi servait d’être humain si l’on ne pouvait pas maîtriser cette terreur profondément enracinée, cette agoraphobie maladive.
Pourtant, il y avait deux jours qu’il circulait à l’Extérieur et il avait réussi à y être presque à l’aise. Mais la peur n’avait pas été vaincue. Il le savait maintenant. Il l’avait étouffée en pensant avec force à d’autres choses, mais l’orage écrasait toute pensée, forte ou non.
Il ne pouvait pas le permettre. Si tout le reste échouait – la pensée, la fierté, la volonté – alors il devait se rabattre sur la honte. Il ne pouvait pas s’effondrer sous le regard supérieur et impersonnel des robots. La honte devait être plus forte que la peur. I
Il sentit la main ferme de Daneel sur sa taille et la honte le retint de faire la seule chose qu’il voulait faire en ce moment, se tourner vers lui et cacher sa figure contre le torse du robot. Si Daneel avait été humain, il n’aurait pas résisté…
Il avait perdu tout contact avec la réalité car soudain il perçut la voix de Daneel, comme si elle lui parvenait de très loin. Il eut l’impression que Daneel ressentait quelque chose de voisin de la panique.
-Camarade Elijah, vous m’entendez ?
La voix de Giskard, tout aussi éloignée, conseilla :
-Nous devons le porter.
-Non ! marmonna Baley. Laissez-moi marcher.
Peut-être ne l’entendirent-ils pas. Peut-être n’avait-il pas vraiment parlé, il l’avait simplement cru. Il se sentit soulevé du sol. Son bras gauche pendait, inerte, et il essaya de le lever, de le poser sur des épaules, de se hisser.
Mais son bras gauche continuait de se balancer inutilement et il se débattit en vain.
Il eut vaguement conscience de se déplacer en l’air, il sentit quelque chose de mouillé sur sa figure. Ce n’était pas réellement de l’eau, plutôt de l’humidité. Puis il eut la pression d’une surface dure contre son flanc gauche, d’une autre plus souple contre son côté droit. Il était dans l’aéroglisseur, de nouveau coincé entre Giskard et Daneel. Il avait surtout conscience que Giskard était très mouillé.
Un air chaud cascada autour de lui, sur lui. Avec l’obscurité et l’eau ruisselant sur les vitres, elles étaient pratiquement opacifiées et Baley le cru jusqu’à ce que l’opacité réelle se fasse et qu’ils se trouvent dans l’obscurité absolue. Le bruit étouffé des jets d’air, quand l’aéroglisseur s’éleva en se balançant au-dessus de l’herbe, parut couvrir le tonnerre et diminuer son intensité.
-Je regrette l’inconfort de ma surface trempée, monsieur, dit Giskard. Je vais sécher rapidement. Nous allons attendre un moment ici que vous vous remettiez.
Baley respirait plus facilement. Il se sentait délicieusement protégé, enfermé. Rendez-moi ma Ville, pensa-t-il. Supprimez tout l’Univers et laissez les Spatiens le coloniser. La Terre est tout ce qu’il nous faut.
Alors même qu’il pensait cela, il savait que c’était sa folie qui parlait, pas lui. »



Fin de l’extrait.

Voilà de manière très synthétique à quoi ressemble la trame de l’œuvre majeure d’Asimov. Mais la principale valeur de l’œuvre n’est pas dans l’histoire factuelle que je viens de présenter. Le génie d’Asimov, sa virtuosité époustouflante, est ailleurs.

Il réside dans un premier temps, dans une maîtrise de la logique « hypothético-déductive ».
Tous les personnages principaux des deux cycles Fondation et Robots, chaque héros des nouvelles qui en constituent les premiers tomes, qu’il s’agisse de Gaal Dornick, Hober Mallow, Salvor Hardin, Susan Calvin et d’autres, et qu’il s’agisse de Stor Gendibal, Golan Trévize, Elijah Baley, Daneel Olivaw, ou Hari Seldon, qui animent les plus gros volumes, tous ont un point commun : la capacité de formuler des déductions justes à partir d’éléments très partiels, contradictoires, d’apparence douteuse. Ils ont une intuition fulgurante mêlée à un sens logique imparable. Asimov fait preuve d’une rigueur assez exceptionnelle tout au long de ses ouvrages ( avec un bémol pour le dernier tome des robots ). Bien qu’il soit un auteur de la concrétude, c’est-à-dire que « tout est action », Asimov prend le temps de développer des intrigues, des rapports très complexes et l’on suit chaque raisonnement dans les moindres détails. La pensée logique est mise à nue à de très nombreuses reprises. A chaque fois qu’une réflexion a cours, elle est exposée, argumentée, elle renvoie à des détails qui se révèlent moins anodins qu’ils ne semblaient l’être au moment où notre œil les a croisés. Il mélange avec une dextérité rare les subtilités de la psychologique et le maniement quasi mathématique des hypothèses.
Asimov affectionne tant la réflexion, il soigne les déductions de ses personnages avec une telle virtuosité, qu’il a fait de cette capacité le point décisif des deux derniers tomes de Fondation. Je m’explique. Le personnage Golan Trévize, Conseiller de la Première Fondation, a été « choisi »  par Gaïa (une planète métaorganique secrète, dotée d’une conscience collective et dont les habitants possèdent une capacité télépathique) pour la seule raison qu’il est capable de « choisir juste » et avec « certitude » sans disposer de tous les éléments. Il peut déduire "juste". En effet, tout l’avenir de la galaxie repose sur une décision politique majeure, un choix stratégique entre le projet des Premiers Fondateurs, celui des Seconds et celui des Gaïens.

Par exemple, la critique que fait Trévize sur les limites de la psycho-histoire vieille de près d’un millénaire est saisissante. En voici un extrait (Fondation tome 5, « Terre et Fondation », IIIème partie « Aurora », chapitre 8 « Monde interdit », sous-chapitre 31) :

Golan Trévize est accompgné du vieil historien Janov Pelorat et tous deux sont à bord d’un vaisseau à la recherche de la planète des origines, la Terre.

« - C’est vraiment impressionnant d’imaginer tout ce que l’ordinateur fait pour nous, dit Pelorat.
-J’y pense en permanence.
-Que feriez-vous sans lui ?
-Que ferais-je sans un vaisseau gravitique ? Que ferais-je sans ma formation d’astronaute ? Que ferais-je sans vingt mille ans de technologie hyperspatiale derrière moi ? Le fait est que je suis moi-même, ici, et maintenant. Supposez qu’on se projette à vingt mille ans dans l’avenir. De quels prodiges techniques ne devrions-nous pas être reconnaissants ? Ou se pourrait-il que dans vingt mille ans l’humanité n’existe plus ?
- Peu probable, dit Pelorat. Peu probable qu’elle n’existe plus. Même si nous ne faisons pas partie de Galaxia (le projet de société des Gaïens), nous aurons toujours la psychohistoire pour nous guider.
Trévize pivota dans son fauteuil. Il regarda Pelorat d’un air intrigué et dit :
-La psychohistoire ! Vous savez, Janov, le sujet est venu deux fois sur le tapis ces derniers jours et les deux fois on l’a décrit comme une superstition. Je l’ai dit moi-même, le premier, et la ministre Deniador l’a répété ensuite. Après tout, comment pouvez-vous définir la psychohistoire autrement que comme une superstition de la Fondation ? N’est-ce pas une croyance, dénuée de toute preuve ? Qu’en pensez-vous, Janov ? Après tout, c’est davantage votre domaine que le mien.
- Pourquoi dites-vous qu’il n’y a aucune preuve, Golan ? L’hologramme d’Hari Seldon a fait une douzaine d’apparitions au court des dix derniers siècles et, chaque fois, il a discuté des évènements tels qu’ils se produisaient. Il n’aurait pas pu les connaître à l’avance à son époque, s’il n’avait pas été capable de les prédire par la psychohistoire.
Trévize acquiesça. « Cela paraît impressionnant et le résultat reste remarquable. Pourtant il y a là-dedans un petit côté magique désagréable. N’importe quel magicien peut réussir des tours.
-Aucun magicien ne pourrait prédire un avenir éloigné de plusieurs siècles.
-Aucun magicien ne pourrait réellement faire ce qu’il veut vous faire croire qu’il fait.
-Allons, Golan. Je ne vois pas quel truc me permettrait de prédire ce qui se produira dans cinq siècles d’ici.
-Pas plus que vous n’imaginez quel truc permet à un magicien de lire le contenu d’un message dissimulé dans un pseudo-tesseract en orbite dans un satellite artificiel inhabité. Malgré tout, j’ai vu un magicien le faire. L’idée ne vous est jamais venue que le simulacre d’Hari Seldon pourrait être truqué par le gouvernement ?
Pelorat donna l’impression d’être révolté par cette suggestion. « Ils ne feraient pas ça. »
Trévize émit un borborygme méprisant.
« Et ils se feraient prendre s’ils essayaient, ajouta le bon docteur.
-Je n’en suis pas du tout certain. Le fait demeure, toutefois, que nous ignorons totalement comment marche la psychohistoire.
-Je ne sais pas comment marche l’ordinateur mais je sais qu’il marche.
-C’est parce que d’autres le savent. Qu’en serait-il si personne ne le savait ? A ce moment-là si pour une raison ou une autre, il cessait de fonctionner, nous serions totalement désemparés. Et si la psychohistoire cessait subitement de marcher…
-Les Seconds Fondateurs connaissent les mécanismes de la psychohistoire.
- Qu’en savez-vous, Janov ?
- C’est ce qu’on dit.
- On peut dire n’importe quoi… Je suis sérieux, Janov. Que savez-vous réellement de la psychohistoire ?
Pelorat paru prit de court. « Rien. Il y a des mondes entre un historien – ce que je suis, d’une certaine manière – et un psychohistorien… Bien sûr, je suis au courant des deux conditions de base de la psychohistoire, mais tout le monde les connaît.
-Même moi. La première requiert que le nombre d’êtres humains impliqués soit assez grand pour rendre valide un traitement statistique. Mais quelle est la dimension d’ « assez grand » ?
-La dernière estimation de la population galactique tourne autour de quelque chose comme dix millions de milliards, et le chiffre est probablement sous-estimé. Voilà qui est sans aucun doute assez grand.
-Qu’en savez-vous ?
-Je le sais parce que la psychohistoire, ça marche, Golan. Vous pouvez triturer la logique comme vous voulez, la psychohistoire marche.
-Et la seconde condition est que les hommes ne soient pas avertis de la psychohistoire, pour éviter que cette connaissance ne gauchisse leurs réactions… Seulement voilà, ils sont bel et bien au courant.
-Uniquement de son existence, mon ami. Ce n’est pas cela l’important. La seconde condition est que les hommes n’aient pas connaissance des prédictions de la psychohistoire, et c’est bien le cas – exception faite des Seconds Fondateurs, qui sont censés les connaître, mais constituent un cas particulier.
- Et à partir de ces deux seules conditions, s’est dévelopée la science de la psychohistoire. C’est un peu dur à avaler.
-Pas de ces seules deux conditions, rectifia Pelorat. Elle exige des mathématiques avancées et des méthodes statistiques élaborées. L’histoire nous dit – si vous tenez à la tradition – que Hari Seldon a conçu la psychohistoire sur le modèle de la théorie cinétique des gaz. Chaque atome ou molécule d’un gaz se déplace au hasard, de sorte que nous ne connaissons pas leur position ou leur vélocité individuellement. Malgré tout, les statistiques nous permettent d’établir des règles gouvernant leur comportement général avec une grande précision. De manière analogue, Seldon comptait décrire le comportement général des sociétés humaines même si les solutions n’étaient pas applicables au comportement individuel des hommes.
- Peut-être, mais les hommes ne sont pas des atomes.
-Certes, admit Pelorat. Un être humain a une conscience et son comportement est suffisemment compliqué pour donner l’impression qu’il s’agit de libre arbitre. Comment Seldon en a-t-il tenu compte, je n’en ai pas la moindre idée, et je suis sûre que je n’y comprendrais rien même si un spécialiste essayait de me l’expliquer… mais il y est parvenu.
-Et  tout cela, à condition de traiter une population humaine à la fois nombreuse et non avertie. Cela ne vous semble-t-il pas un terrain bien meuble pour construire un édifice mathématique aussi imposant ? Si ces conditions ne sont pas scrupuleusement remplies, alors tout l’édifice s’effondre.
-Mais puisque le Plan ne s’est pas effondré…
- Ou si les conditions ne sont pas exactement fausses ou inadaptées, mais simplement plus faibles qu’il n’est requis, la psychohistoire pourra fonctionner de manière correcte pendant des siècles puis, que survienne quelque crise particulière, elle s’effondrera… Ou bien imaginez qu’il y ait une troisième condition ?
- Quelle troisième condition ? demanda Pelorat en fronçant légèrement les sourcils.
-Je ne sais pas. Une démonstration peut apparaître parfaitement élégante et logique et malgré tout contenir des hypothèses non formulées. Peut-être que la troisième condition est une hypothèse qui va tellement de soi que personne n’a jamais songé à la mentionner.
- Une hypothèse aussi évidente est en général suffisamment valide, ou alors elle ne serait pas considérée comme allant de soi. »
Trévize souffla par le nez. « Si vous connaissiez l’histoire des sciences aussi bien que vous connaissez l’histoire traditionnelle, Janov, vous sauriez à quel point ceci est faux… »

Fin de l’extrait. C’est la dernière phrase qui est magistrale, ainsi que la suggestion qu’il puisse exister des hypothèses non formulées. Asimov se prête ici à un exercice logicien tel que les mathématiques en ont connu notamment au début du 20ème siècle ( Programme de Hilbert, théorie de Gödel), quand on  a cherché à valider les axiomes les plus fondamentaux sur lesquels reposaient les théories les plus admises, ou celles en court de réflexion.
Et effectivement, à la fin de Fondation, on découvre que la psychohistoire reposait sur un postulat non dit, qui invalide la discipline.

Ce qui est plaisant et que l’on retrouve à la fois dans les Robots et dans Fondation, c’est une espèce d’acharnement de la part d’Asimov, dans un premier temps, à construire un édifice inviolable (La psychohistoire, les trois lois de la robotique) qui résiste aux assauts des premiers tomes ( le premier tome des Robots est un trésor d’habilité logicienne, j’y reviens dès que je termine ma phrase), puis dans un second temps, à déconstruire méthodiquement ce qu’il avait si solidement bâti. Ainsi les Robots finissent par disparaître, ainsi la psychohistoire finit par être abandonnée. Des abandons qui prennent forme une vingtaine d’années après qu’Asimov ait perfectionné ses concepts. Des abandons qui se font tous au profit d’un maintien d’une condition humaine « naturelle », humaniste, holiste. Le projet Galaxia défendu par les Gaïens est assez semblable à la cosmogonie que l’on trouve dans le film Avatar de James Cameron. Les Spaciens transhumanistes du cycle des Robots courent droit à une dégénérescence fatale et ce sont les humains farfelus, irrationnels, maladroits et aventureux, à l’espérance de vie courte, sensibles aux maux qui conquièrent la galaxie.
J’ai terminé plus que ma phrase et je reviens brièvement sur le premier tome des Robots (un ensemble de nouvelles distinctes les unes des autres et indépendantes des autres tomes mais qui familiarisent le lecteur avec l’esprit de la robotique). Chacune de ces courtes histoires est un exercice de pensée. Les personnages principaux sont des roboticiens dont le travail consiste à trouver une solution à une situation incongrue que rien n’avait permis d’anticiper. Les trois lois sont mises à mal systématiquement, et toujours, avec brio, nos roboticiens trouvent une explication ou un remède qui règle le problème sans contredire jamais aucune des trois lois. Un bijou.

Dans l’œuvre d’Asimov, un autre thème est récurrent. Il s’agit de la mathématisation des sciences humaines, au-delà de la psychohistoire. On peut aisément, par principe, s’ériger contre une telle démarche, mais on ne peut que s’incliner devant l’astuce de notre auteur. A la fin du cycle des Robots, après avoir retourné dans tous les sens les lois de la robotique, le robot Daneel et son acolythe positronique Giskard s'interrogent sur l'éventuelle existence des lois de l'Humanique, qui pourraient être à l'origine d'une future science psychohistorique qui permettrait de comprendre et de prévoir le comportement humain, à grande échelle.

Voici un passage sur la sociologie, extrait des Robots, qui m’a bien plu ( Cycle des Robots tome 4, « Face aux feux su soleil », chapitre 10 « Solaria vaut Sparte »):

Le terrien et détective  Elijah Baley se trouve sur la planète Solaria, appartenant aux Spaciens. Ces derniers méprisent les terriens et n’ont aucun contact physique entre eux. Baley réussi à obtenir une entrevue en face à face avec Quemot, le seul sociologue –autoproclamé - de la planète qui compte environ 1200 habitants et 40 millions de robots. Notre détective veut comprendre les Solariens pour pouvoir les interroger en face à face, afin de mener son enquête convenablement pour résoudre le crime qui l’a mené ici.

« Une fois autonomes, pousuivit Quemot, notre premier soin fut de nous assurer que la population ne croîtrait pas d’une manière déraisonable. Aussi l’immigration est-elle restreinte et le contrôle des naissances très strict. Quant aux nouveaux besoins qui peuvent se faire jour, nous les satisfaisons sans difficulté en augmentant le nombre de nos robots et en variant leurs spécialisations.
-Mais pourquoi les Solariens se refusent-ils à se voir les uns les autres ? demanda Baley.
-C’est une conséquence inéluctable, voyons. Nous avons des domaines immenses. Un domaine de deux millions et demi d’hectares n’est pas une rareté, bien que les plus vastes propriétés comportent d’importantes surfaces stériles. Mon propre domaine s’étend sur deux cent cinquante mille hectares, mais tout est en bonnes terres. Mais de toute façon, ce sont les dimensions du domaine, plus que toute autre chose, qui définissent la position sociale d’un homme. Et l’un des avantages d’un vaste domaine est celui-ci : vous pouvez vous y promener, sans but défini, sans grande chance de pénétrer sur celui de votre voisin, donc de rencontrer le dit voisin. Comprenez-vous ?
-Oui, évidemment, je le conçois.
- Bref, un Solarien s’enorgueuillit de ne pas rencontrer ses voisins. D’ailleurs, le domaine est si bien mis en valeur par les robots et se suffit tant à lui-même que le Solarien n’a aucun motif de rencontrer d’autres personnes. Ce désir de ne pas les rencontrer a conduit à l’amélioration des installations de stéréovision ; ces améliorations à leur tour renforcèrent la répugnance des uns et des autres à se voir en chair et en os. C’était un cycle qui se renforçait par lui-même, une sorte de rétroaction. Vous me suivez bien ?
-Ecoutez, Docteur Quemot, dit Baley, ce n’est pas la peine de vous échiner à me simplifier à ce point les choses. Je ne suis pas un sociologue, mais j’ai suivi des cours d’instruction de base à l’université. Ce n’était bien sûr qu’une université terrienne, ajouta-t-il avec une humilité voulue, mais je suis capable de comprendre des mathématiques.
- Des mathématiques ? dit Quemot, prononçant en fausset la dernière syllabe.
- Oui, enfin, pas celles utilisées en robotique : celles-là je ne saurais les assimiler. Mais je peux me débrouiller assez bien dans les équations sociologiques. Tenez, par exemple, j’ai longuement pratiqué l’équation Teramin.
-L’E … quoi ? s’il vous plaît, monsieur.
- Vous l’appelez peut-être d’un autre nom ; mais elle consiste toujours en le quotient d’inconvénients subis par rapport aux privilèges accordés :







-De quoi diable parlez-vous donc ?
Ceci proféré du ton bref et péremptoire des Spaciens, stupéfiant littéralement Baley, qui en resta muet de saisissement.
-Voyons, les équations établissant la relation entre les inconvénients subis et les privilèges accordés étaient une partie essentielle de ce qu’il fallait savoir pour manier les gens sans causer d’explosion. Une cabine privée pour une personne, dans un bain public, accordée à bon escient, permet à une quantité X d’individus d’attendre avec patience que la même chance leur échoie, la valeur de X fluctuant selon les variables déterminées en fonction d’un environnement de l’Equation Teramin. Mais évidemment, sur un monde ne comportant que privilèges sans la contrepartie d’inconvénients, l’Equation Teramin se réduisait à une valeur très proche de zéro.
Peut-être avait-il mal choisi son exemple. Il essaya encore une fois :
-Ecoutez, monsieur. C’est une chose que d’obtenir des éléments qualitatifs sur cette progression du préjugé contre la présence effective, mais cela n’avance en rien mes affaires. Je tiens à obtenir une analyse exacte dudit préjugé afin de pouvoir le contrer d’une manière effective. Je désire persuader les gens de me voir comme vous le faites en ce moment.
-Monsieur Baley, dit Quemot, vous ne pouvez agir sur les émotions et les sentiments humains comme s’ils relevaient d’un cerveau positronique.
-Je n’ai jamais prétendu le pouvoir. La robotique est une science fondée sur des déductions tandis que la sociologie est purement intuitive. Mais les mathématiques peuvent s’appliquer également à l’une comme à l’autre.
- La sociologie n’est pas une science exacte.
-Elle n’est pas non plus inexacte. »

Fin de l’extrait.
J’ai adoré l’équation Teramin et la manière dont Baley renvoie ce pauvre sociologue solitaire à ses manuels. La joute finale est très intéressante. A travers ce petit épisode, ce sont de vraies questions épistémologiques et fondamentales qui sont soulevées, notamment sur la frontière entre sciences dures et sciences humaines, et la nature de l'une et l'autre, la place des mathématiques, leur degré de fiabilité.

Au fil des 4000 pages asimoviennes, on rencontre à chaque tournant une jouissive petite cocasserie spirituelle. L’auteur fait preuve d’une telle finesse d’analyse que ses écrits représentent à mes yeux un tissage dentelé avec la plus grande virtuosité logicienne et c’est avec un plaisir sans nom qu’on évolue dans les méandres de sa créativité géniale.

Tout esprit passionné de science et de technologie se voit comblé par l’effusion d’objets triviaux dont le fonctionnement est à chaque fois décrit de manière rigoureuse et vraisemblable (ascenseur gravitique, hypervision, fouet neuronique, etc…). Tout esprit antirotondogirateur, disposé à se perdre dans les pourquoi du comment, appréciera sans réserve ces milliers de pages.