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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

samedi 30 avril 2016

La révolution London


A la mention du nom de Jack London, nul ne reste indifférent, du moins je le souhaite. Croc Blanc et l’Appel de la Forêt font partie de ces histoires incroyables qu’on a, à un moment de notre jeunesse, eu le plaisir de lire ou de voir adaptées à l’écran. Ainsi le nom de Jack London évoque-t-il certainement en nous la figure d’un homme sauvage, isolé dans les espaces blancs du Grand Nord, entouré de chiens de traîneaux et loups sauvagement apprivoisés, portant une barbe négligée parsemée de cristaux de neige, des vêtements raccommodés et indéfiniment usés, une chevelure approximative striant  un regard buriné par trop de glace luminifère, des mains fortes et cornées par le travail manuel et la ruée vers l’or. On l’imagine tel le héros de ses propres fictions et si nous ne nous faisons pas, de la sorte, une juste idée du personnage, nous n’avons pas non plus complètement tort de nous le figurer ainsi. En effet, Jack London est le héros de ses propres fictions mais ses romans et ses nouvelles débordent très largement du cadre du Grand Nord.

Né en 1876 à San Francisco dans un milieu très pauvre, il travaillera dur dès son plus jeune âge. Gaillard dégourdi, débrouillard, au charisme hors-norme,  il découvrira très tôt la littérature et nouera une passion ardente pour la connaissance. Il étudiera seul, par lui-même, la philosophie, la science, la politique, les mathématiques, l’histoire et la sociologie, domaine qui exercera sur lui une profonde fascination qui ne le quittera jamais. Avide d’aventures, le jeune adolescent embarque à bord de bateaux et traverse les mers de la planète sur lesquelles il commence à écrire, porté par une imagination extraordinaire et une sensibilité peu commune aux réalités qui l’entourent. Plus tard, il partira en Alaska. Puis en 1906, il fait construire un bateau, le Snark, à bord duquel il projette de partir faire un tour du monde. Il ira jusqu'à Hawai, puis en Australie, avant d'être forcé de revenir à San Francisco pour des raisons de santé.


En 1909, six ans après la publication de Croc Blanc, alors que le succès de ses écrits lui vaut une reconnaissance unanime,  Jack London écrit Martin Eden, dont il a commencé la rédaction à bord du Snark, aux abords de l'Australie. Il s'agit sans concession de son plus beau texte. La virtuosité de la langue fait de ce roman un véritable chef d’œuvre et l’histoire qu’il nous conte  est considérée comme étant très proche de son autobiographie. En effet, il existe de nombreux points communs entre Jack et Martin : tous deux sont issus d’un milieu pauvre, tombent follement amoureux d’une demoiselle de la classe aisée pour qui ils s’adonneront avec ferveur à l’étude, afin de contrarier une gaucherie à la fois physique et intellectuelle inhérente à leur condition d’existence,  et par élévation spirituelle se rendre ainsi digne de la belle,  et si  l’amour est partagé tant dans la vie de Jack London – avec Mabel Appelgarth- que dans l’histoire de Martin Eden – avec Ruth Morse-  il n’en sera pas moins éphémère dans les deux cas ; enfin, tous deux, London et Eden, ont parcouru les mers et essuyé les plus viles besognes  avant de rencontrer un immense succès grâce à la qualité de leurs écrits.
Mais on trouve aussi de grandes différences entre les deux  hommes  sur lesquelles Jack London ne manquait pas d’insister. Ces différences sont philosophiques et politiques.



Martin Eden est un fieffé individualiste convaincu que  la seule force intellectuelle est garante de liberté, d'émancipation, de progrès, de pouvoir,  plus que ne le serait l'argent, a fortiori l'argent non-issu du travail. London, lui, est un humaniste rallié à une cause qui dépasse le confort de sa propre personne.
 Le romancier parlait ainsi de son personnage : "Martin Eden n'était pas un socialiste. Je l'ai dépeint comme un individualiste par tempérament et plus tard par conviction intellectuelle.[...] Etant un individualiste, ignorant des besoins des autres, ignorant des besoins de la collectivité humaine, Martin Eden a vécu seulement pour lui et il est mort seulement pour lui [...], à cause de son manque de foi en l'homme. Martin Eden s'est tué. Je suis toujours en vie. pourquoi le suis-je ? En raison de ma foi en l'homme."

Jack London devient socialiste en  1894, alors qu'il traverse une période misérable faite de vagabondage qui le mènera en prison pour quelques mois. Le socialisme de cette époque est un communisme rageur, anti-réformiste et ultra combatif. (Tempérament qui semble avoir totalement disparu de nos clivages politiques). Il faut dire qu'à cette époque d'industrialisation galopante, la pauvreté ouvrière était inconcevablement extrême. On peut souligner que cent ans plus tard, une telle pauvreté, toujours aussi inacceptable bien qu'elle ne touche plus la classe ouvrière comme alors, s'est déplacée et n'a pas été éradiquée de notre société... 

(En 1915, London publie Le Vagabond des étoiles, dont le personnage principal est un prisonnier directement inspiré de l'expérience personnelle de l'auteur.)

Engagé, passionnément investi dans la lutte contre la pauvreté de la classe ouvrière, en 1902 il passera 7 semaines dans la peau d’un clochard dans les rues de Londres, afin de côtoyer l’abominable réalité des ouvriers de la plus grande ville industrielle du monde. Il en produira un formidable pamphlet contre le système industriel « Le Peuple de l’Abîme », dont le titre rend hommage à H.G. Wells, autre grand socialiste et humaniste contemporain de London, que ce dernier admirait énormément.

Né en 1866 et mort en 1946, H. G Wells  aura vécu trente années de plus que le jeune Jack. London meurt en 1916, à l’âge de 40 ans, des suites d’une crise d’urémie qu’il avait soignée avec une dose trop élevée de morphine. Certains prétendent, et n’ont probablement pas tort, qu’il s’agissait d’un suicide. Mais si suicide il y a eu, ce n’était pas forcément un acte « consciemment volontaire ». En effet, Jack London avait un problème d’alcoolisme et connaissait occasionnellement des accès de dépression, ombre qui suit souvent l’idéaliste. Mais il était combatif et aimait éperdument la vie. Il existe bien des façons de se suicider à petit feu, insidieusement, l'une d'entre elles consiste à vivre à deux cent pourcent, précisément comme l’a fait Jack London, sans jamais baisser les bras face à ses démons. Il écrivait : « d’un tempérament naturellement insouciant et fantaisiste, facilement mélancolique, je suis arrivé à vaincre ces deux défauts. La discipline que j’ai connue comme matelot a toujours laissé sur moi son empreinte et peut-être lui suis-je redevable de la régularité de ma vie actuelle. »

En 1912, quatre ans avant sa mort, il publie John Barleycorn, Le Cabaret de la Dernière chance, son "autobiographie alcoolique" (John Barleycon, Jean Grain d'orge si l'on veut, est une allégorie du Whisky), livre fort qui eut un écho retentissant à sa sortie. Jack London y raconte toute sa vie vue à travers le prisme déformant de la bouteille.

En 1908, un an avant la publication de Martin Eden, Jack London publie un autre roman, lui aussi écrit à bord du Snark : Le Talon de Fer. Ce livre est fiction politique révolutionnaire que certains considèrent comme étant une des premières dystopies modernes. Ce texte est absolument bouleversant d'audace. Il transpire la fureur engendrée par l'injustice économique et sociale, sous couvert magnifique d'un discours parfaitement argumenté, où la joute dialectique est absolument savoureuse. C'est sur ce livre que nous allons nous attarder un peu plus.

On y retrouve un jeune homme issu du milieu ouvrier portant le nom d'Ernest Everhard (sorte de Martin Eden et de Jack London), fervent militant socialiste pétri de thèses marxistes, acquis aux idées de la sociologie évolutionniste inspirées par Darwin, farouchement révolutionnaire et travaillant énergiquement à la mise à mort du capitalisme. Invité en tant que représentant du mouvement à parler aux industriels, il rencontre Avis, jeune femme fille d’un gros capitaine d’industrie, qui, par amour et par conviction, deviendra sa femme et sa partenaire de combat.
Après la mort de son mari en 1932, elle rédige ses mémoires dans un manuscrit qui sera découvert bien plus tard.... en 2618.

Le Talon de Fer se compose de 25 chapitres que l’on peut diviser en deux grandes parties.
La première rapporte avec détails les propos d’Ernest lors de rencontres avec les pontes de l’oligarchie capitaliste. C’est une joute oratoire qui oppose les idées socialistes aux idées capitalistes. Certains passages sont réjouissants :





Extrait : chapitre 1,  Ernest s’adresse à de riches intellectuels au cours d’un dîner mondain :

« Vous êtes des métaphysiciens. Vous pouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et, cela fait, que n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propre satisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans le domaine de la pensée. Et vous avez la folle passion des constructions cosmiques. Chacun de vous habite un univers à sa façon, créé avec ses propres fantaisies et ses propres désirs. Vous ne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez, et votre pensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomène d’aberration mentale.
« Savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous me rappeliez ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravement et savamment combien d’anges pourraient danser sur une pointe d’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi loin de la vie intellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilà une dizaine de milliers d’années, quelques sorciers peau-rouge faisant des incantations dans une forêt vierge. »


Même chapitre, un peu plus loin, Ernest poursuit (sans doute mon passage préféré):

« Je vous appelle métaphysiciens, reprit Ernest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthode est à l'opposé de celle de la science et vos conclusions n'ont aucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et uil n'y a pas deux d'entre vous qui puissent se mettre d'accord sur un point quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre conscience pour s'expliquer l'univers et lui-même.Entreprendre d'expliquer la conscience par elle-même, c'est comme si vous vouliez vous soulever en tirant vos propres tiges de bottes.
- Je ne comprends pas, intervint l'évèque Morehouse. Il me semble que toutes les choses de l'esprit sont métaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plus profondes de toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Le moindre processus mental du savant qui raisonne est une opération métaphysique. Sûrement, vous m'accorderez ce point ?
- Comme vous le dites vous-même, vous ne comprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne par déduction en prenant pour point de départ sa propre subjectivité; la savant raisonne par induction en se basant sur les faits fournis par l'expérience. Le métaphysiciens procède de la théorie aux faits, le savant va des faits à la théorie. Le métaphysicien  explique l'univers d'après lui-même, le savant s'explique lui-même d'après l'univers.
[...]
En ce cas [ poursuit Ernest] vous comprendrez certainement la définition que je vais vous proposer de la philosophie. Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever les erreurs, ou bien d’observer un silence métaphysique. La philosophie est simplement la plus vaste de toutes les sciences. Sa méthode de raisonnement est la même que celle d’une science particulière quelconque ou de toutes. Et c’est par cette même méthode de raisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionne toutes les sciences particulières en une seule et grande science. Comme dit Spencer, les données de toute science particulière ne sont que des connaissances partiellement unifiées ; tandis que la philosophie synthétise les connaissances fournies par toutes les sciences. La philosophie est la science des sciences, la science maîtresse, si vous voulez. »

Autre extrait tiré du chapitre V "les Philomathes" - mot tiré du grec, signifiant les amis de l'étude  :

« Cependant Ernest racontait comment il s'était élevé dans la société au point d'entrer en contact avec les classes supérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans les hautes situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et il la dépeignit en termes peu flatteurs pour cet auditoire. La nature grossière de leur argile l'avait surpris. Ici la vie ne lui apparaissait plus noble et généreuse. Il était épouvanté de l'égoïsme qu'il rencontrait. Ce qui l'avait étonné encore davantage, c'était l'absence de vitalité intellectuelle. Lui, qui venait de quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choqué par la stupidité de la classe dominante. Puis, en dépit de leurs magnifiques églises et de leurs prédicateurs grassement payés, il avait découvert que ces maîtres, hommes et femmes, étaient des êtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sûr leur cher petit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ce verbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste... ».

Le lecteur du futur (dont il n’est pas donné grande description hormis le fait que 3 siècles de dictature ont suivi les révoltes rapportées dans le manuscrit, suivis eux mêmes de quatre siècles de la Fraternité de l'Homme... London n'était pas si pessimiste que cela, il était réalistement optimiste à long terme) , ce lecteur regarde les faits historiques avec le recul de sept siècles fictifs. Le manuscrit de la femme d’Ernest est très régulièrement annoté de remarques laissées par un historien ou documentaliste qui ponctue la lecture comme dans l'extrait suivant :

Extrait du manuscrit d’Avis Everhard – 1907 :
     « Des millions de gens mourraient de faim, tandis que les oligarques et leurs souteneurs se gorgeaient du trop plein de richesses. *

Annotation de l’historien en 2618 :
       * Des conditions analogues prévalaient dans l’Inde au 19ème siècle sous la domination britannique. Les Indigènes mourraient de faim tandis que leurs maîtres les frustraient du fruit de leur travail et le dépensaient en cérémonies pompeuses et cortèges fétichistes. Nous ne pouvons guère nous empêcher, en ce siècle éclairé, de rougir de la conduite de nos ancêtres ; et nous devons nous contenter d’une consolation philosophique, en admettant que dans l’évolution sociale la phase capitaliste est à peu près au même niveau que l’âge simiesque dans l’évolution animale. »


Les premiers chapitres exposent les idées de Jack London et son engagement socialiste en faveur de la lutte des classes.  En 1916, quelques mois avant sa mort, notre auteur quitte le parti socialiste dont il condamne le tempérament devenu trop réformiste, mou. 
Dans sa lettre de démission, il s'exprime ainsi:

" A l'origine j'ai été membre du vieux Socialist Labour Party qui, lui, était révolutionnaire, combatif et se tenait debout sur ses pattes de derrière. Depuis lors, et jusqu'au temps actuel, j'ai été un membre combattant du parti socialiste.[...] Dressé à la révolte de classes [...] et soutenu par mes meilleures convictions personnelles, j'avais cette fois, que la classe ouvrière, en combattant, en ne fusionnant jamais, en ne faisant jamais d'accords avec l'ennemi, pourrait parvenir à s'émanciper. Mais, puisqu'en ces dernières années, la tendance du socialisme aux Etats-Unis a été toute de compromis, je sens que mon esprit se refuse à sanctionner davantage ces paisibles dispositions et que je ne puis rester membre du parti. Voilà les motifs de ma démission."

De là à imaginer que son désir de vivre ait pâti de cette démission, il n'y a qu'un tout petit pas que je n'hésite pas à franchir.

Dans son introduction à l’édition de 1932, Paul Vaillant-Couturier cite magnifiquement  London :

     « Jack London n’oublie jamais les cruelles, les impitoyables nécessités de la lutte des classes. Evoquant ses succès, cet homme que la bourgeoisie comblait, revendiquant le titre de membre de la classe ouvrière « où j’étais né, disait-il, et à laquelle j’appartenais », jetait ce dur congé à la face du capitalisme : « Je ne me soucie plus de grimper. L’imposant édifice de la société, au-dessus de ma tête, ne contient plus aucune attraction pour moi. Ce sont les fondations qui m’intéressent. Là, je suis heureux de peiner, levier en mains, épaule contre épaule, avec des intellectuels, des idéalistes, des ouvriers conscients, donnant un coup de temps à autre et ébranlant tout l’édifice. Quelque jour, quand nous serons un peu plus nombreux, et que nous aurons quelques leviers de plus pour travailler, nous renverserons l’édifice et, avec lui, toute sa vie de pourriture et de cadavres ambulants, le monstrueux égoïsme dont il est imprégné. Alors nous nettoierons la cave et bâtirons une nouvelle habitation pour le genre humain où toutes les chambres seront gaies et claires et où l’air qu’on respirera sera propre, noble et vivant. » Haute leçon donnée par un écrivain de race à tant de nos camarades de jeunesse de guerre et de révolte, passés, après la quarantaine, au camp du conformisme et qui, pour l’écuelle de soupe bourgeoise et l’espoir de la niche académique, ont choisi une fois pour toutes une prétendue « neutralité » qui leur fait porter le collier, garder le seuil et lécher la main des « oligarques » porteurs de fouet. »

La seconde partie du roman est un récit de la révolution qui a eut cours entre 1912 et 1918 et  qui constitue, ainsi,  la moitié dystopique du roman. C’est une révolution fictive dont la violence et le cynisme n’ont malheureusement rien à envier à la réalité des conflits qui ont parsemé le siècle en question.

Un évènement particulier de l’histoire a retenu toute mon attention. Alors que les Etats-Unis et l’Allemagne se déclarent la guerre, les classes ouvrières respectives de ces deux pays, d’un commun accord, entrent en grève générale. Plus d’ouvriers dans les usines. Plus de production, les deux pays sont en panne. Cependant, sur tout le territoire,  des petits systèmes locaux s’organisent afin de subvenir aux besoins des uns et des autres en termes d’alimentation, de vêtements, etc. La panne industrielle engendrée est telle que les deux pays renoncent à entrer en guerre et reviennent sur leur déclaration. Les ouvriers reprennent doucement alors le chemin des usines…. Un peu plus tard et de manière très progressive, les Etats-Unis basculent dans une forme de totalitarisme, glissement conséquent du rapprochement entre l’oligarchie capitaliste et la classe ouvrière. Par là, London dénonce très ouvertement le réformisme dont se pare le socialisme à cette époque et, chose absolument extraordinaire, London pressent la montée du totalitarisme dont il ne verra jamais l’avènement après-guerre, étant décédé en 1916. Il en dépeint les traits de façon effrayante de réalisme.

C’est cette histoire de grève générale qui est intéressante. Elle illustre presque naïvement combien, en fait, le pouvoir réside entre les mains du peuple, plus encore entre les mains des travailleurs. Aujourd’hui, le pouvoir réside davantage entre les mains des consommateurs, et non plus tant entre celles des travailleurs, tant le système économique s’est financiarisé, et donc détaché de la valeur produite par le travail.
On peut se laisser aller à imaginer l’impact que pourrait avoir une grève générale de la consommation de nos jours. De la consommation, mais pas seulement. On peut imaginer une grève du capitalisme, c’est- à- dire, non seulement de la consommation mais également de la production industrielle et tertiaire (communication, marketing, publicité, tous synonymes de « faire vendre ») ! Les salariés des grands groupes multinationaux cessent d’aller au bureau, tous, partout, les employés d’usine font de même. Les gens cessent de consommer dans les chaines de magasins, une solidarité de rue s’organise, maladroitement, provisoirement, juste pour permettre aux gens de se rappeler que si le système qu’ils critiquent (et qui accessoirement détruit les écosystèmes de la planète) fonctionne et ne change pas, c’est parce que eux ne changent pas leur mode de consommation, de vie,  etc. Le changement ne se fera pas par le haut, c’est une certitude. Il se fera (ou ne se fera pas du tout….) par le bas, soit de façon coordonnée et collective, (pacifiste ou violente…) soit de façon plus anarchique, locale, régionale, sous des modalités d’action variant d’un groupe à l’autre, soit avec repli des groupes sur eux-mêmes, soit fédération des objectifs, etc. Beaucoup de choses sont envisageables, la pire de toute étant, et sur ce point je rejoins London, la mollesse du compromis qui ménage nos égos prétentieux, qui pour l’instant semble être l’action (inaction) qu’on a choisie.

Les climatologues recommandent un arrêt immédiat de toute production de gaz à effet de serre, toute exploitation des énergies fossiles, etc. Ils montrent que c’est à ce prix là que nous pouvons encore espérer limiter les dégâts dans une mesure extrêmement faible. Ils sont bien conscients que jamais rien n’incitera les politiques à envisager un tel arrêt, étant donné l’impact décisif que cela aurait sur la manne financière et toute l’économie. Or cette économie nous tue, et comme des ignorants, nous ne savons que balbutier : «  mais comment faire autrement ? … ».
A un moment, quand on sait qu’on est en train de commettre un écocide, un crime contre le vivant (qui englobe l’humanité), il est assez insoutenable de voir qu’on laisse faire. Cette grève générale des salariés, cet arrêt immédiat à l’initiative des consommateurs, bien qu’utopiste (et encore, le mot est mal choisi étant donné la galère certaine qu’elle entraînerait), n’est pas si irréaliste que cela. London en a imaginé les contours et envisagé l’impact en 1907.


Contrairement au roman Martin Eden, la qualité littéraire du texte n’est pas la priorité de l’auteur, bien que son style soit naturellement brillant. Non, Le talon de fer est :
« un livre de combat, c’est-à-dire un livre dominé par une idée […] car dans la réalité, les révolutions se font ainsi, elles commencent par des idées pour se prolonger dans l’action » (Bernard Clavel, préface à l’édition de 1990 par Messidor).

L’analyse politique et économique que dresse London dans la première partie du roman est d’une grande intelligence et révèle une acuité intellectuelle infiniment réjouissante. Par bien des aspects, le paysage cynique qu’il décrit reste aujourd’hui criant de réalité, bien qu’il faille opérer quelques transferts entre protagonistes (la division ouvriers/ capitalistes est aujourd’hui supplantée par la division grands groupes financiers/ salariés ; de même, l’échelle nationale d’alors s’élargit aujourd’hui à l’échelle planétaire) mais la logique de fond que dépeint London  semble résister à plus de 100 années d’évolution économique et sociale.

L’auteur était persuadé, ou du moins espérait-il très fortement, que le socialisme ( la mise en commun des moyen de production et un partage équitable des richesses) était inévitable, en ce sens que le capitalisme de son temps, sous les formes encore assez rudimentaires qu’il revêtait alors, contenait en lui les germes de son effondrement, qu’il devait nécessairement aboutir à une organisation socialiste fidèle à la description qu’en faisait Karl Marx, qui elle-même aboutirait à un totalitarisme. Il est plaisant de voir comment London avait étudié la question et imaginé l’avenir des choses. Bien évidemment, il était homme de son siècle et aussi critique et engagé qu’il fût, certains aspects qui étaient en gestation à son époque, dont il était conscient mais dont il n’a pas prévu qu’ils prendraient tant d’ampleur (la financiarisation comme accumulation de capital à outrance, jusqu’à la ruine de l’environnement et le maintien volontaire de la population dans une grande pauvreté) égratignent le degré d’actualité  de l’effort d’anticipation auquel l’auteur s’est si savamment prêté.

Tout y passe : le milieu universitaire, le monde des affaires, le lobbysme, le travail, la famille, la religion, le terrorisme, l’individualisme, et surtout l’irréductible conflit d’intérêt qui sous-tend toutes les divisions, tout ce qui compose le quotidien de notre société actuelle est déjà activement critiqué dans Le Talon de Fer.

Dans ce roman d’anticipation politique, comme déjà dit un peu plus haut, le lecteur se situe en 2618, au quatrième siècle de la Fraternité de l’Homme. Peu de choses sont dites sur l’aspect de cette société dont le lecteur est amené à en imaginer lui-même les grandes lignes, si le cœur lui en dit. Cependant, London nous donne quelques très rares indices dont il est intéressant de voir ce qu’ils révèlent de l’idée que l’auteur se faisait du progrès, en général.
Ainsi, d’un point de vue politique, on a compris que le capitalisme et le socialisme étaient tous deux dépassés depuis longtemps, mais voici cette petite note fictive ajoutée par l’historien au récit d’Avis Everhard :

« Même à cette époque, la crème et le beurre s’extrayaient encore du lait de vache par des procédés grossiers. On n’avait pas commencé à préparer les aliments dans les laboratoires. »

Comme cela a été fréquent dans les ouvrages de science fiction au 20ème siècle, London porte un regard très optimiste sur une certaine forme de progrès technologique qui renforce la séparation de l’homme et de l’environnement. On n’avait pas encore réalisé combien cette logique était perverse et contenait les elle les germes de ce qui nous pose aujourd’hui problème (un excès de technologie, un dédain pour la simplicité et le naturel, une aseptisation et une uniformisation de la production agro-alimentaire).  L’époque de London, ce progrès était balbutiant. Il était légitime de placer tous les espoirs d’un sain développement dans les promesses du progrès technologique. Aujourd’hui, il n’en est pas de même. Le fondement essentiel sur lequel s’est développée notre technologie galopante, c’est-à-dire une volonté d'émancipation de l’homme par rapport à la nature et, pire, par rapport à sa propre condition, atteint sa limite et constitue clairement un danger pour nous même et pour l’environnement (duquel, aussi forts et équipés technologiquement que nous soyons, nous ne pourrons nous émanciper). Ce fondement (séparation de l'homme et de la nature, volonté d'émancipation de l'homme par rapport à sa propre condition) motive aujourd'hui les démarches transhumanistes (dont le nom veut tout dire), de même que les projets de géoingénierie climatique (envoi de particules dans l’atmosphère pour contrecarrer le réchauffement par exemple). Persévérer dans cette logique qui, rappelons-le , est responsable de la dégradation de l’environnement aux côtés des moyens financiers énormes que permet l'émancipation du capital par rapport au travail, ne promet rien de bon.
Ainsi, contrairement à ce que London anticipait, à long terme, ce ne sont pas les laboratoires qui produiront notre alimentation, mais la terre, le sol sous nos pieds, et toujours lui, si tant est que l'on soit capable de minimiser la destruction que causent nos pesticides. 

Je ne saurais que trop conseiller la lecture de cet ouvrage, ne serait-ce que pour animer en soi la flamme humaniste de l’engagement politique et citoyen, éclairant une juste cause digne d’un investissement personnel total, qui nous fait cruellement défaut de nos jours. De façon rampante, cette flamme aujourd'hui non avivée succombe au souffle dévastateur de croyances dangereuses qui mènent une jeunesse délaissée à commettre les actes les plus inhumains. Ce roman de Jack London, le roman d'une idée, invite à "penser" et à "panser".



vendredi 8 avril 2016

Choux romanesco, topo et perspectives: point sur mes avancées

( A l'origine, ce texte était adressé à un ami, mais il dresse un bilan assez complet de mes réflexions mathématiques, c'est pour cela que je le partage sur ce blog. Mis en ligne en janvier 2017)

Le 8 avril 2016:
Tout commence dans les choux :
J’ai découvert un petit blog sur les maths absolument fascinant et je vous suggère d'aller y jeter un oeil.  Rien que le nom est prometteur… « Choux romanesco, vache qui rit et intégrales curvilignes », tenu par un jeune professeur agrégé et passionné. Il y parle de multiplication de nombres complexes avec modules et arguments, des nombres transfinis de Cantor, de la théorie des graphes, suite de Conway, ensembles de Mandelbrot, hypothèse de Riemann et plein d’autres choses, et il s’adresse à un jeune public assez averti. Il est aussi spécialisé en topologie et ses explications sont franchement claires…
Voici quelques liens vers celles que j’ai préférées :
https://www.youtube.com/watch?v=Y4ICbYtBGzA (Mandelbrot et nombres complexes)
Pour Riemann, il s’inspire, me semble-t-il de cette intervention rapide d’Edward Frenkel, un jeune mathématicien qui a écrit un super bouquin "Amour et Maths", vraiment génial :
Frenkel bosse sur le programme de Langlands et dit des trucs vraiment passionnants.
Bref.
Il y a quatre ans, quand j’ai ouvert pour la première fois un livre de maths, je me suis amusée avec la suite dite de Conway (1, 11, 21, 1211, 111221, etc…). Dans la vidéo de Choux romanesco, notre jeune homme montre que cette drôle de suite développe une cohérence qui se rapproche du classement périodique des éléments de Mendeleïev, c’est vraiment incroyable. La graine de la suite (1 par exemple), permet, en se développant selon la logique propre à ladite suite,  de retrouver tous les éléments de l’univers, en un sens… Je reste toujours stupéfaite de voir comment une petite audace de pensée  mathématique permet de déboucher sur des considérations extrêmement puissantes en termes d’interprétation philosophique, de faire des liens absolument fantastiques.
C’est à peu près ce qui s’est passé avec mon orthogonalité, concept assez anodin en apparence mais qui (pour moi…) m’a amené à repenser de fond en comble la question ultrafondamentale du discret et du continu, déjà abordée à de nombreuses reprises dans ce blog. Avant, je pensais que le continu était une qualité fondamentale du réel et que le discret était une propriété émergente ; pire, je pensais que le discret était une projection de notre faculté rationnelle sur le réel, c’est-à-dire, notre rationalité conditionnait notre façon de percevoir le réel en éléments discrets, et qu’elle nous empêchait de saisir la continuité fondamentale sous-jacente… Il y avait une verticalité dans mon raisonnement – au fond le continu difficilement perceptible ; un peu au-dessus le discret illusoire et faussement fondamental -  et c’est cette verticalité qui a volé en éclat grâce à l’orthogonalité. C’est cette petite broutille d’orthogonalité choppée au détour d’une phrase qui m’a amenée à penser à ce qu’on entend par quantification et  la discontinuité fondamentale qu’elle suppose (moyennant quelques détours par le spin et l’électromagnétisme). Les deux, discret et continu, sont sur un plan horizontal désormais, avec une même réalité bien propre et bien fondamentale, un degré ontologique comparable. A partir de cela, cette orthogonalité  m’a permis de penser l’ « interaction » et la « différence », de manière très minimaliste.
 J’essaie de comprendre ce que l’on sait, bien sûr. Je n’invente rien donc il faut être indulgent (et exigeant à la fois) avec moi. J’invente dans Mathae.
Mathhhaï !! :
Je vais donc créer un personnage dans Mathae , le Concept Orthogonalité ( ou peut-être un autre nom pour dire la même chose), qui intervient dans la Controverse de Pi. Cette controverse, à la façon de Valladolid,- une espèce de grand débat sur les hauteurs de l’Arpentae-, pose la question de savoir si l’espace est Recte ou Courbe. D’un côté on a les tenants du  Recte, notamment les polygones, de l’autre les tenants du Courbe, la courbe et le cercle et pi, entre autres, et Orthogonalité vient calmer les égos des uns et des autres en les renvoyant dos à dos. La plupart des entités, en fait, observent bien sagement ce qui se passe afin de simplement avoir la réponse à la question et agir en conséquence. Mais il suffit d’une entité contrariée pour foutre en l’air tout l’univers !... Quel drame.
Quand on pense qu’en topologie, un carré et un cercle sont une seule et même forme ! Mais je m’égare, la topologie arrivera bien plus tard.
Géométrie quantique : quelle hérésie !
Cela dit, j’ai encore compris autre chose tout dernièrement. Tu te souviens de cette phrase  qui me laissait perplexe : « la théorie quantique empêche toute géométrisation du monde »  ? Tu te rappelles que je t’avais posé la question au sortir d’une conférence donnée à Annecy sur les ondes gravitationnelles. Tu m’avais répondu : « Et pourtant c’est vrai » et j’avais froncé très forts les sourcils. Eh bien  je crois avoir compris où était mon erreur.
Je n’avais pas saisi qu’en fait, on distingue clairement la géométrie de la topologie. Je pensais que la topologie s’inscrivait dans la géométrie et ne faisait que l’abstraire un peu plus. Or ce n’est pas cela. Les propriétés fondamentales de la géométrie, comme les concepts de longueur, distance, volume, taille, position, etc, n’existent plus en topologie. Seule la forme compte, mais une forme définie selon des critères non-géométriques, comme la boucle, la connexité et une liste interminable de mots qui finissent en « morphisme ». La topologie n’est pas géométrique, pourrait-on dire. Or dans la phrase susmentionnée qui me contrariait, par géométrie, j’entendais topologie. « La physique quantique interdit toute topologisation du monde ». Là, si tu me dis que cette phrase est vraie, je quitte mon boulot de vendeuse de chaussures, prends un studio dans une petite ville perdue comme par exemple Aix les bains, je me mets à étudier jour et nuit et t’envoie 153 mails par jour.
La topologie est un champ mathématique bien plus adapté au monde quantique qui a bien raison de ne pas se soumettre aux critères géométriques (position, longueur, distance…). Les surfaces ou espaces « finis sans bords », par exemple, sont bien plus pratiques. Comme ce ruban de Moebius à un bord que j’ai tatoué dans la nuque, ou la bouteille de Klein qui est son grand frère gonflé sans bord et pétris en quatre dimensions. J’ai trouvé un site internet où un savant un peu fou fabrique des bouteilles de Klein en 3D. Il fait de magnifiques carafes à vin de Klein, peu pratiques à utiliser mais super amusantes. Il t’en faut une si tu n’en as pas encore.
Donc  on utilise la topologie en physique quantique, me dis-je, mais ce n’est que supposition.
Topo Vs Topo :
Par contre, il me semble que les physiciens travaillent sur la topologie que pourrait avoir, à une autre échelle du réel, l’univers observable.
Si l’on déterminait cette topologie de l’univers observable, et donc de la gravitation ; si l’on disposait de même d’un modèle topologique quantique, on pourrait travailler sur ces deux topologies (probablement orthogonales) et voir comment l’une est un miroir déformé de l’autre (auquel cas elles ne sont pas si orthogonales que cela), ou bien voir les interactions qui sont possibles entre ces deux topologies. Sans forcément les unifier en un seul modèle, on pourrait trouver le lien qui les unie l’une à l’autre sans jamais les confondre l’une en l’autre. L’interaction fondamentale. Bref. Je me dis que ce doit être à peu près cela qu’on cherche dans les labos théoriques.
Comment l’espace-temps quantique « devient » l’espace –temps relativiste… Mais devenir, n’est-ce pas « être dans le temps et l’espace », ce qui suppose que l’espace-temps quantique soit dans le temps et l’espace, l’espace-temps relativiste… héhé, quelle belle phrase tautologique ! Et complètement fausse bien évidemment.
Retour en géométrie planplan:
Je passe du coq à l’âne. Deux petites questions. C’est pour Mathae, voici :
Imaginons qu’un segment et un arc de cercle se coupent en un point d’intersection et se prolongent chacun de part et d’autre de ce point (Comme un arc tendu et sa flèche prête à être tirée). Considérons un des quatre angles formés par cette intersection.
- Quelle longueur minimale doivent avoir les bras de l’angle pour que l’angle existe ? Autrement dit, de combien faut-il s’éloigner du point d’intersection pour qu’un angle apparaisse et soit mesurable ? Autrement dit, existe-t-il une quantification de l’angle ? (pas des longueurs, mais de l’angle. question valable pour n’importe quel angle, en fait). Un angle peut-il exister sans longueur…( peut-être que oui en topologie)
- L’intersection entre un segment et un morceau de courbe produit-elle un « angle » ou bien est-ce autre chose ? Que se passe-t-il quand les bras d’un angle ne sont pas de même nature ? Quand du droit coupe du courbe ? Est-ce qu’on se contente, par exemple, de tracer la tangente à l’arc de cercle au point d’intersection de ce dernier avec notre segment, puis  de mesurer l’angle formé par le segment et la tangente qui constituent deux bras de même nature ?
Happy end et perspectives :
C’est quand même incroyable que le sinus par exemple, qui est fondamental en trigonométrie, donc en calcul de distance, et qui, à la base, n’est qu’un rapport entre un côté opposé et un côté adjacent dans un triangle, ou bien la projection d’un point du cercle unité sur l’axe des ordonnées d’un repère cartésien, juste ça, intervient partout, dans la physique la plus compliquée ! La plus prolifique surtout avec  Fourrier, Navier-stokes, Maxwell, la fonction d’onde et la physique quantique: tout part du signal, le signal a été sinusoïdalisé, et pouf, badaboum paaaf ping,  on découvre des merveilles. Comme quoi, l’angle est bien mystérieux.
Il y a un truc que je n’ai pas encore très bien saisi, c’est ce qu’est un moment angulaire. De même, l’orientabilité, en topologie, reste un peu floue. Mais bon, ca viendra, je ne suis pas pressée !
C’est fini. Merci C* de m’avoir lue jusqu’au bout. Et tiens, juste pour rétablir la symétrie : moi aussi, parfois, je ne t’aime pas du tout. 
Je t’embrasse.