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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

jeudi 24 avril 2014

Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.)

Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à inventer, à créer. Bien sur il pense, il réfléchit, ce qui est déjà bien, mais lorsqu’il crée, il se passe quelque chose de mystérieux. C’est ce mystère-ci que je propose d’aller sonder.

Qu’est-ce que peut bien être une création ? Qu’est-ce que créer ?

Ce que l’on peut faire pour tenter de comprendre quelque chose à cette étrange créativité, c’est réfléchir ensemble et ouvrir ainsi des pistes de réflexion.

Pour cela, je vous emmène en balade et notre balade commence maintenant, avec le « scientifique ». Ce drôle de personnage sera rejoint, plus tard, par un autre olibrius: l'"artiste". Tous deux sont en effet "exemplaires" lorsqu'il s'agit d'illustrer la créativité.
Alors, qu’est-ce qu’un scientifique ?

On peut dire simplement qu’un scientifique est un homme qui cherche, en respectant une démarche faite de normes, de postulats, de protocoles et d’hypothèses. Il cherche et parfois, il trouve.
Tout au long du processus, une tension se manifeste entre la contrainte protocolaire inhérente à la démarche scientifique, permettant à tout chercheur de chercher, et le sursaut de créativité  qui donne sens à cette recherche. Mais commençons tranquillement.


1 – La démarche scientifique illustrée

Qu’est-ce qu’un scientifique qui cherche ?

Quand un scientifique cherche, il ne cherche pas nécessairement quelque chose. Car quand on cherche quelque chose, on a de fortes chance de trouver ce quelque chose, or il est très probable que le quelque chose que l’on trouve parce qu’on le cherchait, ne soit pas vraiment ce que l’on cherchait, si vous voyez ce que je veux dire… En gros, quand un scientifique cherche, il étudie. Et quand il trouve, c’est qu’il comprend un peu plus.

Je vous propose d’illustrer tout cela.

Imaginons un bonhomme –notre scientifique- à l’orée d’une épaisse forêt très sombre et noyée dans le plus dense des brouillards.

De bonnes chaussures de marche aux pieds, un sac à dos contenant tout le nécessaire de survie et notre bonhomme est paré pour commencer à se frayer un chemin dans cette forêt que personne n’a encore traversée.

Pour schématiser, disons que notre scientifique, à l’orée de son épaisse forêt de brouillard, cherche une réponse à une question : « Est-ce le brouillard qui rend cette forêt si sombre ou bien la forêt serait-elle aussi sombre sans ce brouillard ?»

Il commence à avancer, avancer et avancer jusqu’à avoir l’impression de tourner en rond puisque partout, il ne semble y avoir que forêt et brouillard enlacés. A aucun moment, où que se pose son regard, il ne peut dissocier le brouillard de la forêt et l'ensemble crée une obscurité encombrante. Il se demande alors s’il a posé la bonne question. A force d’avancer, il réalise que c’est l’obscurité de l’ensemble qui est problématique et il reformule une autre question :

« L’obscurité existe-elle au-delà de cette forêt ? »
Puis il reprend sa marche dans une autre direction. Plusieurs fois, notre bonhomme s’arrêtera, coincé dans une impasse, et reformulera sa question :

« Le brouillard peut-il exister sans qu’il y ait de forêt dans laquelle s’engouffrer ? »,
« Existe-t-il plusieurs forêts ou bien n’existe-t-il qu’une seule et immense forêt ? Une forêt infinie ? »,
Etc.…

Un ensemble de questions prend forme.

En fait, chercher, étudier, c’est cela : c’est reformuler ses questions, c’est modifier l’agencement des termes qui la composent. C’est interroger chacun des termes qui la composent, avant d’en ajouter éventuellement d’autres qu’on aura au préalable questionnés. Et toutes ces questions qui se répondent et se renvoient les unes aux autres permettent à notre scientifique de se frayer un chemin aux nombreuses ramifications et aux bifurcations inévitables, dans sa grande forêt mystérieuse. Un réseau de concepts, d’idées et d’hypothèses se met en place et constitue une sorte d’exploration topologique. D’idées en concepts et en reformulations, la réflexion se nourrit, la forêt se laisse parcourir.

Au bout d’un certain temps, si l’on regarde le réseau de sentiers que notre scientifique a percé dans la forêt, on remarque que certains sentiers sont très accidentés, que d’autres à la limite du praticable s’arrêtent brusquement (c’est que notre homme aura dû faire demi-tour), et d’autres encore sont au contraire confortables, larges et bien dégagés. Certains sont sportifs, il faut grimper, d’autres sont glissants, mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne mènent nulle part pour peu que l’on fasse l’effort de les emprunter, ou qu’on ne se laisse pas rebuter par leur abord peu engageant.

Dans ce réseau, on remarque également certains endroits où l’on sait qu’on peut s’assoir un temps, pour se reposer, reprendre des forces. Ces endroits sont comme des points de « stabilité hypothétique », c'est-à-dire qu’à ce point de la réflexion, de l’exploration, les postulats retenus, les concepts évoqués, permettent de formuler une hypothèse qui résiste à la contradiction. On peut s’y fier, du moins pour un temps raisonnable, avant de reprendre sa marche vers l’incertain.

Laissons là la vue d’ensemble du réseau et zoomons à nouveau sur notre scientifique qui continue à se frayer un chemin.

Mettons que notre randonneur se trouve, précisément au moment où nous zoomons sur lui, dans une impasse et obligé de rebrousser chemin. Ce qui l’empêche d’aller plus loin peut être un précipice terrifiant qu’il ne peut franchir faute d’avoir le matériel adéquat, par exemple. Il  rebrousse alors son chemin jusqu’au dernier point de stabilité qu’il a déterminé. A partir de ce dernier, il partira dans une autre direction. Il se peut également que notre randonneur soit forcé de  rebrousser chemin au-delà de son dernier point de stabilité hypothétique si, à partir de ce dernier, il n’a pu ouvrir aucune voie praticable.

La recherche est fastidieuse, minutieuse, rigoureuse, exigeante. (Et passionnante!)

Cependant, que notre scientifique avance ou rebrousse chemin, chacun de ses mouvements constitue une avancée. Ainsi, savoir que ce n’est pas dans telle direction qu’il faut poursuivre est aussi important que de savoir dans quelles autres directions on peut aller.

A force d’avancer et de rebrousser chemin, notre scientifique a fini par délimiter un secteur où il peut évoluer. Ce qui était une impasse lorsqu’il venait de la droite s’est avéré franchissable lorsqu’il passait par la gauche. Si bien que maintenant, notre chercheur s’est familiarisé avec une bonne partie de la forêt. 

Cependant, le secteur dans lequel il évolue est bordé à certains endroits par un précipice affolant, et à d’autres par une falaise inconcevablement haute.

A cette étape de l’exploration, notre randonneur ne pense plus au brouillard, à l’obscurité, ou à l’unicité éventuelle de la forêt. Ses questionnements ont bien changé au fur et à mesure de sa progression.  Ce qui l’obsède désormais c’est de comprendre pourquoi lorsqu’il veut continuer à avancer il tombe parfois sur une falaise, parfois sur un précipice.

« Y a-t-il une continuité entre les deux qui borderait toute la forêt? La falaise que je vois d’en bas est-elle le précipice qu’ailleurs je vois d’en haut ?

 Et comment expliquer que sans avoir l’impression de monter davantage que de descendre ou bien l’inverse, la falaise d’un endroit devienne précipice plus loin ?

Puis-je prévoir sur quoi je tomberais si je prends telle direction ? Tomberais-je nécessairement sur l’un ou l’autre ? A un moment, ne pourrai-je pas trouver un passage …. »

Un bel imbroglio justement vertigineux…

… Qui  n’a pas finit de tourmenter notre chercheur.

Assis à quelques mètres de la falaise, il réfléchit :

« Je peux tenter de suivre la falaise…
… Je peux aussi rester sur mes sentiers et étudier plus spécifiquement leurs dénivelés respectifs, pour savoir si ces derniers peuvent expliquer pourquoi içi je tombe sur une falaise, et ailleurs sur un précipice…
… Si je voulais escalader la falaise, que me faudrait-il ? Et où pourrais-je trouver ce qu’il me faut ?

… Je peux peut-être tenter de retrouver l’orée par laquelle je suis entré… Mais, étais-je vraiment à l’orée de la forêt ? N’étais-je pas déjà dedans ?

… C’est vrai tiens, qu’y avait-il exactement derrière moi avant que je ne m’engage droit devant…

Par tous les Arbres, je ne sais pas comment je suis arrivé à mon point de départ ! Je suis complètement perdu et je ne sais plus ce que je cherche !.... »

Je vous laisse un instant apprécier le désarroi très certain dans lequel notre bonhomme s’enfonce.

Ces grands moments de solitude sont propres à tout chercheur consciencieux. Ils ont beau être intensément déstabilisants, ces moments n’en sont pas moins passagers, et heureusement.

Pendant que notre ami désespère, prenons le temps, nous aussi, observateurs que nous sommes, de réfléchir un peu.

Depuis le début de son exploration, notre chercheur a déjà fait preuve, à de nombreuses reprises, de créativité. Ainsi, alors qu’il se trouvait dans une impasse, il a rebroussé chemin et ouvert une autre piste qui lui a permis de surmonter ce qui l’avait auparavant empêché d’avancer. Et il a fait cela plusieurs fois, si bien qu’il a finalement exploré la presque totalité de la forêt. Il ne pouvait en être autrement, pouvons-nous nous dire, car à force de marcher, il allait forcément avancer. Pour ne plus avancer, il eut fallu qu’il abandonnât son exploration.

Maintenant, cependant, notre homme a l’air sérieusement coincé, comme pris au piège d’un territoire qui lui est familier mais qui est aussi, malheureusement, cerné d’infranchissable.

Comment peut-il poursuivre son exploration alors qu’il ne sait plus ce qu’il cherche, ni comment il est arrivé là ? Qu’il est épuisé et, littéralement, au bord du gouffre ?

C’est ce que nous allons voir, ensemble, si vous voulez bien vous donner la peine de continuer notre balade.

TO BE CONTINUED ...

A suivre : la Simplexité


mercredi 23 avril 2014

Point sur mesure


Qu’y a-t-il de plus innocent qu’une petite seconde qui s’écoule ? (Une petite seconde, pas une grande qui serait tout de suite moins innocente…)

A l’origine, une « seconde » correspond au laps de temps qui sépare deux battements de cœur. Aujourd’hui, une seconde correspond à la périodicité du noyau d’un atome de Césium 133 en transition hyperfine… Il fallait au moins cela pour s’approcher d’un cœur qui bat et les chercheurs sont à l’occasion plein de créativité.

Mais voyons cela d’un peu plus près.

Le court instant qui sépare deux battements de cœur est à l’origine de notre première idée de seconde.(!)
Bien plus tard, grâce à notre connaissance approfondie de la nature à travers la chimie, la physique, la biologie, nous avons consolidé notre seconde en la référant à la périodicité mentionnée plus haut.
Parce que cette périodicité est proche de la « seconde » telle qu’elle existait, nous avons « redéfinit » la seconde par rapport à cette périodicité. Or, cette périodicité ne nous apprend strictement rien de plus sur la seconde qui reste une convention et une durée arbitraire dont la seule pertinence est de correspondre au temps qui sépare deux battements de cœur et d’être suffisamment petite pour pouvoir servir d’étalon élémentaire au découpage de la temporalité.
Vous me suivez, n'est-ce pas...


Aussi savons-nous qu’un cœur ne bat jamais parfaitement régulièrement. De manière naturelle, tous les cœurs battent au rythme d’une légère arythmie. Même plus, un cœur aux palpitations trop régulières n’est pas signe de bonne santé.

Le fait d’avoir cherché à définir la seconde en fonction d’un phénomène, au contraire, très régulier, précis, prévisible, fiable et par conséquent rassurant, - la périodicité nucléique de notre Césium - est révélateur d’une certaine manière d’appréhender la réalité.

L’Homme cherche généralement à réguler, dans le sens « rythmer d’un rythme régulier », les phénomènes qui l’entourent, comme notre temps, par exemple. On divise le temps en secondes, puis l’addition de secondes forme une minute, puis l’addition de minutes, etc, jusqu’à concevoir un échafaudage qui rejoigne une autre de nos observations primitives mais tout aussi déterminante : la durée d’un jour. Un jour se divise en heures, puis en minutes, etc… Du jour à la seconde et de la seconde au jour, les éléments constitutifs de la temporalité s’agencent dans une cadence parfaite.

Parfaite, mais conventionnelle et arbitraire car la durée d’un jour n’a, en fait, rien à voir avec la durée d’une seconde, à moins que l’on décrète le contraire.

Le découpage de la temporalité en petits éléments permet de mesurer le « temps qui passe » ou le « temps qui reste », mais plus que notre envie de mesurer, c’est notre besoin de réguler qui se trouve assouvi.

Or, ce que nous cherchons tant à réguler, à travers la mesure, est-il seulement régulier ?

Le temps, la température, la distance, la hauteur, nous mesurons jusqu’à l’inquantifiable aujourd’hui (le bonheur, l’intelligence, la culture, la beauté…).

Par exemple, ce que nous expérimentons du temps, subjectivement, ne nous le présente pas comme « régulier ». Il est parfois court, parfois long, parfois manquant, parfois pesant, etc… Par contre, savoir qu’objectivement il est régulier (parce qu’il a été régularisé au moyen de la mesure), nous rassure. Cela peut nous inquiéter, mais fondamentalement, sa régularité nous rassure. Car apposer une mesure sur les choses qui nous échappent, c’est un peu comme se les approprier, en les soumettant, grâce à leur mesurabilité, à notre préhension rationnelle.

Cependant, régulariser, réguler, mesurer des choses ne nous apprend rien sur ce que sont ces choses.
Qu’est-ce qu’une minute nous apprend sur ce qu’est le temps ? Qu’est-ce que la différence entre un degré Celsius et un degré Farhenheit nous apprend sur ce qu’est la température ?

La discrétisation des choses qui nous entourent est une manière de mesurer la réalité, tant en la réglant qu’en la régulant. Cet exercice rationnel est indispensable, il a un pouvoir heuristique immense, c’est-à-dire que grâce à la mesurabilité des choses, nous comprenons et adaptons nos interactions au sein de la réalité. Cependant, cet exercice rationnel, tout fort qu’il soit, doit être questionné. Il ne donne à percevoir qu’une partie de ce qu’il mesure.

Et si, pour en savoir un peu plus sur ces choses qui nous entourent, pour les approcher d’un peu plus près, il fallait oublier l’illusion de leur régularité conventionnelle (au moyen de la mesure mathématique) et s’il fallait les appréhender dans leur ensemble chaotique, bouillonnant, décadencé… ? Et si la discrétisation des choses nous masquait une grande partie de la nature de la réalité ?

En fait, le point que je souhaite souligner est le suivant :

L’exercice de discrétisation, de découpage de la réalité, implique une « régularité », qui fait qu’une unité de découpage peut être substituée à une autre ( un degré reste égal à un degré, quelque soit l’emplacement du second degré par rapport au premier ; idem pour une seconde, ou une minute, etc). On peut mentalement remplacer n’importe quel degré d’un thermomètre gradué par un autre degré, comme on peut le faire d’un millimètre ou d’un centimètre sur une règle graduée, en se conformant à une logique de symétrie. En mathématique, l"écart qui existe entre les chiffres 1 et 2 est de la même valeur que l'écart qui existe entre 4 et 5 par exemple.
Ainsi, on associe la "régularité" à une forme de "symétrie", de répétition, de périodicité, de cyclicité, de fréquence.

Par contre, lorsque l’on essaie de penser la « continuité » – en réaction à la discrétisation- on s’aperçoit que l’idée de continuité est beaucoup moins liée à celle de régularité. Et si la régularité implique une idée de symétrie, cela n'implique pas que l'irrégularité soit synonyme d’asymétrie, malgré ce que l’on serait tenté de croire à première vue.
La continuité peut être irrégulière, ou plus encore, arégulière, sans être dépourvue de symétrie...

Ainsi, par exemple,  si un instant peut être plus long qu’un autre instant, tout comme deux instants peuvent être égaux, cela n’influe en rien sur la nature du flux temporel qui reste, bizzarement, continu.

La continuité est une notion encore très mystérieuse et nous avons beaucoup de mal à la saisir, même intuitivement, dans son ontologie…

Allez, j’arrête de vous embêter avec ces drôles de considérations pas simples du tout. Promis, demain j’arrête !


On s'empressera de lire sur le même sujet ( mesure, matière) cet article ô combien sexy:
Chaud devant, les états de la matière