Les principes de la physique quantique
sont bien mystérieux et nous avons du mal à en mesurer la portée.
« Superposition, intrication, non-localité, indétermination »
sont autant de phénomènes qui invitent à s'interroger sur la
nature de la matière. Plus récemment, la mise en évidence du Boson
de Higgs au sein du LHC à Genève relance cette interrogation. On
peut dire, pour introduire le sujet de cet article, que la physique
quantique nous amène à penser la matière de manière moins
matérialiste que nous ne sommes capables de le faire, armés de nos
concepts traditionnels hérités d'un autre âge.
Par exemple, les particules
élémentaires – telles que les quarks ou les bosons – ne peuvent
pas être considérées comme des corpuscules, c'est-à-dire des
petits grains de matière, alors même que le mot « particule »
impose à notre pensée une image de petite bille bien circonscrite.
Or si une particule possède en effet des propriétés
corpusculaires, celles-ci cohabitent avec des propriétés
ondulatoires, mais on ne peut pas dire pour autant qu'une particule
soit corpusculaire ou ondulatoire sous certaines conditions. Une
particule est l'un, l'autre, l'un et l'autre et autre chose que l'un
et l'autre à la fois... C'est ce que l'on appelle la dualité
onde-corpuscule sans que l'on puisse clairement saisir cette dualité.
Vous voyez que l'on touche à quelque
chose qui se dérobe à notre entendement. Alors c'est peut-être
notre entendement qu'il faudrait interroger ?
J'écoutais l'autre jour le philosophe
hélleniste Heinz Wismann parler de l' « atome »
chez Démocrite et ce que j'ai entendu mérite d'être creusé.
Présenté puis creusé. (Voir références en fin
d'article).
On a tous entendu parler d'Aristote et
de Platon, disciple de Socrate, philosophes de l'antiquité grecque (
dans les environs de -400, -300 avant JC). A la même époque, au
bord de la mer Noire, au nord d'Athènes, vivaient d'autres
philosophes parmi lesquels un certain Démocrite, disciple de
Leucippe.
De la pensée de Démocrite, il nous
est parvenu peu de choses. Quelques « Fragments » qui
sont passés entre les mains d'Aristote, curieux des idées que ces
hommes du nord énonçaient.
Parmi ces idées, il y avait celle de
l' « atome » qui s'inscrit dans une réflexion plus
large sur la matière - la nature du réel - et sur le
vide.
Heinz Wismann a travaillé sur certains
Fragments de Démocrite - non retouchés par Aristote - et
nous en livre une traduction très surprenante :
« Pour Démocrite, le vide est
plein d'atomes » qui ne sont pas des corpuscules. Démocrite
« soutient que le vide se propage sous la forme de trajectoires
d'énergie que sont les atomes ». Pour Démocrite, l'atome
n'est pas un corps, mais une « idée de l'indivisibilité posée
comme problème ». Comment peut-on représenter
l'indivisibilité ? « Dans le Grand vide, en expansion
continue, se forment des trajectoires d’énergie bi-dimensionnelles
que l'on peut comparer au tracé de l'écriture » et Démocrite
distingue ce « Grand vide » en expansion continue du
« Petit vide » circonscrit par l'existence des corps .
« Les atomes sont comme des filaments qui se propagent avec un
certain rythme dans le grand vide. » Ou encore : « Pour
Démocrite, les atomes sont l'autre face du vide. Ils sont des
concrétions du vide, de son énergie en expansion absolue ».
Voilà qui dénote singulièrement de
la représentation que l'on se fait de l'atome. Ce n'était pas un
corpuscule chez Démocrite ? Allons bon. Alors pourquoi
avons-nous considéré Démocrite, père fondateur de l'atomisme,
comme père fondateur de l'atome corpusculaire ?
Alors, pour commencer, qu'entendons-nous, traditionnellement, par « atome » ?
Nous avons appris que pour les Grecs de l'antiquité, - tous trop hâtivement jetés dans un même sac - un atome ( a-toma = insécable) est une petite partie de matière que l'on ne peut pas subdiviser en plus petites parties indivisibles. Un atome peut être envisagé comme une particule élémentaire, c'est-à-dire constituée d'un seul élément. Un grain de matière indivisible. Un corpuscule.
En 1905, Einstein entérine la découverte du physicien Jean Perrin : il existe une toute petite particule qui pourrait bien être insécable, un « atome ». La tradition étant massive (pour ne pas dire pesante) et l'inertie de la pensée étant ce qu'elle est, on a assimilé la découverte de Jean Perrin à l'idée toute théorique qu'on se faisait de l'atome jusque là.
Assez rapidement, on a découvert que
notre atome expérimental n'était pas insécable. Il est composé de
plus petites particules et d'un noyau lui-même composé de plus
petites particules.
On a atomisé l'atome, si bien que ce
que l'on appelle atome aujourd'hui n'a plus rien d'atomique au sens
propre (insécable).
Cependant, l'interrogation sur
l'insécabilité théorique de la matière – c'est-à-dire sur
l'existence d'un quanta de matière, une « particule
irréductible »- ne s'arrête pas là.
Penser qu'une quantité de matière
puisse être subdivisée à l'infini est compliqué. On imagine plus
facilement un « infiniment petit fini », soit, un
« quanta » irréductible et indivisible, tendant vers une
« unité », qu'un infiniment petit qui se sublimerait
dans un néant impossible. La notion d'indivisibilité est
inséparable de la notion de néant.
Ce sont les mathématiques qui ouvrent
la voie d'un « infiniment petit infini » grâce au
calcul infinitésimal que Leibniz et Newton ont élaboré (chacun de
leur côté). Mais il s'agit là d'un infiniment petit qui se dérobe
à l'expérience tant pratique qu'intellectuelle, quasi
métamathématique... un néant plein de vide.
Quand on s'interroge sur l'insécabilité de la matière, on pose la question de la « dénombrabilité », on touche à l'enfer de Cantor (« Existe-il des infinis plus grands que d'autres ? »), et on met aussi, joyeusement, les pieds en plein dans la question aporétique du « discret » et du « continu » ( sur laquelle j'ai déjà rédigé au moins cinq articles qui ne font que reposer la question...) Jusqu'où pouvons-nous découper le réel ? L'infiniment petit se dilue-t-il dans une continuité infinie ? Ces questions sont-elles seulement « bien posées », « efficaces » ? N'émanent – elles pas d'une vision du monde pré-conçue ?
D'après Heinz Wismann, Aristote a falsifié sciemment les travaux de Démocrite. Ce sont les travaux de Démocrite revisités par Aristote qui ont fait autorité et qui ont traversé les siècle pour nous parvenir déformés au 20ème siècle.
Démocrite emploie le terme « atomos », de genre féminin, qui se rapporte à « idea », qui veut dire « idée », mais Aristote l'a volontairement traduit par « atoma », de genre neutre, qui se rapporte au « corps ». Aristote n'était pas d'accord avec les idées des philosophes du bord de la mer Noire. Il les a présenté comme étant des « idiots qui pensaient que l'on pouvaient arrêter la division spatiale des choses », ce qu'ils n'étaient pas. Plus encore, Aristote a changé le mot « rythme » de Démocrite et l'a remplacé par le mot « forme », ôtant ainsi tout dynamisme à l'idée atomiste initiale. D'un mouvement de pensée, d'une trajectoire d’énergie, Aristote en fait un corps matériel inerte qu'il dénigre.
Et c'est ce corps matériel, figé, séparé, stoppé, qui nous est parvenu.
Si l'on en croît l'herméneutique de Wismann ( un mot compliqué pour dire « l'interprétation » que Wismann fait de la lettre démocritienne), chez Démocrite, l'atome est intrinsèquement une idée, un concept et non un corps. L'atome c'est « l'idée de l'indivisibilité », c'est le mouvement de la pensée dans l'indivisibilité, c'est une trajectoire dans le vide, un filament dans un champ d'énergie. Ce n'est pas un grain.
Et si la pensée de Démocrite nous était parvenue sans avoir subi de détour aristotélicien ? Pouvez-vous l'imaginer ? Toute la culture judéo-chrétienne qui nous façonne est basée en grande partie sur la pensée d'Aristote. Le cartésianisme, le matérialisme historique marxiste, la rationalisme, et plus généralement le cadre dans lequel nous pensons notre condition humaine et notre rapport au réel, sont issus d'une vision principalement aristotélicienne.
Heureusement, la pensée sur la matière
ne se limite pas aux considérations matérialistes.
Ce qui suit est un peu plus ardu à
suivre mais je vais faire mon possible pour être claire.
Nous avons hérité de la pensée
aristotélicienne l'idée que « la matière se laisse
découper ». (a)
Nous avons hérité d'une « conception
de la matière ». (b)Nous avons hérité d'une « conception matérialiste du réel » ("le réel est la matière" - à chacun de définir ce qu'il entend par matière).(c)
Vous remarquerez qu'entre la phrase (c)
et la phrase (a), il y a un dézoomage de notre point de vue sur le
réel. On recule, on gagne en degrés d'abstraction. Nous étions
jusque là, dans ce qui a été dit précédemment, dans les degrés
(a) et (b), et maintenant nous allons nous attarder au niveau (c).
L'atome « traditionnel »
que nous avons appris à connaître s'inscrit dans cette conception
matérialiste du réel héritée en grande partie d'Aristote. Il est
le philosophe fondateur d'un premier « matérialisme ».
Le réel est là, autour de nous et nous pouvons le connaître grâce
à notre capacité de raisonnement. ( Aristote était un éminent
logicien). « Le réel est là » est une phrase qui résume
à elle seule toute une cosmologie : « le réel est » est
une ontologie, c'est à dire une réflexion sur l' « être ».
Le réel est la matière et la matière est intellectuellement
préhensible. Pour Aristote, « on ne peut pas aller au-delà de
ce qui est présent dans le réel. Le cosmos est la totalité du réel
présente à elle-même, sans faille, ni trous, ni ailleurs »
(H. Wismann). Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que
l'homme évolue dans un monde qui est tout autour de lui, et que ce
monde, l'homme peut le toucher avec ses mains dans ce qu'il a de
visible, et avec son esprit – sa raison – dans ce qu'il a
d'invisible ( de trop petit pour être visible), et qu'il peut le
connaître dans la totalité de son être. La philosophie
d'Aristote est un « discours sur ce qui est ».
D'après lui, « on ne peut pas dire que ce qui est
repose sur ce qui n'est pas ». On peut parler de
matérialisme ontologique aristotélicien .
Heinz Wismann, suspendu au pied de la
lettre démocritienne, en quête d'intégrité intellectuelle, cite
un passage tiré d'un Fragment : « Ce qui est n'est
pas plus que ce qui n'est pas ». Cette phrase est
loin d'être anodine, malgré son apparence. Elle déconstruit
fondamentalement toute l'ontologie aristotélicienne. Elle veut dire
que le réel peut ne pas être, et que le réel est
autant qu'il n'est pas.
Cette phrase veut dire que le réel ne
nous est pas fondamentalement accessible, à nous, hommes de
pensée. Qu'il nous échappe dans une mesure incommensurable et nous
ne pourrons jamais en saisir la totalité.« Le réel nous échappe de manière asymptotique », précise Heinz Wismann en se référant à Kant.
Notre connaissance avance mais ce faisant elle repousse les limites de notre ignorance, cette dernière demeurant infinie - un infini moins grand qu'il ne l'était avant que nous ne connaissions davantage...
La physique quantique nous amène à envisager le réel comme n'étant pas ce qu'il est. Elle nous pousse à repenser le matérialisme qui structure fondamentalement notre rapport au réel. Elle s'acoquine avec une certaine lecture phénoménologique, une lecture dynamique d'un réel en mouvement, récalcitrant au cadre et à la mesure. Enfin, elle invite à une refondation de notre approche des choses, et par là, à réinventer notre condition humaine.
On peut certainement dire que la découverte du Boson de Higgs est extraordinaire par ce qu'elle nous apprend sur la matière, parce qu'elle valide la puissance conceptuelle de la physique quantique, mais elle est encore plus extraordinaire dans le lien qu'elle tisse avec l'histoire de la pensée sur la matière. Cette découverte réhabilite, de manière inattendue, la pensée atomiste première de Démocrite et rend à cet homme un hommage bienvenu. Il se peut qu'une relecture des Fragments laissés par Démocrite vienne à son tour éclairer la nature du réel que la physique quantique interroge. Un échange de bon procédé sur un pont de 2 300 ans.
Voyez-vous, en découvrant la pensée
de Démocrite à travers les propos de Heinz Wismann, j'ai été
touchée par le fait qu'un homme ayant vécu près de 2 300 ans avant
nous ait pu avoir une telle intuition. Cela nous montre que partout,
de tout temps, nous sommes semblables. Notre position dans le monde a
peu évolué et la nature qui nous entoure souffle le même vent de
mystère aujourd'hui, ici et maintenant, qu'à l'époque, il y a plus
de 2000 ans, sur les bords de la mère Noire. Malgré tous nos
progrès, nous n'en savons pas beaucoup plus et l'aventure de la
pensée a de beaux jours devant elle.
-----------------------------------------------------------------------------------------------
"Les avatars du vide: Démocrite et les fondements de l'atomisme", Heinz Wismann, éd. Hermann, 2010
"Penser entre les langues" Heinz Wismann, éd. Fammarion, 2014
A venir : "L'ultime atome: de Démocrite au Boson de Higgs et au-delà" Etienne Klein, Heinz Wismann, éd. Albin Michel, 2015
Emission "La conversation scientifique", sur laquelle s'appuie cet article: "physique et philosophie: quels liens".