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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

dimanche 22 décembre 2013

Economix, l'histoire de l'économie en BD!

La première histoire de l’économie en BD (lecture engagée, lecture responsable).

Michael Goodwin (textes) et Dan E. Burr (illustrations).



On m’a parlé d’«Economix » en termes élogieux, si bien que je l’ai lu et que c’est à mon tour de défendre ce fantastique ouvrage.

Economix est un ouvrage de vulgarisation, donc d’explication, de simplification qui s’adresse au plus grand nombre. Comme le titre le laisse supposer, il traite d’économie.

C’est bien simple : si l’on veut comprendre quelque chose au monde dans lequel on vit – pourquoi ça va mal, par exemple- ce livre est indispensable. Je dirai qu’il rassemble en moins de trois cents pages tout l’enseignement de Sciences économiques et sociales des classes de seconde, première et terminale, ainsi que la première année d’enseignement de l’économie de Science Po (enseignement assez généraliste mais qui commence à côtoyer la théorie pure et à la questionner).

Autant d’information dans un gros livre paraît impressionnant, présenté comme je viens de le faire succinctement, mais que nenni : dans ce bouquin, que l’essentiel !

Et pas seulement l’essentiel mais aussi de l’humour, de la clarté, du plaisir, le plaisir de comprendre.

Une fois que l’on a compris certaines choses, on ne peut plus agir comme lorsqu’on les ignorait. Une fois lu ce livre, on ne peut plus consommer gentiment les choses les plus triviales qui nous entourent. On ne peut plus penser de manière cynique que les choses vont mal suite au jeu de la fatalité et que rien ne peut plus dévier la course perdue de l’humanité. Une fois lu ce livre, on a au contraire l’envie de prendre ses responsabilités, se retrousser les manches et voir ce que chacun peut faire à sa mesure.

Economix est un ouvrage de vulgarisation époustouflant. Le travail des auteurs est remarquable, leur intention d’apporter l’information, la connaissance, au plus grand nombre de leurs concitoyens est honorable. C’est pour cela que ces concitoyens sont cordialement invités à faire l’effort de lire ce genre d’ouvrages. Il met à la portée de tous une connaissance indispensable à toute personne qui souhaite être responsable et citoyenne.

Ceci étant dit, entrons un peu plus avant dans le bouquin.

Le livre commence sans ménagement en plongeant aux origines occidentales de l’organisation économique capitaliste. Système féodal, colbertisme, mercantilisme, physiocratie avec François Quesnay, on retient en effet l’essentiel de cette histoire de l’économie sans pour autant la questionner. Ce n’est pas le propos de l’auteur que de questionner les origines, cependant ce pourrait être – et ça l’est- très intéressant de le faire. Pour cela, quelques pages wiki sur les termes énoncés juste au-dessus, auxquelles on ajoute si l’on s’est pris au jeu, la lecture de Louis Dumont « Homo aequalis » et de Karl Polanyi « La grande transformation » (ouvrages très accessibles aussi).

Puis on arrive  à Adam Smith qui est à l’origine du courant économique libéral, parlant de marché libre, de main invisible, de laissez-faire, de division du travail. Personnellement, l’auteur m’a réconciliée avec Adam Smith car voyez-vous, j’avais tendance à le mettre dans le lot des penseurs qui nous ont mal inspirés, malgré eux biensûr, mais bon… Smith a été interprété, surinterprété et mal interprété par de nombreux tenants de la science économique classique, mais on ne peut lui tenir rigueur de ce qui a été fait de ses propos. L’auteur de notre fantastique BD Economix réhabilite Smith en citant de son ouvrage « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations » (1776), des passages que l’histoire n’a pas retenus, pourtant incroyablement judicieux et actuels. C’est pourquoi il peut être intéressant de redécouvrir Smith sous un autre œil.


On continue ensuite la visite en passant par la révolution américaine, ses enjeux internationaux, le début de la connivence entre politique et économie autour de la notion de pouvoir que donne l’accumulation d’argent. Puis on arrive aux premiers penseurs qui ont érigé l’économie en dérivée de science mathématique, avec à leur tête David Ricardo (1816). Tout cela est très bien présenté dans le livre alors je n’en dis pas plus.

On avance, révolutions industrielles, Marx et Engels, socialisme, début de la finance, premières crises systémiques. Les corporations grossissent, acquièrent du pouvoir jusqu’à soumettre les décisions politiques à leurs intérêts (on voit comment tout ce système oligarchique a commencé), avec plein d’exemples savoureux, énormément de bon sens et de recul, toujours subtilement illustrés avec humour.

Tout cela exposé dans les trois premiers chapitres sur les huit que compte le livre. A partir du chapitre quatre et jusqu’à la fin, le livre demande un peu plus de concentration. Le lecteur la fournira sans rechigner. On passera un peu plus de temps sur chaque vignette de la BD et le plaisir de comprendre sera encore plus intense. En effet, on continue à suivre l’évolution historique de l’économie mondiale –ou plutôt de l’expansion du modèle capitaliste libéral tous azimuts- mais les détails sont plus fournis, on creuse la logique plus profondément, on décortique de nombreux exemples, on prend le temps de comprendre et d’assimiler les arguments.

On visite ainsi la crise de 1929, le rôle des banques dans le système, les imbrications d’intérêts des uns et des autres, on rencontre – et quelle belle rencontre !- John Maynard Keynes (« Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », 1936 – ouvrage très important !)

Quand j’ai découvert Keynes il a des années maintenant, je l’ai adoré. Si l’on met en perspective sa formidable analyse de la « monnaie » avec l’anthropologie du don (Mauss, Lévi Strauss,…), on arrive à quelque chose de très intéressant dont il n’est pas encore question ici mais qui touche à la question de la place de l'argent dans notre société : "intermédiaire" de l'"échange", nature "marchande" des biens et donc "marchandisation galopante", etc...

Economix présente en quelques vignettes toutes les bases du débat qui a opposé tant de fois et les oppose encore, les néoclassiques néolibéraux aux keynésiens (microéconomie/ macroéconomie).

On comprend d’où viennent les politiques dites d’austérité (réduction des dépenses publiques, etc), on révise les politiques monétaires de relance par la consommation (politique de type keynésienne), de stop and go, d’économie mixte. On suit l’évolution du Wellfare State (Etat provodence), du syndicalisme, de la guerre froide, de la bureaucratie-technocratie, de la consommation et production de masse, de l’appauvrissement d’une majorité au profit d’une minorité. On sera ravi de croiser Teddy Roosevelt, Lénine, Gorbatchev, qui se sont remonté les manches pour agir concrêtement et plus honnêtement que beaucoup d’autres. On déplore de voir qu’au final, les quelques très riches ont mis au pas tout un système (politique, média, publicité dans le seul but de faire du profit, ce qu’on peut qualifier de perversion de l’idée originelle du capitalisme, d’ailleurs ce n’est même plus du capitalisme…)
Crises pétrolières, reaganomie ( politique économique de Reagan), guerres d’irak, 11 septembre, subprimes, effondrement des banques, etc… l’essentiel de ce qui constitue notre monde économique est passé au crible de l’explication claire de nos auteurs.

Biensûr, ces deux auteurs Michael Goodwin et Dan E. Burr (le dessinateur Dan est tout aussi important que l’auteur des textes : ses dessins en disent beaucoup plus que les mots parfois), défendent un parti pris. Ils présentent l’histoire de l’économie en se permettant d’émettre une critique qui pourrait se résumer à ceci : on est dans un beau bordel auquel personne ne comprend grand-chose, surement parce que nous sommes dans l'erreur:


Difficile à contredire. Aujourd’hui, il est devenu impossible de trouver un argument en faveur d’un statu-quo du système, ou en faveur de son expansion.

Les auteurs ont parfaitement raison sur un point : personne n’y comprend vraiment grand-chose à tout ce bordel politico-économique, ce qui ne veut pas dire que personne ne peut rien y comprendre. Au contraire, si l’on prend le temps de s’y intéresser, beaucoup de choses deviennent compréhensibles. On peut commencer par la lecture d’Economix, qui, je le répète, est un véritable régal, un ouvrage indispensable.




jeudi 19 décembre 2013

Economix - l'histoire de l'économie en BD!

La première histoire de l’économie en BD (lecture engagée, lecture responsable).

Michael Goodwin (textes) et Dan E. Burr (illustrations).



On m’a parlé d’«Economix » en termes élogieux, si bien que je l’ai lu et que c’est à mon tour de défendre ce fantastique ouvrage.

Economix est un ouvrage de vulgarisation, donc d’explication, de simplification qui s’adresse au plus grand nombre. Comme le titre le laisse supposer, il traite d’économie.

C’est bien simple : si l’on veut comprendre quelque chose au monde dans lequel on vit – pourquoi ça va mal, par exemple- ce livre est indispensable. Je dirai qu’il rassemble en moins de trois cents pages tout l’enseignement de Sciences économiques et sociales des classes de seconde, première et terminale, ainsi que la première année d’enseignement de l’économie de Science Po (enseignement assez généraliste mais qui commence à côtoyer la théorie pure et à la questionner).

Autant d’information dans un gros livre paraît impressionnant, présenté comme je viens de le faire succinctement, mais que nenni : dans ce bouquin, que l’essentiel !

Et pas seulement l’essentiel mais aussi de l’humour, de la clarté, du plaisir, le plaisir de comprendre.

Une fois que l’on a compris certaines choses, on ne peut plus agir comme lorsqu’on les ignorait. Une fois lu ce livre, on ne peut plus consommer gentiment les choses les plus triviales qui nous entourent. On ne peut plus penser de manière cynique que les choses vont mal suite au jeu de la fatalité et que rien ne peut plus dévier la course perdue de l’humanité. Une fois lu ce livre, on a au contraire l’envie de prendre ses responsabilités, se retrousser les manches et voir ce que chacun peut faire à sa mesure.

Economix est un ouvrage de vulgarisation époustouflant. Le travail des auteurs est remarquable, leur intention d’apporter l’information, la connaissance, au plus grand nombre de leurs concitoyens est honorable. C’est pour cela que ces concitoyens sont cordialement invités à faire l’effort de lire ce genre d’ouvrages. Il met à la portée de tous une connaissance indispensable à toute personne qui souhaite être responsable et citoyenne.

Ceci étant dit, entrons un peu plus avant dans ce bouquin merveilleux.

Le livre commence sans ménagement en plongeant aux origines occidentales de l’organisation économique capitaliste. Système féodal, colbertisme, mercantilisme, physiocratie avec François Quesnay, on retient en effet l’essentiel de cette histoire de l’économie sans pour autant la questionner. Ce n’est pas le propos de l’auteur que de questionner les origines, cependant ce pourrait être – et ça l’est- très intéressant de le faire. Pour cela, quelques pages wiki sur les termes énoncés juste au-dessus, auxquelles on ajoute si l’on s’est pris au jeu, la lecture de Louis Dumont « Homo aequalis » et de Karl Polanyi « La grande transformation » (ouvrages très accessibles aussi).

Puis on arrive  à Adam Smith qui est à l’origine du courant économique libéral, parlant de marché libre, de main invisible, de laissez-faire, de division du travail. Personnellement, l’auteur m’a réconciliée avec Adam Smith car voyez-vous, j’avais tendance à le mettre dans le lot des penseurs qui nous ont mal inspirés, malgré eux biensûr, mais bon… Smith a été interprété, surinterprété et mal interprété par de nombreux tenants de la science économique classique, mais on ne peut lui tenir rigueur de ce qui a été fait de ses propos. L’auteur de notre fantastique BD Economix réhabilite Smith en citant de son ouvrage « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations » (1776), des passages que l’histoire n’a pas retenus, pourtant incroyablement judicieux et actuels. C’est pourquoi il peut être intéressant de redécouvrir Smith sous un autre œil.


On continue ensuite la visite en passant par la révolution américaine, ses enjeux internationaux, le début de la connivence entre politique et économie autour de la notion de pouvoir que donne l’accumulation d’argent. Puis on arrive aux premiers penseurs qui ont érigé l’économie en dérivée de science mathématique, avec à leur tête David Ricardo (1816). Tout cela est très bien présenté dans le livre alors je n’en dis pas plus.

On avance, révolutions industrielles, Marx et Engels, socialisme, début de la finance, premières crises systémiques. Les corporations grossissent, acquièrent du pouvoir jusqu’à soumettre les décisions politiques à leurs intérêts (on voit comment tout ce système oligarchique a commencé), avec plein d’exemples savoureux, énormément de bon sens et de recul, toujours subtilement illustrés avec humour.

Tout cela exposé dans les trois premiers chapitres sur les huit que compte le livre. A partir du chapitre quatre et jusqu’à la fin, le livre demande un peu plus de concentration. Le lecteur la fournira sans rechigner. On passera un peu plus de temps sur chaque vignette de la BD et le plaisir de comprendre sera encore plus intense. En effet, on continue à suivre l’évolution historique de l’économie mondiale –ou plutôt de l’expansion du modèle capitaliste libéral tous azimuts- mais les détails sont plus fournis, on creuse la logique plus profondément, on décortique de nombreux exemples, on prend le temps de comprendre et d’assimiler les arguments.

On visite ainsi la crise de 1929, le rôle des banques dans le système, les imbrications d’intérêts des uns et des autres, on rencontre – et quelle belle rencontre !- John Maynard Keynes (« Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », 1936 – ouvrage très important !)

Quand j’ai découvert Keynes il a des années maintenant, je l’ai adoré. Si l’on met en perspective sa formidable analyse de la « monnaie » avec l’anthropologie du don (Mauss, Lévi Strauss,…), on arrive à quelque chose de très intéressant dont il n’est pas encore question ici mais qui touche à la question de la place de l'argent dans notre société : "intermédiaire" de l'"échange", nature "marchande" des biens et donc "marchandisation galopante", etc...

Economix présente en quelques vignettes toutes les bases du débat qui a opposé tant de fois et les oppose encore, les néoclassiques néolibéraux aux keynésiens (microéconomie/ macroéconomie).

On comprend d’où viennent les politiques dites d’austérité (réduction des dépenses publiques, etc), on révise les politiques monétaires de relance par la consommation (politique de type keynésienne), de stop and go, d’économie mixte. On suit l’évolution du Wellfare State (Etat provodence), du syndicalisme, de la guerre froide, de la bureaucratie-technocratie, de la consommation et production de masse, de l’appauvrissement d’une majorité au profit d’une minorité. On sera ravi de croiser Teddy Roosevelt, Lénine, Gorbatchev, qui se sont remonté les manches pour agir concrêtement et plus honnêtement que beaucoup d’autres. On déplore de voir qu’au final, les quelques très riches ont mis au pas tout un système (politique, média, publicité dans le seul but de faire du profit, ce qu’on peut qualifier de perversion de l’idée originelle du capitalisme, d’ailleurs ce n’est même plus du capitalisme…)
Crises pétrolières, reaganomie ( politique économique de Reagan), guerres d’irak, 11 septembre, subprimes, effondrement des banques, etc… l’essentiel de ce qui constitue notre monde économique est passé au crible de l’explication claire de nos auteurs.

Biensûr, ces deux auteurs Michael Goodwin et Dan E. Burr (le dessinateur Dan est tout aussi important que l’auteur des textes : ses dessins en disent beaucoup plus que les mots parfois), défendent un parti pris. Ils présentent l’histoire de l’économie en se permettant d’émettre une critique qui pourrait se résumer à ceci : on est dans un beau bordel auquel personne ne comprend grand-chose. Difficile de contredire la légitimité de ce parti pris. Il y a 10 ans, beaucoup de monde se serait opposé au discours de ces auteurs (d’ailleurs, des millions de gens pensent comme eux), mais aujourd’hui, il est devenu impossible de trouver un argument en faveur d’un statu-quo du système, ou en faveur de son expansion.

Par contre, les auteurs ont parfaitement raison sur un point : personne n’y comprend vraiment grand-chose à tout ce bordel politico-économique, ce qui ne veut pas dire que personne ne peut rien y comprendre. Au contraire, si l’on prend le temps de s’y intéresser, beaucoup de choses deviennent compréhensibles. On peut commencer par la lecture d’Economix, qui, je le répète, est un véritable régal, un ouvrage indispensable.



mercredi 4 décembre 2013

Suspension solidaire: le café suspendu

Parmi les nombreuses initiatives solidaires qui éclosent ici et là, que l’on qualifie d’initiatives citoyennes dans la lignée d’un « consommer autrement », un consommer local ou un consommer moins mais mieux par exemple, une nouvelle pratique se met en place, timidement, qui mérite qu’on y accorde un peu d’attention.

Cette nouvelle pratique consiste, pour un individu quelconque, à se rendre dans une brasserie, un café ou un bar, à y commander son café et à en payer un second que l’on mettra « en attente ». Non pas pour le boire soi-même plus tard mais pour qu’il soit bu, ce café « en attente », par un autre individu que l’on ne connaît pas. Cet autre individu entrera dans le bar, demandera au tenancier s’il y a un café « en attente » et dans l’affirmative, ce café lui sera servi.

A l’entrée de son établissement, sur la porte ou bien sur la vitrine, un logo permet d’informer le passant qu’ici, on sert des cafés « en attente ». Comme cela, tant le « donneur » que le « receveur » savent que la pratique du café dit aussi « suspendu » est bienvenue dans cet établissement.

L’idée qui est derrière cette nouvelle pratique est simple : une personne qui a les moyens de prendre un petit café et qui peut en payer un second, offre ce second café à une personne dont les moyens sont moindres. Ainsi, plutôt que de donner deux euros à une personne sans le sou assise au bord d’un trottoir, on fait un geste beaucoup plus concret.

L’idée est certes intéressante, mais pour que cette pratique se répande, quelques points sont à éclaircir.
Tout d’abord, en observant comment les choses se passent auprès des établissements qui ont mis en place le « café suspendu », on commence à distinguer la forme que prend cette nouvelle solidarité.

Par exemple, on observe qu’il y a, dans tous les cas, plus de donneurs que de gens qui viennent réclamer un café en attente. Et cela est riche de sens.

Pourquoi les gens sont-ils prêts à donner ? Pourquoi s’engouent-ils pour ce genre de pratiques ?

Une partie de la réponse tient à ce que j’appelle, la « propension naturelle des gens à compatir ». Au fond, on est tous plus ou moins sensibles et conscients que certains individus ont « moins de chance » que d’autres. Aussi, le modèle de société que nous avons développé autour de nous est responsable d’une grande partie de la pauvreté, on peut affirmer qu’il en engendre ou génère une grande partie. En contrepartie, alors, à l’initiative des citoyens, d’associations ou groupes divers, des « canaux de charité » sont instaurés pour permettre à ceux qui ont de donner un peu à ce qui n’ont pas. Des canaux de charité, ou bien encore des « prêts à agir ». Les collectes alimentaires, vestimentaires, les centres d’hebergement sociaux, etc… Ces canaux sont nombreux et malheureusement, ils n’éradiquent pas la pauvreté, à peine la jugulent-ils. 

Bon, c’est ainsi.

On se rend compte, avec un peu de bonne volonté que ce n’est pas ainsi que l’on résoudra les problèmes de pauvreté autour de nous, et encore moins les problèmes de pauvreté au bout du monde. En effet, la pauvreté n’est pas un problème de quantité – quand bien même on donnerait tout ce dont on n’a pas besoin et davantage aux organismes caritatifs, on ne résoudrait pas le fond du problème. 
La pauvreté résulte d’un problème de « paradigme », comme le dit Pierre Rahbi. Pour synthétiser son propos auquel nous adhérons, la pauvreté – et bien d’autres maux !- est inhérente au système, donc c’est le système qu’il faut repenser.

La pratique du café suspendu, aussi innocente, petite et insignifiante qu’elle puisse paraître aux yeux de beaucoup, s’inscrit dans une logique qui s’éloigne des logiques du système.
Elle est inscrite dans le système car à la base, il s’agit de « payer » quelque chose dans un petit commerce, donc de consommer de manière « traditionnelle », cependant, autour de cette consommation traditionnelle, il y a autre chose de très important. Si l’on fait attention à quelques points, la pratique peut se généraliser et entrainer dans son sillage beaucoup plus de changement qu’on ne l’imagine.

La chose la plus importante à mes yeux est de ne pas stigmatiser le « receveur » en tant que pauvre en marge du système, assisté. Surtout pas. Cette pratique de café suspendu ne peut marcher que si n’importe quelle personne demandant un café suspendu quand il y en a, a son café. Cela suppose un exercice très compliqué de la confiance. Cela requiert aussi de la part de chacun, d’être responsable. Tant pour le receveur que le donneur ou le cafetier intermédiaire. Ce qui est certain pour l’instant, c’est que les donneurs sont nombreux.

Dans un réflexe de pensée inscrite dans la logique du système, la première chose qui peut venir à l’esprit est qu’il va y avoir des abus car les gens sont supposés être égoistes et se jeter sur toute forme de gratuité. On peut aussi penser que cette pratique de café suspendu ne résout rien car ce n’est pas un café qui va changer la situation d’une personne aux moyens moindres. Ou bien encore que ce n’est qu’un moyen supplémentaire de se donner bonne conscience.

On peut aussi penser « autrement », c’est d’ailleurs à la mode, ce penser « autrement ». Pour commencer, il s’agit de penser en terme de confiance, de responsabilité et d’altruité. Il s’agit aussi de penser « petit », « petit » après « petit », caillou après caillou, ce qui à terme (un long terme que l’on a du mal, en ces temps d’instantanéité, à accepter ou concevoir) permet en fait de déplacer des montagnes. Une somme de petits rien peut faire un grand tout.

Confiance, responsabilité et altruité : voyons cela de plus près.

Si le cafetier voit dans la pratique du café suspendu la possibilité de gagner 10 euros par jour en ne respectant pas la règle, grand bien lui en fasse. S’il respecte la règle, ce qu’il a à gagner n’a rien de pécuniaire. Ce qu’il a à gagner c’est de donner à sa profession son sens originel : tenir un lieu de convivialité au sein duquel les gens viennent se poser quelques instants pour se retrouver entre amis, pour se jeter un petit café au fond du gosier avant de retourner travailler, etc. C’est d’être pleinement un petit commerçant au service des gens qui passent dans son établissement. Que le « merci » du client soit sincère et gratifiant. C’est, au fond, ce qu’il y a de plus important dans son métier. La pratique du café suspendu est l’occasion, pour le commerçant, de redonner du sens à son travail. Dans les établissements qui ont mis en place cette pratique, nombreux sont les cafetiers qui n’hésitent pas à contribuer au geste en complétant de leur poche une monnaie laissée insuffisante. Ils laissent par exemple une petite boîte sur le comptoir pour les monnaies « incomplètes » et ajoutent ce qui manque.

Si une personne se dit que c’est pour elle l’occasion de ne plus avoir à dépenser pour son café et qu’elle décide d’y aller allègrement, régulièrement, elle se rendra compte que le café, quand on en abuse, c’est mauvais pour la santé. C’est surtout irréfléchi que de se dire qu’on peut profiter de la générosité des autres à travers la consommation de café. Il est en fait si peu probable que des gens y voit une réelle opportunité de profit que le nombre d’individus concernés est trop faible pour priver les autres de leur petit café. Rappelons-le, les donneurs sont vraiment nombreux.

Comme je le disais plus haut, le fait qu’ils soient nombreux est révélateur. Non pas du fait que les gens cherchent à se jeter dans des prêt a agir pour se donner bonne conscience, mais révélateur du fait que les gens se sentent concernés et ont besoin de se sentir responsables. Ils ont besoin de faire quelque chose, de savoir ce qu’ils font et comment le faire. Pour cela, agir à petite échelle, à « proximité » est indispensable. C’est une des clés du changement auquel on aspire. Le petit, le local, la proximité vont de paire avec la confiance, la responsabilité et l’altruité (sur laquelle je reviendrai prochainement).

La pratique du café suspendue crée de l’engouement chez les personnes qui en ont entendu parler. Elle s’est ouverte à d’autres biens tout aussi « petits » : la baguette de pain, un sandwich, un repas chaud, un livre de poche. Dans de nombreux cas, le petit commerçant est pro-actif et « complète » le geste du donneur.
Le "petit" est essentiel.

C’est une affaire à suivre et à faire tourner. Encore une fois, penser « autrement », c’est d’abord penser « petit ».