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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 28 décembre 2016

Ani-mal

Voici un post un peu fâcheux qui va à l’encontre des bons sentiments de circonstance en cette période de fêtes. Il s’agit une fois de plus d’une petite vidéo qui témoigne de notre rapport aux animaux. Les images ne sont vraiment pas agréables, c’est clair. Mais c’est pourtant comme ça que ça se passe. Et ce n’est pas un abattoir. Je vais me permettre de donner mon avis personnel sur cette question qui me semble vraiment très importante, à savoir, la façon dont on traite le vivant dans notre société qui se veut évoluée. Que ce soit les milliards d’animaux d’élevage menés à l’abattoir chaque année, ou ceux qui sont tués pour leur peaux, comme dans cette vidéo, que ce soit les arbres que l’on abat à tour de bras, ou bien les peuples qu’on laisse mourir sous les bombes ou qu’on laisse mourir de faim, il est quand même bien difficile de croire que nous respectons le vivant. Or, il y a une citation qui dit, de façon très pertinente à mes yeux, que le degré d’évolution d’une société se mesure à l’aune de la manière avec laquelle elle traite les animaux, donc le vivant en général (au-delà de nos semblables humains, tant il semble acquis qu'une société évoluée ne tolère pas la mise à mort de ses propres congénères, mais passons). Cette citation fait partie des milliers de citations bien tournées qu’on lit un peu partout sur le web, qui suscitent vite fait un acquiescement mental et puis qu’on oublie complètement quand on est devant la vitrine d’une boutique de fringues ou devant le rayon boucherie d’un supermarché. Personnellement, je ne comprends pas comment on peut se vanter de notre avancée technologique, de notre développement esthétique, de notre raffinement occidental, gastronomique, vestimentaire, urbain, intellectuel, etc… quand on sait que le socle sur lequel repose notre « richesse » est une industrialisation hypermassive de la mort. Mon propos, ici, n’est pas de susciter la colère ou d’entretenir l’impuissance ou la victimisation, toutes trois hypermassives elles-aussi, surtout en France où on est les champions de la victimisation, mais plutôt d’encourager un « dessillement » que je voudrais, pour le coup, hypermassif… Qu’on prenne conscience. Je ne pense pas exagérer quand je compare notre façon industrielle de traiter le vivant à la façon dont on a exterminé des millions d’êtres humains pendant la seconde guerre mondiale dans des chambres à gaz. Le nœud du problème, pour moi, c’est l’industrialisation. Ce procédé massif repose forcément sur l’inconscience, nourrie elle-même par une opacité sur le fonctionnement dudit procédé. On ne tue plus un animal en conscience et dans le respect, comme on pouvait le faire jusque dans les années 50 et comme cela se fait encore ici et là, mais on en tue des milliards sur des chaînes de montage. On abat les arbres par milliers à la cadence d’un essuie-glace. On jette près du tiers de ce que l’on cultive sous pesticides, enfin bref. La nature et le vivant sont réifiés, chosifiés, exploités, comme du plastique, sacrifiés sur l’autel de notre toute- puissance rationnelle, habillée d’une blouse blanche dans les couloirs aseptisés des laboratoires et des centres de recherche. On piétine la vie. On la dissèque, on la synthétise. On la fait en mieux. Pour l’exemple, je voudrais citer un fait qui me touche de près et qui concerne l’herboristerie : en 1941, on a supprimé le diplôme d’herboriste en France car on jugeait dépassé le fait de se soigner par les plantes… Aujourd’hui, il est illégal d’être herboriste. La pharmacie est devenue seule légitime en la matière. La science, qui se voulait à l’origine être connaissance inconditionnelle du vivant, est devenue majoritairement exploitation du vivant. Heureusement cependant que certains scientifiques restent fidèles à leur vocation originelle.


L’industrialisation repose sur l’inconscience, le détachement, la rupture du vivant. Il est temps de déssiller, oserai-je dire. Alors le dire, me direz-vous, c’est bien beau, mais que faire ? Concrètement ? Eh bien encore une fois, c’est par notre consommation responsable que nous pouvons agir. TOUT REPOSE SUR NOUS, LES CITOYENS. Il ne s’agit pas de devenir végétarien ou végan, absolument, mais de développer notre responsabilité, de cesser d’être dans le déni et la facilité qu’entretiennent les médias mainstream comme la télé et notre éducation. Il s’agit de consommer moins et consommer mieux, sur la base d’une information qu’on accepte de prendre en considération et d’intégrer profondément et quotidiennement, aussi dure que soit cette information, même si elle bouleverse notre confort mental, sans succomber pour autant au sentiment d’impuissance et de dégoût que cette information est susceptible d’engendrer. La solution existe et elle réside dans les termes «consommer local, naturel, de saison, et avec modération », que ce soit pour l’alimentation, les fringues, les babioles ou que sais-je. Chaque acte de consommation devrait répondre à la question : qu’est-ce que je cautionne en achetant cela ? Pensez aussi que tout ce qui relève des nouvelles technologies repose sur l’exploitation de ressources minières très rares et précieuses. Les scientifiques dénoncent tous les jours les méfaits causés par l’utilisation outrancière des écrans et des technologies sans fil, en tartinant des lignes sur le délitement du lien social que cela engendre, sur le ralentissement du développement cognitif chez les enfants, etc… Les méfaits de la sédentarité causés par notre engouement pour le moindre effort rendu possible par ces mêmes technologies qui nous font miroiter une sorte de puissance. Mais nous ne sommes pas puissants. Nous sommes inconscients et nous passons à côté de l’essentiel. La consommation de masse et les concepts surfaits de croissance et de richesse ont annihilé notre capacité naturelle d’empathie envers tout le vivant non-humain, empathie qui se trouve canalisée dans les séries télé, au mieux, quand elle n’est pas tout bonnement étouffée sous les élans d’un égo narcissique que notre éducation nourrit démesurément en nous faisant croire que c’est en devenant quelqu’un de socialement établi dans le système qu’on a « réussi », que c'est en portant un sac Louis Vuiton ou un montre Rolex qu'on est un humain de valeur. On ne veut plus « s’écouter » car tout ce qui vient de nous, de notre spontanéité émotionelle sont des atermoiements primitifs qui nous éloignent de la réalité, des rêves d’enfants, des utopies, des folies, et l’on devient prétendument réaliste en tuant notre élan intérieur. Le plus beau doigt d’honneur qu’on puisse faire à cette société meurtrière, c’est de choisir de devenir soi, de reprendre les reines de son existence, de mettre de la conscience dans ses actes de consommation, de recouvrer sa souveraineté, de dire non à tout ce système, silencieusement avec son porte-feuille, de dire non haut et fort en partageant les informations qui nourrissent la prise de conscience, de développer des relations humaines avec ses collègues et ses amis qui soient sincères quitte à perdre la face auprès de certains, dans la bienveillance, dans la conscience, dans le respect de ses convictions, d’être cohérent entre ses pensées et ses actes, au quotidien. Beaucoup de mes amis et même ma famille proche sont, comment dire, parisiens ou dans le système, et ils doutent profondément du fait que les choses puissent changer. Ils sont défaitistes, faiblement enjoués de temps à autres, et ils s’interdisent d’être joyeux quand ils pourraient l’être car tout est trop moche et triste, et c’est trop tard, on peut rien faire, qu’ils disent. Mais beaucoup de mes amis sont de l’autre côté et voient quotidiennement que les choses changent à une vitesse inespérée, notamment parce que leurs sources d’information ne sont ni la télé ni la radio. Alors peu importe votre optimisme ou votre pessimisme, les choses bougent et elles vont s’accélérer dans le bon sens. Ce qui importe, c’est de déssiller, d’agir, de changer un peu sa façon de vivre au quotidien en acceptant de croire, au-delà du sentiment d’impuissance qu’on ressent forcément aujourd’hui, que ça peut changer, même si on ne voit rien. Chaque acte de consommation consciente et responsable a un impact beaucoup plus important que le fait de voter aux élections. On consomme plusieurs fois par jours et on ne vote qu’une ou deux fois de temps en temps… Les politiques sont beaucoup plus impuissants que nous, population. Il faut bien le comprendre, ça. La consommation est l’acte politique par excellence. Peu importe les discours et les mesures politiques. On peut choisir de soutenir, même à demi mot celui qui y croit pour dix, en achetant chez le producteur local qui veut bien faire, même s’il nous vend des betteraves et qu’on aime pas ça, ou bien on peut choisir de dénigrer ces producteurs et de rester dans nos schémas de consommation habituels en allant acheter des tomates en plein hiver à Carrefour, parce qu’on croit pas que quoi que ce soit puisse changer et parce que le progrès, c’est justement de pouvoir manger des tomates en plain hiver… Mais non, les amis. Le progrès, c’est pas ça. Le progrès se juge à l’aune des conséquences globales… Le respect du vivant, c’est le critère de l’évolution. La conscience et la souveraineté de nos actes, c’est le critère du véritable progrès. C’est notre consommation qui cautionne aujourd’hui la société que l’on veut voir advenir demain pour nos enfants. Une consommation consciente et responsable, modérée, locale, naturelle, respectueuse du vivant et de ses rythmes. La consommation, - ou la non-consommation ! - c’est notre arme la plus puissante. Puissions-nous l’utiliser tous de concert, juste pour voir ce qu’on est capable de faire, à notre niveau. Faisons-le juste pour voir. :)
Détermination, enthousiasme et protection du vivant. Réjouissons-nous car il y a beaucoup à faire et beaucoup à inventer. Et il n’est pas trop tard.
Regardez cette vidéo si besoin est, elle est dure mais elle illustre notre façon de concevoir le vivant, sur laquelle repose notre système. Ce n'est pas une exception, une atrocité isolée. LVMH reconnaît avoir travaillé officiellement avec la société vietnamienne ici dénoncée, jusqu'en 2014...

Agissons.

jeudi 8 décembre 2016

"Tout est amour", l'illusion New Age


Je souhaite apporter un petit éclaircissement sur ce qu’on appelle le New Age et qu’on identifie souvent un peu trop rapidement à tout travail spirituel. A l’heure actuelle, il y a une forte ouverture au « bien-être » et à l’ « éveil des consciences » un peu partout dans notre monde capitaliste industriel et cette ouverture s’accompagne de nombreuses méprises, de dangers, d’abus. Ces abus nuisent fortement à l’image de la spiritualité, qui n’a rien à voir avec quelque niaiserie que ce soit, qui est un travail éprouvant, rigoureux, ( nécessaire oserai-je dire:) ) et dont je souhaite présenter brièvement la nature afin qu’on sache chacun de quoi on parle quand on parle de « travail spirituel » et discerner ce qui relève de cette espèce de mythologie New Age. Personnellement, j’ai moi-même considéré pendant des années que la spiritualité déconnectait de la réalité, et je restais totalement hermétique à tout message de paix éternelle, de joie fraternelle, d’amour inconditionnel, et de fleurs violettes. J'ai été hyper rationnelle jusqu'à il y a peu et je considérais la réflexion philosophique comme seule outil spirituel, parce qu'elle reposait sur un exercice de réflexion de la pensée organisée qui pour moi était la plus grande faculté dont disposait l'être humain. La philosophie était mon abreuvoir spirituel, alors même que l'exercice rationnel auquel je me prêtais consistais en grande partie à questionner la pertinence de la rationalité... Mais passons. Certains événements récents ont fait que j'ai choisi d'autres pistes de travail spirituel pour dépasser les limites auxquelles me confrontaient la réflexion purement intellectuelle. Ainsi, je me base sur ma propre expérience pratique et non-intellectuelle, sur mon propre travail alternatif, que j’ai confronté à l’expérience d’autres individus d’origines et de traditions différentes, notamment ces dernières années qui ont été très riches en prises de conscience. Mes propos n’engagent que moi.
C’est parti.

Vous êtes prêts ? Alors notez bien ceci : le travail spirituel, qu’on s’amuse à appeler aussi quête du bonheur, et autres intitulés fleuris new age justement, est un travail SUR SOI, sans besoin de PERSONNE, sans besoin d’AUCUN LIVRE, de rien, de rien et de Rien. Vous entendez une petite pointe d’autorité dans mon texte, presque de l’énervement, mais il s’agit surtout d’enthousiasme car là, dans ce que je viens de dire, qu’on n’a besoin de RIEN, tout est dit. Si vous comprenez cela, je peux clore ici mon article et plier bagage. Mais je vais développer un peu quand même.
La base de la base est d’établir une « connexion » entre la tête et le corps, qui, dans notre société, sont deux choses séparées. Là, il ne s’agit pas de juger, mentalement, si une telle connexion ou déconnexion est bonne ou mauvaise, comme le ferait un discours philosophique, mais il s’agit d’établir PRATIQUEMENT cette connexion. Pour cela on a besoin de deux choses, contrairement à ce que je déclamais plus haut : on a besoin de SOI et de 5 minutes de temps, minimum. Par jour.
La spiritualité, c’est une PRATIQUE et non un DISCOURS, encore moins une IDEE. La spiritualité n'est pas intellectuelle. Autrement dit, la sagesse n'est pas rationnelle.
C’est une pratique personnelle, une rencontre avec soi. Une connexion du corps et de la conscience.
La base de cette pratique c’est la RESPIRATION.
Et comme c'est une PRATIQUE, je vais vous donner simplement le mode opératoire.

On s’assoit sur une chaise, un fauteuil ou au bord de son lit. Sans croiser les jambes, les pieds à plat sur le sol, les bras ballants de chaque côté, les mains posées sur les cuisses, le dos raisonnablement droit, sans forcer la posture, on s’assoit donc NORMALEMENT.

Rien qu’en faisant cela, on a été placer sa conscience dans ses pieds, dans son dos et dans ses mains. On peut aller dans les cervicales et tourner légèrement la tête comme pour enlever quelques tensions. On pose sa conscience dans ces parties de son corps. On peut fermer les yeux. On va placer son attention sur sa respiration. C’est là que le gros de l’affaire commence. On va OBSERVER cette respiration. Sans aucune intention de la modifier et, plus dure encore, sans la juger, sans commenter intérieurement « Je respire fort, trop vite, je remplis pas assez mes poumons, je devrais…. » STOP. Tu te tais car tu ne sais pas. Observe, écoute, découvre ta propre respiration. S’effacer de la sorte, faire taire le « je » est un exercice qui n’est pas évident pour tout le monde. On va regarder comment se passe notre respiration. L’inspiration : est-elle longue, profonde, sonore ou silencieuse ? Quelle partie de mon corps bouge quand j’inspire : la cage thoracique, les épaules, le ventre, est-ce que je sens l’air dans mes narines et dans ma gorge ?

On découvre. Pareil pour l’expiration, on observe. Entre l’inspire et l’expire, le passage est-il fluide, perceptible ? Est-ce que je reste en apnée une seconde, deux secondes ? 

Voilà, on peut déjà passer un certain temps à observer car il y a beaucoup à voir.

Une autre étape de l’exercice consiste ensuite à modifier sa respiration. Inspirer sans bruit, très lentement, et « placer sa respiration dans son ventre », la faire descendre. On remplit le ventre à l’inspire, l’inspire se fond dans le vide avec fluidité, on ne la coupe pas brutalement quand on arrive à son terme, l’expire commence ensuite le plus doucement possible. On essaie de sentir une continuité entre l’inspire et l’expire, dans la douceur et la lenteur. On sent son ventre se gonfler et se dégonfler, et si on a bien fait son travail ( je vous charrie un peu), on devrait certes bailler plusieurs fois, mais aussi sentir quelque chose qui s’apparenterait à de la bienveillance, quelque part au niveau du coeur. Je dis cela je ne dis rien.

Une autre étape de l’exercice que je vous propose, puisque vous êtes demandeur, après avoir placé la respiration dans son ventre, c’est de « poser son sourire dans son ventre ».

Avant de juger de ce que peut être la spiritualité, de la déprécier, de l'intellectualiser, avant de se jeter sur un livre ou sur des cours de yoga, il suffit de respirer, d’observer.

Cela paraît infiniment anodin, voire « trop facile », tellement facile qu’on serait presque déçu de voir que tout le travail ne consiste qu’en cela. Or, si chacun s'exerçait régulièrement à calmer ses pensées (c’est ce qui se passe d’office quand on place son attention sur sa respiration), à entrer en soi aussi simplement que cela, et bien beaucoup de choses seraient différentes en ce bas monde. Mais force est de constater qu’on aime bien que les choses soient compliquées afin de trouver des excuses pour ne pas les faire ou des technologies pour les faire à notre place. Là, faut s’y coller, sans personne, sans aide, juste le faire, tous les jours si possible, plusieurs fois par jour, et pourquoi pas une heure par jour, soyons fous.

Élément crucial que je vous donne maintenant : on ne fait pas un travail tel que le petit exercice que je vous ai proposé en attendant quoi que ce soit de ce travail. Il n’y a rien à attendre et il est indispensable de se détacher des résultats. Le gros du travail en effet consiste à faire ce travail "pour rien". Juste pour "se trouver", quoi qu'on trouve. On peut faire des choses gratuitement, où le « je » n’a rien à gagner (et tout à perdre en fait), tandis que le « soi » a tout à gagner. Il existe une loi universelle qu'on découvre assez tôt quand on commence un travail spirituel, c'est que le "Je" a très souvent peur, alors que le "soi", très profondément enfoui, "aime"... Le "soi" n'a pas peur... Mais ça, je vous laisse le découvrir. Découvrir le "soi", découvrir déjà qu’on a un "soi",  qui est en nous et qui n’est pas le « je » auquel on s’identifie, eh bien c’est une expérience à vivre qui est très forte. Le fait de se détacher des résultats, d'être sans attente, c'est déjà une forme de libération, c'est un détachement de l'égo, du "je" personnifié. Ce qui fait plus de place pour le Soi. C'est mathématique ;) 
Bref.

Dialoguer avec ce soi, dans un travail d’écoute de son intériorité et d’effacement de l’intention, du jugement et du « je », est un travail de toute une vie, quotidien, et un travail spirituel n’est rien d’autre que cela : se connaître. Connaître son soi. Devenir qui on est. Autrement dit, rabattre le caquet de l’égo. Voilà. On retrouve quelques jolies tournures qu’on trouve dans les bouquins de développement personnel, elles sont vraies, mais pas besoin d’acheter de bouquins. Ce n’est pas la lecture qui fait prendre conscience, c’est L’EXPERIENCE et la PRATIQUE. Dans le silence et la solitude.
Contrairement au "je", qui est intimement lié à la matière, à l'intellect, la rationalité, - instruments indispensables pour mesurer notre environnement physique-  le "soi" est relié à autre chose d'immatériel, d'invisible, et de bien plus vaste que la matière. Pour vous donner une idée, le ratio visible/ invisible est de 2% de visible pour 98% d'invisible, avec un invisible infini...

Ensuite, quand on commence à se connecter à ce qu'on est, à son corps, à son intérieur, qu'on rentre chez soi, je ne vous cache pas qu’il se passe des choses, après un certain temps. C’est différent pour chacun, mais il se passe toujours quelque chose. Et là, ce que je vais dire est important et il faut bien le garder à l’esprit :

- il est normal de ne pas comprendre ce qui se passe, au début, ( par exemple des ressentis légers ou forts qui nous traversent sans raison apparente). Ce sont des choses de notre intérieur profond et inconscient qui remontent et leur sens se précise dans le temps.

- il ne peut rien nous arriver que nous ne soyons capables de « gérer », supporter, etc. Et ce que nous vivons est ce que nous avons besoin de vivre pour avancer à une période t. Parfois on peut se sentir destabilisé, voire carrément mal, c’est un fait, c’est normal et il n’y a aucune raison de céder à la panique ou au découragement, ou de tomber dans un jugement dépréciatif, « je n’ai pas la force de…, je n’aurai pas le courage, c’est pas pour moi, etc » STOP. Les blessures non guéries,  que ce soient des deuils, des traumatismes, remontent à la surface d’une façon qui est « la bonne » pour nous, afin que nous puissions les voir et les dépasser, ou les apprivoiser. Nous en sommes parfaitement capables. C’est une étape incontournable dans la connaissance de soi. Notre corps SAIT et si on le laisse faire, il fera sortir ce qui a besoin de l’être (au lieu de le transformer en maladie).

- et surtout : jamais PERSONNE ne peut comprendre à notre place, aucun spécialiste, aucun thérapeute, aucun gourou. On peut avoir besoin d’une aide ponctuelle et se tourner vers une energéticienne, une kinésiologue, un psychothérapeute, qui aidera à faire sortir les choses mais qui ne les fera pas disparaître. C’est la prise de conscience qui calme une blessure. La conscience opère comme un faisceau de lumière qui balaie un coin sombre. Une fois qu’on voit ce qui y est, on peut commencer à faire quelque chose. On ne subit plus les conséquences « invisibles » de cette blessure. C’est une façon de recouvrer la souveraineté de sa personne et d’être responsable, en sachant bien que ce n’est pas le Je qui gouverne, mais le Soi. D’où l’importance d’être à l’écoute de ce Soi et de faire taire le Je.

Voilà . Je vous donne quelques exemples de ce qui peut se passer quand on commence à s’intéresser à ce qu’est un être humain, en commençant donc par soi, par le souffle et la spiritualité n’est rien d’autre que cela.

Le travail sur le souffle qui, je le répète est le premier travail à faire, qui est le départ de toute méditation pour ceux qui sont amenés à aller plus loin, est absolument fondamental pour une autre raison. Il permet ce qu’on appelle l’ancrage et sans ancrage, il n’y a aucun véritable travail spirituel possible.

S’ancrer, c’est s’enraciner. C’est garder les pieds sur terre. On ne peut pas avoir de prises de conscience, donc élargir sa conscience si, de façon symétrique, on ne fait pas un travail sur le corps. Il existe plein de façons de s’ancrer et « respirer dans son ventre » est la première de toutes. Etre au contact de la nature en est un, comme marcher en forêt, soigner son alimentation en est un autre et pas des moindres, et il existe des exercices de visualisations tout bêtes, comme par exemple, imaginer, sentir, voir son dos devenir un arbre, puis imaginer, sentir et voir des racines qui partent de la plante des pieds pour plonger dans la terre, se multipliant, s’entrecroisant, se démultipliant, se mêlant aux racines d’arbres voisins, et plongeant toujours plus loin dans la terre, jusqu’à son centre. Imaginer, sentir et voir ensuite la sève remonter dans nos racines, lentement, dans tout le réseau de nos racines, croisant les racines des arbres voisins, sentir cette sève entrer dans notre corps par la plante des pieds et monter en soi…

Les exercices de visualisations qui semblent simples et anodins font beaucoup plus que le « je » ne peut en juger. Il ne faut pas les négliger. Nous ne savons pas comment fonctionne l'esprit, et ce qui semble simple, anodin, sans conséquence, est peut-être infiniment plus complexe qu'il n'y paraît.

Le New Age fait souvent l’impasse sur l’ancrage. Ainsi les gens manquent de discernement et boivent des « vérités » dont ils ne savent d’où elles viennent. Ils veulent vivre des expériences fortes, fuir la réalité, que sais-je. La spiritualité, ce n'est pas FUIR, mais se CONFRONTER. Ca demande du courage et de la responsabilité.
C'est affronter ses peurs les unes après les autres. Mais pas les peurs dont on a conscience et qui ne sont que les parties émergées de notre conscience, les peurs enfouies dans notre inconscient et qui peuvent être bien plus noires qu'on ne pourrait l'imaginer. Sauf que, et c'est bon à savoir, toutes les peurs sont des illusions... Des nuages de fumée noire qui disparaissent d'un coup dès lors qu'on les identifie, qu'on les regarde en face. Toutes. Il n'y a pas d'exceptions. C'est vrai. C'est aussi simple que cela. Il faut du courage et c'est tout. Et qui dit courage dit coeur, et en effet, ce qui vient du coeur est plus puissant que ce qui vient de l'égo et de la peur. Mais rien ne vaut le fait de découvrir cela par soi-même.

Cela dit, tout travail spirituel s'accompagne nécessairement d'un travail d'ancrage. Un arbre sera d'autant plus haut, grand et large qu'il aura des racines puissantes et profondes puisant dans la terre la force de s'élever. 
L’ancrage, qui se travaille régulièrement, qui n’est jamais acquis – faut pas rêver- permet de garder les pieds sur terre, d’aiguiser le discernement, d’affiner un petit curseur intérieur qu’on peut appeler intuition, qui n’est pas un jugement conditionné du « je » et qui vient de bien plus profond. C’est ce discernement qui nous permet de sentir la résonance de certains propos qu’on pourra lire ou entendre. Discerner ce qui est juste pour soi et ce que ne l'est pas. Le discernement, ce n'est pas la raison. C'est autre chose et parfois, c'est insensé.
Cependant, il faut FAIRE CONFIANCE à son discernement. C’est un principe indiscutable. Il faut développer cette confiance en son discernement, et cela prend du temps, mais c’est un des apports principaux du travail spirituel. Personne ne peut savoir mieux que nous qui nous sommes. 
Cela n’empêche évidemment pas la pratique en groupe, entre amis, ni de bénéficier de la guidance de quelqu’un sur un temps, le temps d’intégrer une information ou de développer une perception, nettoyer un parasitage, etc. Parce que parfois, il peut y avoir un décalage énorme entre notre ressenti profond et ce que nous dit notre mental, qui va juger ce ressenti comme une abérration, et il n'est pas exclu qu'on se perde entre raison et ressenti. On a toujours besoin des autres...  Avec discernement.

Quand on entend dire que « tout est amour », avant de se moquer de ce genre d’assertion ou avant de se jeter dessus à la hâte, il faut se taire et respirer. Revenir à son corps, rentrer à la maison, allumer la lumière dans toutes les pièces. S’effacer, se découvrir, apprendre à s’accepter tel que l’on est, sans juger, avec sa noirceur, ses casseroles, ses faiblesses, ses qualités, sa naïveté, que sais-je, s’accepter tel que l’on est, sans se prendre ni pour moins que ce que l’on est, ni pour plus. 

A ce stade, on est au tout début d’un travail spirituel. Le voyage que l’on peut être amené à entreprendre ensuite est imprévisible, surprenant, infini, passant par des bribes de vies antérieures, amenant à développer des perceptions extrasensorielles et contacter l’invisible, (ce qui n’a rien d’exceptionnel et qui est au contraire normal, qui fait partie de notre patrimoine à chacun) mais toujours, la spiritualité nous ramenera sur terre, ici, dans notre corps auprès des gens qui nous sont chers car c’est avant tout ici que l’on est, dans cette réalité, et c’est dans cette réalité que toute existence doit être menée, en soignant son corps, en pratiquant son corps, par la technique et l’expérimentation. Ce quel que soit son niveau de conscience.

La spiritualité c’est une technique qui nous permet de devenir fondamentalement qui on est. On n’a besoin de rien pour y parvenir. Que de bonne volonté. La spiritualité, ce n’est pas le contenu du voyage ou de l’expérience méditative, qui est toujours relatif à la personne et à un « moment », que personne d’autre que soi-même ne pourra interpréter, rmais c’est l’ensemble de règles simples à suivre qui permettent cette expérience . Respiration, ancrage, détachement des résultats, confiance en son discernement, confiance en son Soi.
Plus tard encore on pourra voir qu’il y a des règles dans la Vie, comme le libre-arbitre, la loi de l'un ou la loi de l’attraction, ou le fameux « tout est amour », car c’est vrai, tout est amour, mais cette phrase n’a rien à voir avec ce que le sens commun comprend. L’amour est une science vraiment complexe, une vibration très élevée, qui n’a rien de naïf, qui est bien au-delà du bien et du mal, et qui commence dans le souffle. La respiration. Le courage, la confrontation. Puis qui passe par la conscience et la lumière, la connaissance du Soi.


jeudi 27 octobre 2016

Battersea

A une lettre près, Battersea donnerait Mattersea, qu’on pourrait traduire par Matière Mer, et entendre comme Matière Mère. Sauf qu’au lieu de parler d’une matière « vide », plastifiée, consommable, décorative, il faudrait entendre matière noble, dépositaire d’une force qui la fait être ce qu’elle est, une matière « vivante », animée par sa raison d’être, une matière collaborant avec ce qui, en son sein, entretient le mouvement des particules. Une matière visible prolongeant les principes invisibles qui la rendent possible. La matière d’un nouveau paradigme matérialiste, mais je m’égare. Tout cela n’a rien à voir avec ce dont je souhaite parler aujourd’hui. Enfin, un petit peu quand même.

Je souhaite parler des arbres et de la nature car on n’en parlera jamais assez. Je vous raconte ce qui m’est arrivé et puis on avisera.

Lors d’un récent séjour à Londres, je me promenais un peu au hasard des rues du centre. De Westminster je traversai La Tamise en empruntant un pont qui amenait tout près de la grande roue. De là, en regardant rapidement sur un petit plan qu’on trouve à chaque croisement, j’improvise un itinéraire : j’ai 4 heures devant moi pour me perdre, traverser Chelsea, Kensington avant d’arriver à Holland Park, où j’improviserai la suite.

Plutôt que de longer la Tamise par la Promenade envahie de touristes, je choisis de passer par les rues plus au centre. Donc je marche. Il fait un temps superbe. Je me sens sereine et reconnaissante, pleine d’enthousiasme à l’idée de passer du temps avec Londres. Je marche. Le bruit des voitures est incessant. Où qu’on tourne la tête, les buildings sont incrustés dans le champ de vision. « C’est étrange, me dis-je, car les fois précédentes je me sentais fascinée par l’architecture de cette ville, et là, je me sens presque oppressée... C’est peut-être le quartier… »

J’emprunte les rues les moins passantes, celles qui abritent des habitations et non des commerces. Je sens la semelle de mes chaussures qui martèle le bitume. Mes pensées et mon attention se focalisent alors sur ce revêtement gris. « On a viré la Terre, irrégulière, poudreuse, pour la remplacer par du goudron, bien droit, lisse, stable… On a viré le sol qui nous soutient, qui fait pousser la vie, la matière Mère qui nous porte et nous nourrit, pour l’étouffer sous une couche de civilisation ».

Je ne pensais pas ces choses-là de manière intellectuelle, c’est-à-dire que je ne formulais pas des mots dans ma tête semblables à ceux que je viens d’écrire entre guillemets. Non, ça s’est passé autrement. Par le ressenti. Que voici. Je marchais en sentant la semelle de mes chaussures sur le bitume. J’entends mes talons, je sens la régularité de mon pas, mon rythme. Mes yeux se portent sur le trottoir. Vient instantanément l’image de ce goudron infini, qui recouvre toute la ville, toutes les villes de notre monde occidental, qui recouvre la planète. Ce bitume est en moi, je suis faite de bitume et je ne peux plus respirer. J’étouffe, la tête me tourne, le bitume est partout, les murs des maisons, tout partout, il n’y a plus de nature. Une crise d’angoisse violente monte. Une oppression radicale. Grâce à quelques respirations profondes et en me concentrant sur le ciel bleu, seul élément de nature à disposition avec l’air pourtant bien pollué, je parviens à me ressaisir. Fini la ballade de complaisance, il me faut un parc de toute urgence. Je maintiens la crise d’angoisse sous contrôle mais ça ne va pas durer. L’urgence est indéniable. Je ne suis pourtant pas inquiète de ce qui m’arrive car je comprends ce qui se passe. Je n’ai presque jamais fais de crise d’angoisse de ma vie, par contre cela fait plusieurs années que j’ai découvert le pouvoir de la respiration et de la pensée positive. J’ai aussi appris à me laisser traverser par les évènements, aussi désagréables soient-ils, et à les accompagner.

Dans les rues de Londres, une sorte de combat commence en moi.  Avec mes armes, je dois contenir la crise et trouver un parc. Sauf que là où je suis, comme il n’y a que des habitations, les petits plans que je trouvais à chaque croisement ont disparu. Je n’ai pas non plus accès au GPS de mon téléphone. Cela faisait partie du jeu : on ne se perd pas vraiment quand on a un GPS de secours dans sa poche et ce qui devait être amusant au début de ma ballade m’amuse tout d’un coup beaucoup moins. Je décide d’avancer tout simplement. Mais rapidement, sans regarder ailleurs que devant moi.

Je finis par sortir du quartier résidentiel et rejoindre le bord de la Tamise. Je trouve un petit plan sur lequel je cherche précipitamment du vert. Il y a un parc, un grand parc, là… Je calcule qu’il me faut au moins 30 minutes de marche pour le rejoindre, si je ne fais pas de détours. C’est parti.

Une route à quatre voies borde le fleuve, le flot de voitures y est très dense. Puis le trottoir se rétrécit. Des barrières de métal se dressent pour délimiter un immense champ de travaux. Des camions boueux, juste derrière, laissent tourner les moteurs. Des affiches publicitaires annoncent la construction en cours d’un immense centre commercial. On y voit des images de familles souriantes qui déambulent avec ravissement dans les rayons vitrés de ce futur lieu de consommation. Par endroits, les barrières sont ouvertes pour laisser entrer et sortir les véhicules de construction. On peut alors admirer les structures bétonnées qui terrassent le sol et commencent à s’élever. Si je tourne la tête pour ne pas voir ce spectacle, ce sont les voitures par centaines qui s’offrent à ma vue.

Je me concentre sur ma respiration. Le parc me semble trop loin. Je ne vois pas le bout de ce chantier. Juste une ligne droite de camions, de voitures, d’écrasement de la terre, du bitume, encore et encore, à l’infini. Je commence à douter qu’il puisse encore exister un parc sur terre, un endroit où des arbres aient leur place, où l’herbe sorte du sol, naturellement, comme cela est inscrit dans l’ordre des choses. « Qu’avons-nous fait ? qu’avons-nous fait à la nature ? Qu’avons-nous fait à nous-mêmes ? ». Je ne peux pas donner trop d’écho à mon malaise sous peine de laisser exploser quelque chose que je sentais bouillir en moi et qui m’aurait anéantie. Je sentais que j’étais à deux doigts de m’écrouler en pleine rue. J’avais envie de vomir et, pire encore, une partie de moi avait envie de mourir au milieu de cette civilisation de béton. J’ai terriblement de mal à respirer mais je dois continuer. Il me faut de la terre. Je ressens de manière viscérale, au plus profond de mon être, ce besoin vital d’être en contact avec la vérité du sol, avec les arbres, les buissons… J’ai la sensation de traverser l’enfer. Je marche. Je continue. C’est le seul moyen d’arriver au parc. Mais que vais-je trouver ? Est-ce que ce parc me soulagera ? Cette nature parquée, cerclée d’urbanité… comment vais-je la ressentir ? Si cela me faisait encore plus de peine ? Je décide de prendre ce qu’il y aura à prendre. Quoi que je trouve dans ce parc, cela me fera du bien. Pour l’instant, je dois avancer.

Je ne sais combien de temps j’ai marché le long de cet interminable chantier ni combien de camions j’ai croisé, mais à un moment, je vois un panneau qui indique la direction du parc de Battersea. Je tourne. Encore une rue large pleine de voitures et de bâtiments, et pas la moindre trace de verdure à l’horizon. Je continue.

Enfin, je distingue le haut des arbres. Je longe un mur de briques qui me sépare du parc. Il est juste derrière mais encore inaccessible. L’entrée est loin, ce qui veut dire que le parc est grand. J’ai le cœur qui bât et j’ai hâte.

Enfin, je suis arrivée.

Un immense portail s’ouvre sur une grande allée en bitume. Juste un peu plus loin, des parterres verts et des arbres… Un autre monde. Je franchis l’entrée lentement, presque cérémonieusement. A quelques pas de moi se trouve un immense et énorme érable qui doit bien faire 10 mètres de haut. Ses branches se déploient par milliers avec une majestuosité bouleversante.

Il dégage une fierté infinie, une puissance indestructible. Je suis immédiatement frappée en plein cœur. Je sens que je suis chez moi, que j’ai retrouvé ma demeure familière. Les larmes me montent aux yeux et je commence à pleurer. Je suis profondément reconnaissante envers ce parc et je le remercie d’exister. Tout mon mal-être s’est envolé. Plus rien n’existe d’autre que ce moment où j’entends à nouveau le bruit des oiseaux dans les branches. Il n’y a plus de ville ni de voitures.

D’un signe imperceptible, je salue le grand érable (le VénErable !) et j’accepte l’invitation à entrer dans le parc. Tous les arbres que je croise me stupéfient. Enormes, immenses, tortueux, tous sont plein de vie, de force. Ils sont les piliers d’une cathédrale magistrale qui file vers le ciel.

Je marche très lentement, les yeux en l’air plein d’admiration et de contentement. Je quitte les allées bitumées pour déambuler sur la vraie terre. Je regarde les racines immenses qui brisent par endroit la régularité de ces allées grises. C’est un symbole fort. Rien de ce que nous construisons n’est viable et solide. Ce n’est qu’une illusion. La seule force véritable est dans le vivant. Je m’en amuse et m’en réjouis. Je prends les petits sentiers de terre battue pour m’éloigner le plus possible de toute trace humaine. Enfin, je m’assois sur le sol au milieu de quatre chênes et lève les yeux vers eux.

Je demande : « Comment se fait-il que vous soyez si beaux alors que vous êtes au milieu de la ville, si loin de chez vous, que tout à été détruit autour de vous… ? D’où tenez-vous cette force ? »

Je les regarde et perçois leur réponse : « Là où nous sommes, nous sommes pleinement. Nous sommes entièrement vivants. Nous étendons nos branches au plus loin et au plus haut afin de resplendir encore plus. Pour que vous vous rendiez compte de notre présence. Vous avez besoin de nous, c’est pour cela que vous nous gardez, dans ces enclos au milieu de vos villes. C’est pour vous que nous resplendissons. C’est en ville que nous nous devons d’être au mieux car c’est en ville que nous sommes le moins nombreux. C’est là que vous vivez sans nature. Nous brillons pour que vous entendiez notre message.

- Mais les gens sont si peu nombreux à venir vous voir. J’en vois qui font leur footing routinier, d’autres qui promènent leur chien, ou des poussettes avec des enfants… Les gens préfèrent se promener dans les rues bordées de boutiques. Là, il y a des milliers de gens…

- Peu importe. Nous saluons chaque personne qui entre dans ce parc et nous le ferons jusqu’à la fin. Pour que vous vous rappeliez. Chaque regard admiratif qui se pose sur nous est une victoire. Chaque cœur qui se soulage de sa peine à notre contact est une satisfaction. Nous n’abandonnerons jamais parce que c’est ainsi que nous sommes faits, même si vous nous détruisez jusqu’au dernier. Nous donnons notre message, que vous l’entendiez ou pas. Vous avez besoin de nous et nous vous aimons tous.

- Vous nous aimez ?...

- Nous aimons vous savoir bien.

- Et nous vous détruisons…

- Non. Vous ne nous détruisez pas. Vous vous détruisez. Nous, nous sommes bien. Nous sommes éternels. Car nous sommes Vivants. Vous, vous avez besoin de nous pour être vivants. Donc nous sommes là.

- Vous n’avez pas besoin de nous, alors à quoi bon…

- Nous avons besoin de vous, vivants. Nous avons besoin de votre contact, votre regard, votre conscience. Notre joie grandit grâce à la vôtre, et votre joie grandit grâce à la nôtre. La joie. La conscience. Nous avons besoin les uns des autres.

- Vous avez besoin de nous…

- Oui.

- De notre conscience et de notre joie.

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que la conscience et la joie sont les marques de l’amour, et que l’amour est le seul et unique principe premier, source de ce que vous appelez Vie. Nous avons besoin de vous vivants, conscients. La Vie a besoin de vous vivants, conscients et dans la joie. »

Je sens que la conversation doit s’arrêter là. Je remercie les arbres pour leur sagesse et je me lève pour reprendre ma promenade. Je ne réfléchis pas. Je marche tranquillement et je pose ma conscience sur le souffle. Ma respiration se fait dans le silence et la paix la plus totale. Dans ce souffle qui s’opère sans que j’ai besoin d’y participer, que je ne peux qu’observer, dans ce souffle naturel, je sens la Vie qui me traverse. Le message des arbres résonne avec une immense clarté et je suis envahie par la joie, tel un courant profond, une lame de fond sereine.

Un peu plus loin, je découvre une immense pelouse dégagée et baignée de soleil. Je choisis de m’y allonger. Au contact de la terre, je me sens en sécurité. Je ferme les yeux et je m’endors. Quand je rouvre les yeux, je suis à l’ombre. Il est temps pour moi de partir. De regagner la ville, la gare, le train et de rentrer chez moi. En sortant du parc, je fais une prière (c’est-à-dire parler avec le cœur et l’inspiration du moment). Je remercie le parc pour m’avoir accueillie, enseigné et permis de me reposer. Je remercie la Nature et la Vie d’être là et de veiller sur nous, malgré nous, malgré tout. Enfin, je tourne les talons et pénètre dans la ville sans me retourner. Je sais que je garderai toujours en moi un peu de Battersea et cela me donne un immense courage pour continuer à avancer.




mardi 18 octobre 2016

Extraits du roman "Soufi, mon amour", d'Elif Shafak

Je vous propose dans cet article deux passages, en texte intégral, du roman d'Elif Shafak, "Soufi, mon amour".

On est aux alentours de l'année 1244, quelque part en territoire perse, entre l'Afganistan et la Turquie actuelle.

Le sage Rûmi, approchant la quarantaine, père de deux fils et d'une fille adoptive, marié à sa seconde épouse après le décès de la première, est célèbre pour ses sermons. Sa renommée dépasse les frontières du pays et son mérite spirituel ne laisse pas de doute parmi la population. Cependant, il se sent seul, incomplet. Quelque chose lui manque qui ferait que sa joie soit complète. Il lui manque un compagnon. Quelqu'un qui le comprendrait mieux que quiconque, quelqu'un qui l'aiderait à se connaître davantage, à avancer dans sa quête spirituelle.
A l'autre bout du pays, un jeune derviche aux regard sombre, les cheveux longs, libre et rebelle, parcours le monde sans aucune possession. Côtoyant les plus infortunés aussi bien que les puissants de ce monde, sa parole garde la même authenticité, pouvant choquer, car rien n'a plus d'importance aux yeux de Shams que la Vérité, qui n'est pas fixe mais qui se forge à chaque instant. Passant un temps dans un centre derviche situé à Bagdad pour y rencontrer des sages, on lui parle d'un grand homme qui serait dans l'attente d'un compagnon. Shams de Tabriz sait que ce vieux sage dont il n'a jamais entendu parler deviendra son compagnon. Car lui aussi, depuis tout ce temps, cherche une personne qui serait le reflet de son âme, mettrait ses ombres en lumière et approfondirait sa Connaissance. C'est ainsi que Shams traverse tout le pays pour découvrir son mystérieux ami. Avant de se présenter à lui, il part à la rencontre des habitants de Konya, ville où réside Rûmi. Il souhaite entendre ce qui se dit parmi le peuple d'en bas sur l'éminent prédicateur. Il n'en entend dire que du bien.

Avant de présenter l'extrait, je rappelle que ces deux hommes ont existé, que Rûmi est un des plus grands poètes que le monde musulman ait connu et que son inspiration poétique lui est venue des quelques années qu'il a passées en compagnie du mystérieux derviche, assassiné par des ennemis restés imperméables au message de liberté qu'il écumait sur son passage. (Dès le début du roman, on sait que Shams se fait assassiner et lui-même le sait, à travers une de ses nombreuses visions).

Soufi, mon amour

Roman - Elif Shafak, édition 10/18, 2010

Premier extrait (pages 207-215)

SHAMS

KONYA, 30 octobre 1244

Bien avant que je rencontre Rûmi, la veille,je me suis assis sur mon balcon, à l’auberge des Vendeurs de Sucre. Mon cœur s’est réjoui de la magnificence de l’Univers que Dieu a créé à Son image, afin que, où qu’on se tourne, on puisse à la fois, Le chercher et Le trouver. Pourtant, les êtres humains le font rarement.
Je me suis souvenu des personnes que j’avais rencontrées : le mendiant, la prostituée et l’ivrogne. Des gens ordinaires qui souffraient d’une même maladie : l’aliénation de l’Un. C’était le genre de personnes que les érudits ne voyaient pas, depuis leur tour d’ivoire. Je me demandais si Rûmi était différent. Dans le cas contraire, je me promis de devenir le médiateur entre lui et les bas-fonds de la société.
La ville dormait enfin. C’était le moment de la nuit où même les animaux nocturnes hésitaient à troubler la paix qui régnait. Cela me rendait toujours à la fois immensément triste et exalté d’écouter une ville dormir, de me demander quelles histoires étaient vécues derrière ces portes closes, quelles histoires j’aurais pu vivre si j’avais choisi une autre voie. Mais j’avais fait un choix. Ou plutôt, la Voie m’avait choisi.
Je me suis souvenu d’un conte : un derviche errant arrive dans une ville où les habitants ne font pas confiance aux étrangers. « Va-t-en ! lui crient-ils. Personne ne te connaît, ici ! » Le derviche répond calmement : « Oui, mais je me connais, et croyez-moi, c’eut été bien pire dans le cas contraire. »
Tant que je me connaissais, j’irais bien. Celui qui se connaît connaît l’Un.
La lune me baignait dans sa lueur chaleureuse. Une petite pluie aussi délicate qu’un foulard en soie commença à tomber sur la ville. Je remerciai Dieu de ce moment béni et me remis entre Ses mains.
La fragilité, la brièveté de la vie me frappèrent de nouveau, et je me souvins d’une autre Règle :
La vie est un prêt temporaire et ce monde n’est qu’une invitation rudimentaire de la Réalité. Seuls les enfants peuvent prendre un jouet pour ce qu’il représente. Pourtant les êtres humains, soit s’entichent du jouet, soit, irrespectueux, le brisent et le jettent. Dans cette vie, gardez-vous de tous les extrêmes car ils détruisent votre équilibre intérieur. Les soufis ne vont pas aux extrêmes. Un soufi reste toujours clément et modéré.
Demain matin, j’irai à la grande mosquée et j’écouterai Rûmi. Il est sans doute un grand prédicateur, tout le monde le dit, mais, en fin de compte, l’envergure et la portée de tout prédicateur sont déterminées par celles de son auditoire. Si les paroles de Rûmi ressemblent à un jardin en friche, plein de ronces, d’herbes, d’arbustes et de buissons, c’est toujours au visiteur de choisir ce qui lui plaît. Les belles fleurs sont immédiatement cueillies, et peu de gens prêtent attention aux plantes affligées d’épines et de poils. Mais en vérité, on peut souvent en tirer de grands médicaments. N’en va-t-il pas de même dans le jardin de l’amour ? Comment l’amour serait-il digne de son nom, si on ne choisissait que les bonnes choses et qu’on délaissât les épreuves ? Il est aisé d’apprécier le bien et d’être rebuté par le mal. Tout le monde peut le faire. Le vrai défi, c’est d’aimer le bien et le mal ensemble, non parce qu’on a besoin de prendre le rugueux avec le doux, mais parce qu’il nous faut aller au-delà de ce genre de description et accepter l’amour dans sa totalité.
Il ne reste qu’un jour avant que je rencontre mon compagnon. Je ne peux pas dormir.
Ô Rûmi ! Souverain du royaume des mots et des significations !
Me reconnaîtras-tu quand tu me verras ? Me verras-tu ?

RÛMI
KONYA, 31 octobre 1244

Béni soit ce jour, car j’ai rencontré Shams de Tabriz.
Cet après-midi, la mosquée était pleine, comme d’habitude. Quand je prêche devant une foule, je prends bien soin de ne jamais oublier mon auditoire. Il n’y a qu’une manière de le faire : imaginer la foule comme une seule personne. Des centaines de personnes m’écoutent chaque semaine, mais je ne parle qu’à une seule : celle qui entend mes paroles, dans le cœur de qui elles résonnent et qui me connaît comme nul autre.
Quand je suis ressorti de la mosquée, j’ai trouvé mon cheval préparé à mon intention. La crinière de l’animal avait été tressée de fils d’or et ornée de clochettes en argent.  A pas mesurés, nous sommes passés devant les boutiques misérables et les maisons au toit de chaume. Les appels des pétitionnaires se mêlaient aux cris des enfants et aux gémissements des mendiants avides de gagner quelques pièces. La plupart de ces gens voulaient que je prie pour eux, certains souhaitaient simplement marcher près de moi. Mais d’autres encore nourrissaient de plus grandes attentes – que je les guérisse d’une maladie mortelle ou d’un sort maléfique. C’étaient eux qui m’inquiétaient. Comment ne voyaient-ils pas que, n’étant ni prophète ni sage, j’étais incapable de réaliser des miracles ?
Alors que nous tournions au coin de la rue de l’auberge des Vendeurs de Sucre, j’ai remarqué un derviche errant qui se frayait un chemin dans la foule ; il marchait droit sur moi en me fixant de ses yeux perçants. Il se mouvait avec allure et détermination, et exsudait une aura de compétence et d’autosuffisance. Bien que son visage ait été aussi ouvert que possible, il arborait une expression impénétrable.
Ce n’est pourtant pas son apparence qui m’intrigua. Au fil des années, j’ai vu des derviches errants de toutes sortes passer par Konya en quête de Dieu. Avec leurs tatouages spectaculaires, leurs nombreuses boucles d’oreilles et de nez, la plupart aiment que tout en eux dise combien ils sont indisciplinés. Quand je vis ce derviche pour la première fois, ce ne fut pas son aspect extérieur qui me surprit. Ce fut, j’ose le dire, son regard.
Ses yeux noirs me transperçaient plus efficacement que des dagues. Au milieu de la rue, il leva les bras haut et large, comme s’il voulait stopper non seulement la procession mais aussi le cours du temps. Je sentis un choc me parcourir le corps, comme une intuition soudaine. Mon cheval, rendu nerveux, se mit à hennir et à secouer la tête de haut en bas. Je tentai de le calmer, mais il était si agité que moi aussi, je me sentis nerveux.
Sous mes yeux, le derviche s’approcha de mon cheval, qui reculait et trépignait, et lui murmura quelque chose d’inaudible à l’oreille. L’animal se mit à respirer lourdement, mais quand le derviche agita la main en un geste final, il se calma sur-le-champ. Une vague d’excitation parcourut la foule, et j’entendis quelqu’un murmurer : « C’est de la magie noire ! »
Indifférent à ce qui l’entourait, le derviche me regarda d’un air curieux.
« Ô ! grand érudit de l’Orient et de l’Occident, j’ai tant entendu parler de toi ! Je suis venu ici aujourd’hui  pour te poser une question, si tu me le permets.
- Je t’en prie, dis-je tout bas.
- Il faudrait que tu descendes de ton cheval, d’abord, pour être au même niveau que moi. »
Je fus si stupéfait d’entendre cela que je ne pus rien dire pendant un moment. Autour de moi, les gens parurent tout aussi décontenancés. Personne n’avait jamais osé me parler de cette manière.
Je sentis mon visage s’enflammer et mon estomac se serrer d’irritation, mais je réussi à contrôler mon égo et je mis pied à terre. Le derviche avait déjà fait demi-tour et s’éloignait.
« Hé ! Attends, s’il te plaît ! m’écriai-je en le rattrapant. Je veux entendre ta question. »
Il s’arrêta et se retourna, me souriant pour la première fois.
« Daccord. Dis-moi, s’il te plaît, qui est le plus grand, à ton avis , le prophète Muhammad ou le soufi Bistrami ?
- Quelle question est-ce là ? Comment peux-tu comparer notre Prophète vénéré – que la Paix soit avec lui- le dernier d’une longue lignée de prophètes, avec un infâme mystique ? »
La foule, curieuse, s’était rassemblée autour de nous, mais le derviche semblait ne pas prendre conscience de ce public. Scrutant toujours mon visage, il insista : « Je t’en prie, réfléchis ! Le Prophète n’a-t-il pas dit « pardonne-moi, Dieu, je n’ai pas pu Te connaître comme je l’aurais dû », alors que Bistrami a annoncé : « La gloire soit sur moi, je porte Dieu dans mon habit » ? Si un homme se trouve si petit par rapport à Dieu alors qu’un autre homme prétend porter Dieu en lui, lequel des deux est le pus grand ? »
Mon cœur faisait pulser ma gorge. La question ne me paraissait plus aussi absurde. En fait, j’eus l’impression qu’on avait soulevé un voile et que ce qui m’attendait dessous était un puzzle des plus intrigants. Un sourire furtif, comme une petite brise, passa sur les lèvres du derviche. Je compris qu’il n’était pas complètement fou. C’était un homme qui posait une question – une question à laquelle je n’avais pas réfléchi auparavant. Evitant qu’il puisse remarquer le moindre tremblement dans ma voix, je répondis :
« Je vois ce que tu tentes de dire. Je vais comparer ces deux déclarations et te dire pourquoi, même si la déclaration de Bistrami semble supérieure, c’est l’inverse, en fait.
-Je suis tout ouïe.
- Tu vois, l’amour de Dieu est un océan infini, et les êtres humains aspirent à en obtenir autant d’eau qu’ils le peuvent. Mais à la fin du jour, la quantité d’eau obtenue par chacun dépend de la taille de sa tasse. Certains ont des tonneaux, d’autres des baquets et d’autres encore de simples bols. »
Tandis que je parlais, je vis l’expression du derviche passer d’une réprobation subtile à une franche reconnaissance, et à partir de là, il arbora le doux sourire de celui qui reconnaît ses propres pensées dans les mots d’un autre.
« Le récipient de Bistrami, dis-je, était assez petit, et sa soif fut étanchée après une gorgée. Il était heureux au stade où il se trouvait. C’était merveilleux de reconnaître le divin en lui ; mais même alors, il reste une distinction entre Dieu et Soi. L’Unité n’est pas réalisée. Quant au Prophète, il était l’Elu de Dieu et il avait une coupe bien plus grande à remplir. Sa coupe était si immense que sa soif ne pouvait être étanchée. Pas étonnant qu’il ait dit : « Je n’ai pas pu Te connaître comme je l’auras dû », alors même qu’il Le connaissait comme nul autre. »
Avec un large sourire sincère, le derviche hocha la tête et me remercia. Puis il plaça sa main sur son cœur en un geste de gratitude  et resta ainsi quelques secondes. Quand nos yeux se croisèrent à nouveau, je remarquai qu’une trace de gentillesse s’était insinuée dans son regard.
Il s’inclina devant moi avec respect. Je m’inclinai devant lui. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, tandis que le ciel virait au violet au-dessus de nos têtes. Au bout d’un moment, la foule autour de nous devint nerveuse, car tous avaient suivi notre échange avec une stupéfaction qui frôlait la réprobation. Jamais ils ne m’avaient vu m’incliner devant quiconque auparavant et, comme je l’avais fait devant un simple soufi errant, certains étaient choqués, à commencer par mes plus proches disciples.


Second extrait ( pages 318 – 333)

Voici près de deux ans que Shams vit dans la maison de Rûmi avec la famille de ce  dernier. Ils passent leur temps à discuter dans la bibliothèque et sont devenus des amis inséparables.

 SHAMS
KONYA, Février 1246

Bruissant de la promesse d’une journée bien remplie, le matin passa plus vite que d’ordinaire sous le ciel bas et gris. En fin d’après-midi, je trouvai Rûmi dans sa chambre, assis près de la fenêtre, le front plissé, en contemplation, ses doigts bougeant sans cesse sur les perles d’un rosaire. La pièce était plongée dans la pénombre à cause des lourds rideaux en velours à moitié fermés. Seul un étrange rayon de lumière tombait à l’endroit où Rûmi était assis, donnant à la scène une dimension onirique. Je ne pus m’empêcher de me demander si Rûmi pourrait déceler la véritable intention derrière la question que j’allais lui poser, ou s’il serait choqué, ou bouleversé.
Alors que j’intégrais la sérénité de l’instant tout en éprouvant une certaine nervosité, j’eus une vision fugitive. Je vis Rûmi, bien plus âgé et plus frêle, vêtu d’une robe vert foncé et assis précisément à ce même endroit, le regard plus que jamais plein de compassion et de générosité, mais souffrant dans son cœur d’une cicatrice permanente, qui avait ma forme. Je compris deux choses d’un coup : que Rûmi passerait ses vieux jours dans cette maison et que la blessure laissée par mon absence ne guérirait jamais. Les larmes me montèrent aux yeux.
« Est-ce que tu vas bien ? Tu as l’air pâle », dit Rûmi.
Je m’efforçai de sourire, mais le fardeau de ce que je m’apprêtais à dire pesait lourdement sur mes épaules. Ma voix sortit un peu éraillée et moins puissante que je ne l’aurais voulu.
« Pas vraiment. J’ai très envie de boire, et il n’y a rien dans cette maison pour apaiser ma soif.
-Veux-tu que je demande à Kerra ce qu’elle peut faire pour y remédier ?
- Non, parce que ce dont j’ai besoin n’est pas dans la cuisine. C’est dans une taverne. Je suis d’humeur à m’enivrer, tu vois. »
J’ai feint de ne pas remarquer l’ombre d’incompréhension qui passait sur le visage de Rûmi et j’ai continué :
« Au lieu d’aller à la cuisine me chercher de l’eau, pourrais-tu aller à la taverne m’acheter du vin ?
- Tu veux dire… que tu me demandes d’aller te chercher du vin ? demanda Rûmi en prononçant le dernier mot avec mille précautions, comme s’il avait peur de le briser.
- C’est cela. J’apprécierais beaucoup que tu ailles nous acheter du vin. Deux bouteilles suffiront, une pour toi, une pour moi. Mais, fais-moi plaisir, s’il te plaît : quand tu seras à la taverne, ne te contente pas de prendre les bouteilles et de revenir. Reste là un moment. Parle aux gens. Je t’attendrai ici. Inutile de te presser. »
Rûmi posa sur moi un regard mi-irrité, mi-stupéfait. Cela me rappela le visage du novice, à Bagdad, qui voulait m’accompagner, mais s’inquiétait trop de se réputation pour plonger.Le souci qu’il avait de l’opinion des autres l’avait retenu. Aujourd’hui je me demandais si sa réputation allait aussi retenir Rûmi. A mon grand soulagement, Rûmi se leva et hocha la tête. « Je ne me suis jamais rendu dans une taverne, et je n’ai jamais consommé de vin. Je ne crois pas que boire soit une bonne chose. Mais je te fais pleinement confiance, parce que j’ai confiance dans l’amour entre nous. Tu dois avoir une raison de me demander une telle chose. Il faut que je découvre quelle est cette raison. Je vais aller nous chercher du vin. »
Il me dit au revoir et sortit.
Dès qu’il eut quitté la pièce, je tombai au sol en état de transe. Je saisis le rosaire d’ambre que Rûmi avait abandonné là, et je remerciai Dieu, encore et encore, de m’avoir donné un vrai compagnon. Je priai pour que sa si belle âme ne dessoûle jamais de l’Amour divin.


SULEIMAN L’IVROGNE
KONYA, février 1246

Brumes de vin, vous m’avez donné de nombreuses hallucinations aussi folles les unes que les autres, quand j’étais ivre, mais voir le grand Rûmi passer la porte de la taverne a été dément, même pour moi. J’ai eu beau me pincer, la vision ne s’est pas évanouie.
« Hé, Hristos ! Qu’est-ce que tu m’as servi, vieux ? ai-je crié. Cette dernière bouteille de vin devait être une superbibine ! Tu ne devineras jamais quelle hallucination j’ai en ce moment.
- Chut, idiot ! » a murmuré quelqu’un derrière moi. Je me suis retourné pour voir qui essayait de me faire taire, et j’ai été stupéfait de voir tous les hommes dans la taverne, y compris Hristos, qui regardaient fixement la porte. La salle était plongée dans un silence surnaturel – jusqu’à Saqui, le chien des lieux, qui semblait perplexe, allongé, ses longues oreilles comme collées à terre. Le marchand de tapis persans a cessé de chanter ses horribles mélodies qu’il appelait chansons et s’est  mis à osciller sur ses pieds, le menton levé, l’air trop sérieux d’un ivrogne qui tente de passer pour autre chose.
C’est Hristos qui a brisé le silence. «  Bienvenue dans ma taverne, Mawlânâ ! a-t-il dit d’une voix dégoulinante de politesse. C’est un honneur de vous voir sous ce toit. En quoi puis-je vous être utile ? »
J’ai cillé à plusieurs reprises, et j’ai fini par comprendre que c’était vraiment Rûmi qui se tenait là.
« Merci, a dit Rûmi avec un large sourire pourtant sans chaleur. Je suis venu chercher du vin. »
Le pauvre Hristos a été si surpris d’entendre ça qu’il en est resté bouche bée. Quand il a de nouveau pu parler, il a conduit Rûmi à la table libre la plus proche, qui était justement à côté de la mienne !
« Selamun aleykum », m’a dit Rûmi dès qu’il s’est assis.
Je lui ai rendu ses salutations, auxquelles j’ai ajouté quelques mots aimables, mais je ne suis pas certain que mon discours ait eu du sens. Avec son expression tranquille, sa robe onéreuse et son élégant caftan brun sombre, Rûmi était franchement déplacé, ici.
Je me suis penché en avant et, dans un murmure, je lui ai demandé :
« Est-ce qu’il serait tout à fait grossier de vous demander ce qu’un homme tel que vous fait dans un endroit pareil ?
- Je subis une épreuve soufie ! m’a répondu Rûmi  avec un clin d’œil, comme si nous étions les meilleurs amis du monde. J’ai été envoyé ici par Shams, pour ruiner ma réputation.
- Est-ce bien ? ai-je demandé.
- Je crois, a répondu Rûmi, que ça dépend de la manière dont on considère la situation. Il arrive qu’il soit nécessaire  de détruire tout ce à quoi on est attaché pour vaincre son égo. Si on est trop attaché à notre famille, à notre position dans la société, même à notre école ou à notre mosquée, au point qu’elles se mettent  en travers du chemin menant à l’Union avec Dieu, il nous faut renoncer à ces attachements. »
Je n’étais pas certain de le suivre comme il aurait fallu. Cette explication parut pourtant parfaitement logique à mon esprit embrouillé. J’avais toujours soupçonné que les soufis étaient une bande de fous pittoresques capables de toutes les excentricités.
Ce fut au tour de Rûmi de se pencher et de me demander dans un murmure : « Serait-il terriblement grossier de ma part de vous demander comment vous avez eu cette cicatrice au visage ? 
- Ce n’est pas une histoire très intéressante, je le crains. Je rentrais chez moi tard un soir, quand je suis tombé sur ce garde de la sécurité qui m’a tabassé.
- Pourquoi ? a demandé Rûmi avec un air sincèrement inquiet.
- Parce que j’avais bu du vin », ai-je dit en montrant la bouteille que Hristos venait de placer devant Rûmi.
Rûmi a secoué la tête. Au début il a paru tout à fait décontenancé, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’une telle chose puisse se produire, mais bientôt ses lèvres ont formé un sourire amical. Et c’est ainsi que nous avons continué à deviser. En mangeant du pain et de fromage de chèvre, nous avons parlé de la foi, de l’amitié et d’autres choses de la vie que je croyais avoir oubliées depuis longtemps, mais que j’étais enchanté de raviver dans mon cœur.
Peu après le coucher du soleil, Rûmi s’est levé pour partir. Tous les clients de la taverne se sont levés aussi pour le saluer. Un spectacle mémorable !
« Vous ne pouvez pas partir sans nous dire pourquoi le vin a été interdit ! » me suis-je exclamé.
Hristos est accouru en fronçant les sourcils, inquiet que ma question puisse ennuyer son prestigieux client.
« Chut, Suleiman ! Pourquoi faut-il que tu poses ce genre de questions ? 
- Non, sérieusement, ai-je insisté auprès de Rûmi. Vous nous avez vus. Nous ne sommes pas de mauvaises gens, mais c’est ce qu’on dit tout le temps de nous. J’aimerais savoir ce qu’il y a de mal à boire du vin, à condition de bien nous conduire et de ne faire de mal à personne ? »
En dépit de la fenêtre ouverte au coin, l’air dans la taverne était devenu lourd et enfumé, imprégné d’anticipation. J’ai bien vu que tout le monde était curieux d’entendre la réponse. Pensif, gentil, sobre, Rûmi s’est approché de moi, et voilà ce qu’il a dit :
Si le buveur de vin est profondément gentil, il le montrera quand il sera ivre.
Mais s’il dissimule de la colère ou de l’arrogance, elles apparaissent.
Comme c’est le cas chez la plupart des gens, le vin est interdit à tous.

Il y a eu un bref silence, pendant lequel nous avons tous réfléchi à ces paroles.
« Mes amis, le vin n’est pas une boisson innocente ! a continué Rûmi d’une voix nouvelle, autoritaire et pourtant posée et ferme. Il fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous. Je crois qu’il vaut mieux nous abstenir de boire. Cela dit, nous ne pouvons accuser l’alcool de ce dont nous sommes responsables. C’est notre propre arrogance et notre propre colère sur lesquelles nous devrions travailler. »

Cela a déclenché de vifs hochements de tête chez certains clients. Quant à moi, j’ai préféré lever mon verre, convaincu qu’aucune pensée sage ne devrait être énoncée sans que l’on trinque.

« Vous êtes un homme bon au grand cœur, ai-je dit. Quoi que les gens racontent à propos de ce que vous faites aujourd’hui, et je suis certain qu’ils vont déverser des flots de commentaires, je crois qu’en tant que prêcheur, c’était très courageux de votre part de venir dans cette taverne parler avec nous sans porter de jugements. »

Rûmi a posé sur moi un regard amical, puis il a pris les bouteilles de vin qu’il n’avait pas encore touchées et il est sorti dans la brise du soir.


ALADIN

KONYA, février 1246

Bel et bien épuisé d’attendre, ces trois dernières semaines, j’ai guetté le bon moment pour demander à mon père la main de Kimya. J’avais passé des heures à lui parler en imagination, à reformuler les mêmes phrases encore et encore, à chercher un meilleur moyen de m’exprimer. J’avais préparé une réponse à toutes les objections qu’il pourrait m’opposer. S’il disait que Kimya et moi étions comme frère et sœur, je lui rappellerais que nous n’avions aucun lien de sang. Sachant combien mon père aimait Kimya, j’avais prévu de dire que s’il nous laissait nous marier, elle n’aurait pas à partir vivre ailleurs, qu’elle pourrait rester avec nous toute sa vie. J’avais tout préparé dans ma tête, sauf de ne pas trouver un moment seul avec mon père.

Mais ce soir, je suis tombé sur lui de la pire manière possible. J’allais quitter la maison pour retrouver mes amis, quand la porte s’est ouverte et mon père est entré avec une bouteille dans chaque main.
Je suis resté interdit.
« Père, qu’est-ce que tu apportes ? ai-je demandé.
- Oh ça ! répondit mon père sans le moindre soupçon d’embarras. C’est du vin, mon fils.
-  Vraiment ! Est-ce ce qu’est devenu le grand Mawlânâ ? Un vieillard imbibé de vin ?
- Surveille ton langage ! » ordonna une voix morne derrière moi.
C’était Shams. Fichant ses yeux dans les miens sans ciller, il gronda :
« Ce n’est pas une façon de parler à son père. C’est moi qui lui ai demandé d’aller à la taverne.
- Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? n’ai-je pu m’empêcher d’ironiser.
Si mes paroles offensèrent Shams, il n’en montra rien.
« Aladin, nous pouvons en parler, dit-il froidement, à condition que ta colère ne trouble pas ta vision des choses. »
Puis il inclina la tête de côté et me dit que je devais adoucir mon cœur.
« C’est une des Règles, ajouta-t-il : Si tu veux renforcer ta foi, il te faudra adoucir ton cœur. A cause d’une maladie, d’un accident, d’une perte ou d’une frayeur, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous confrontés à des incidents qui nous apprennent à devenir moins égoïstes, à moins juger les autres, à montrer plus de compassion et de générosité. Pourtant, certains apprennent la leçon et réussissent à être plus doux, alors que d’autres deviennent plus durs encore. Le seul moyen d’approcher la Vérité est d’ouvrir son cœur afin qu’il englobe toute l’humanité et qu’il reste encore de la place pour plus d’amour.
- Restez en dehors de ça ! dis-je. Je ne prends pas d’ordre de derviches ivres. Contrairement à mon père.
- Aladin, tu devrais avoir honte ! » intervint mon père.
Je ressentis un fulgurant accès de culpabilité, mais il était trop tard. Tout le ressentiment que j’avais cru oublier m’inonda soudain.
« Je ne doute pas un instant que tu me haïsses autant que tu le dis, proclama Shams, mais je ne crois pas que tu aies cessé une seule minute d’aimer ton père. Ne vois-tu pas que tu le blesses ?
- Ne voyez-vous pas que vous gâchez nos vies ? rétorquai-je.
C’est alors que mon père se jeta vers moi, la bouche serrée, la main droite levée au-dessus de sa tête. Je crus qu’il allait me frapper, mais quand il ne le fis pas, quand il ne le voulut pas, je me sentis plus mal à l’aise encore.
« Tu me fais honte ! » dit mon père sans me regarder.
Mes yeux s’emplirent de larmes. Je détournai la tête et soudain, je me retrouvai face à Kimya. Depuis combien de temps était-elle là dans un coin, à nous regarder de ses yeux effrayés ? Combien de ces paroles avait-elle entendues ?
La honte d’être humilié par mon père devant la fille que je voulais épouser me retourna l’estomac, laissant un goût amer dans ma bouche. Je sentis mon cœur battre dans ma gorge.
Incapable de rester là un instant de plus, je pris mon manteau, j’écartai brutalement Shams de mon chemin et je sortis précipitamment de la maison, loin de Kimya, loin d’eux tous.

SHAMS

KONYA, février 1246

Blessé, après le départ d’Aladin, Rûmi était si triste qu’il ne put parler pendant un bon moment. Lui et moi sommes sortis dans le jardin couvert de neige. C’était un soir sinistre de février et l’air était lourd d’une immobilité particulière. Nous avons regardé passer les nuages, écouté un monde qui ne nous offrait que du silence. Le vent nous apportait l’odeur de la fôret, très lointaine, parfumée, musquée, et pendant un moment, je crois que nous avons tous les deux eu envie de quitter cette ville pour de bon.
J’ai pris une des bouteilles de vin, je me suis agenouillé dans la neige devant un rosier grimpant, nu et épineux, et j’ai lentement versé le vin sur la terre en dessous. Le visage de Rûmi s’est éclairé et il a eu ce sourire mi-pensif, mi excité qui est le sien.
Peu après, étonnamment, le rosier dénudé a repris vie, son écorce s’est adoucie comme une peau humaine. Il a produit une rose unique sous nos yeux. Tandis que je continuais à verser le vin au pied de l’arbuste, la rose a pris une jolie teinte orange chaleureuse.
J’ai saisi la seconde bouteille et je l’ai déversée au même endroit. La rose est passée de l’orange à un rouge lumineux, rayonnant de vie. Il ne restait qu’un peu de vin au fond de la bouteille. Je l’ai versé dans un verre, j’en ai bu la moitié et j’ai offert l’autre moitié à Rûmi.
Il a pris le verre de ses mains tremblantes, répondant à mon geste avec une merveilleuse gentillesse et une grande équanimité, cet homme qui jamais n’avait bu une goutte d’alcool de toute sa vie.
« Les règles et les interdits religieux sont importants, a-t-il dit, mais ils ne doivent pas devenir des interdits indiscutables. C’est en ayant cela à l’esprit que je bois le vin que tu m’offres aujourd’hui, convaincu de tout mon cœur qu’il y a une sobriété au-delà de l’ivresse de l’amour. »
A l’instant où Rûmi allait porter le verre à ses lèvres, je le lui ai arraché des mains et l’ai jeté au sol. Le vin s’est répandu sur la neige, telles des gouttes de sang.
« Ne le bois pas ! ai-je dit, maintenant que je n’éprouvais plus le besoin de mener ce test à son terme.
- Si tu ne voulais pas que je boive ce vin, pourquoi m’as-tu envoyé à la taverne ? a demandé Rûmi d’un ton moins curieux que compatissant.
-Tu sais pourquoi, ai-je répondu en souriant. L’élévation spirituelle concerne la totalité de notre conscience ; elle n’est pas obsédée par quelques aspects particuliers. Règles numéro trente-deux :
Rien ne devrait se dresser entre toi et Dieu. Ni Imam, ni prêtre, ni maître spirituel, pas même ta foi. Crois en tes valeurs et tes règles, mais ne les imposent jamais à d’autres. Sois ferme dans ta foi, mais garde ton cœur aussi doux qu’une plume.
Apprends la Vérité, mon ami, mais ne transforme pas tes vérités en fétiches. »
J’avais toujours admiré la personnalité de Rûmi, j’avais toujours su que sa compassion, infinie et extraordinaire, était ce qui me manquait. Ce jour-là, mon admiration pour lui a bondi plus haut encore.
Ce monde est plein de gens obsédés par la richesse, la reconnaissance et le pouvoir. Plus ils gagnent de signes de réussite, plus ils semblent avoir besoin de davantage. Rapaces et envieux, ils font des possessions matérielles leur qibla, regardant toujours dans cette même direction, inconscients de devenir les serviteurs des choses qu’ils convoitent. C’est un schéma courant. Ca arrive tout le temps. Mais il est rare, aussi rare qu’un rubis, qu’un homme déjà arrivé au sommet, un homme qui a beaucoup d’or, de célébrité et d’autorité, renonce un beau jour à sa position et mette sa réputation en péril pour un voyage intérieur dont personne ne saurait dire où ni comment il finirait. Rûmi est ce rare rubis.
« Dieu veut que nous soyons modestes et sans prétention, ai-je dit.
- Et Il veut être connu, a doucement ajouté Rûmi. Il veut que nous Le connaissions avec chaque fibre de notre être. C’est pourquoi il vaut mieux être attentif et sobre qu’ivre et écervelé. »
J’ai abondé dans son sens. Nous sommes restés assis dans le jardin avec la rose rouge unique entre nous jusqu’à ce qu’il fasse froid et noir. Sous la fraîcheur du soir flottait le parfum de quelque chose de neuf et de doux. Le Vin de l’Amour faisait doucement tourner nos têtes, et je me suis rendu compte avec joie et gratitude que le vent ne murmurait plus de désespoir.

Fin de l'extrait.

Elif Shafak

vendredi 14 octobre 2016

Shams de Tabriz ou les "quarante règles de la religion et de l'amour".

«  Cher Ella,

Votre lettre m’a trouvé alors que je m’apprêtais à quitter Amsterdam pour le Malawi. Je dois aller y prendre des photos des habitants d’un village. Si tout va bien, je serai de retour dans quatre jours. Puis-je le souhaiter ? Oui. Puis-je l’imposer ? Non !  Tout ce que je peux faire, c’est espérer vivre un jour de plus. Le reste n’’est pas entre mes mains. C’est ce que les soufis appellent le cinquième élément : le vide. Un élément divin inexplicable et incontrôlable que nous, êtres humains, ne pouvons comprendre, et dont pourtant nous devrions toujours être conscients.
Je ne crois pas qu’il soit bon de « suivre le courant », si par là vous voulez dire ne montrer ni intérêt ni implication dans le processus. Mais je crois au respect du cinquième élément.
J’ai passé un accord avec Dieu. Quand je suis devenu soufi, j’ai promis à Dieu De faire ma part aux mieux de mes capacités et de lui laisser le reste, et à lui seul.  J’accepte le fait que certaines choses soient au-delà de mes limites. Je n’en vois que des parties, comme des fragments d’un film qui flottent dans ma mémoire, mais le projet d’ensemble dépasse mon entendement.
Vous pensez que je suis pieux. Je ne le suis pas. Je suis spirituel. C’est différent. Il ne faut pas confondre religiosité et spiritualité, et le fossé entre les deux n’a jamais été aussi profond qu’aujourd’hui.
Savez-vous que Shams de Tabriz disait que le monde est un énorme chaudron et que quelque chose d’essentiel y cuit ? Nous ne savons pas encore quoi. Tout ce que nous faisons, sentons ou pensons est un ingrédient  de cette mixture. Nous devons nous demander ce que nous ajoutons au chaudron. Y ajoutons-nous du ressentiment, des animosités, de la violence ? Ou y ajoutons-nous de l’amour et de l’harmonie ?
Et vous, chère Ella ? Quels ingrédients pensez-vous ajouter au ragoût collectif de l’humanité ? Chaque fois que je pense à vous, l’ingrédient que j’ajoute, c’est un grand sourire. 
Aziz. »

Extrait du roman « Soufi, mon amour », d’Elif Shafak. 



Sur l'auteur:

Fille de diplomate, Elif Shafak est née à Strasbourg en 1971. Elle a passé son adolescence en Espagne avant de s'établir en Turquie. Après un doctorat en sciences politiques, elle a un temps enseigné aux Etats-Unis. Elle vit aujourd'hui à Istanbul. Internationalement reconnue, elle est notamment l'auteur de La bâtarde d'Istanbul, de Bonbon Palace et de Lait noirSoufi, mon amour est l'un des plus grands succès de librairie des dernières années en Turquie. (note de l'édition 10/18, 2011)

 Ce magnifique roman retrace la relation entre le poète Rûmi et le derviche Shams de Tabriz qui ont vécu au 13ème siècle. Ces deux sages, rebelles et libres, hérétiques à l’époque, ont noué des liens incroyablement forts, d’une amitié qui dépasse les conventions humaines.

Leur quête spirituelle respective, que la complémentarité des deux hommes permet de mener au plus près de la sagesse, les amènent à questionner leur égo qui est l’élément le plus entravant sur le chemin de la spiritualité appliquée, vivante, sincère, véritable et désintéressée. Pour cela ils vont tout perdre, ruiner toutes les apparences et les faux semblants, et tout gagner en retour, mais non sans souffrir de façon monumentale.

Outre cela, ce roman donne une lecture du Coran tout à fait magnifique, ouverte et profonde, mettant en relief l’étroitesse malheureuse des intégristes qui ne se contentent que d’une lecture superficielle du texte.

Le petit extrait que j’ai choisi ici vient d’une correspondance que deux personnages vivant à notre époque entretiennent, suite à la lecture d’un manuscrit relatant justement l’histoire belle et tragique de Shams et Rumi (histoire vraie). La vie de ces deux personnages va prendre un tourment inattendu, inspiré par le souffle de liberté et de vérité de l’histoire des deux anciens amis.
Shams, le derviche, l’ami du poète Rûmi, après avoir parcouru le monde, a établi quarante règles d’une profonde sagesse.

En voici quelques unes :

« Il y a plus de faux gourous et de faux maîtres dans ce monde qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers. Ne confonds pas les gens animés par un désir de pouvoir et égocentriques avec de vrais mentors. Un maître spirituel authentique n’attirera pas l’attention sur lui ou sur elle, et n’attendra de toi ni obéissance ni admiration inconditionnelle, mais t’aidera à apprécier et à admirer ton moi intérieur. Les vrais mentors sont aussi transparents que le verre. Ils laissent la lumière de Dieu les traverser. »

« La manière dont tu vois Dieu est le reflet direct de celle dont tu te vois. Si Dieu fait venir surtout de la peur et des reproches à l'esprit, cela signifie qu'il y a trop de peur et de culpabilité en nous. Si nous voyons Dieu plein d'amour et de compassion, c'est ainsi que nous sommes. »

« La voie de la vérité est un travail de cœur, pas de tête. Faites de votre cœur votre principal guide! Pas de votre esprit. Affrontez, défiez et dépassez votre nafs (égo) avec votre cœur. Connaitre votre ego vous conduira à la connaissance de Dieu. »

« Chaque lecteur comprend le Saint Coran à un niveau différent, parallèle à la profondeur de sa compréhension. Il y a quatre niveaux de discernement. Le premier est la signification apparente, et c'est celle dont la majorité des gens se contentent. Ensuite, c'est le niveau intérieur. Le troisième niveau est l'intérieur de l'intérieur. Le quatrième est si profond qu'on ne peut le mettre en mots. Il est donc condamné à rester indescriptible. »

« Est, Ouest, Sud, ou Nord, il n’y a pas de différence. Peu importe votre destination assurez-vous seulement de faire de chaque voyage un voyage intérieur. Si vous voyagez intérieurement, vous parcourez le monde entier et au-delà. »

« Les sages-femmes savent que lorsqu’il n’y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance De même pour qu’un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires. Comme l’argile doit subir une chaleur intense pour durcir, l’amour ne peut être perfectionné que dans la douleur. »

«  Tu peux étudier Dieu à travers toute chose et toute personne dans l'univers parce que Dieu n'est pas confiné dans une mosquée, une synagogue ou une église. Mais si tu as encore besoin de savoir précisément où Il réside, il n'y a qu'une place ou Le chercher : dans le cœur d'un amoureux sincère. »
« Ne tente pas de résister aux changements qui s’imposent à toi. Au contraire, laisse la vie continuer en toi. Et ne t’inquiète pas que ta vie soit sens dessus dessous. Comment sais –tu que le sens auquel tu es habitué est meilleur que celui à venir ? »

« Il est facile d’aimer le Dieu parfait, sans tache et infaillible qu’il est. Il est beaucoup plus difficile d’aimer nos frères humains avec leurs imperfections et leurs défauts. Sans aimer les créations de Dieu on ne peut sincèrement aimer Dieu. »

« La seule vraie crasse est celle qui emplit nos cœurs. Les autres se lavent. Il n’y a qu’une chose qu’on ne peut laver à l’eau pure : les taches de la haine et du fanatisme qui contaminent notre âme. On peut tenter de purifier son corps par l’abstinence et le jeune, mais seul l’amour purifiera le cœur. »

« Tout l’univers est contenu dans un seul être humain : toi. Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que tu aimes guère, y compris les gens que tu méprises ou détestes, est présent en toi à divers degrés. Ne cherche donc pas non plus ton Sheitan hors de toi. Le diable n’est pas une force extraordinaire qui t’attaque du dehors. C’est une voix ordinaire en toi. »

« Si tu veux changer la manière dont les autres te traitent, tu dois d’abord changer la manière dont tu te traites, Tant que tu n’apprends pas à aimer, pleinement et sincèrement, tu ne pourras jamais être aimée. Quand tu arriveras à ce stade, sois pourtant reconnaissante de chaque épine que les autres pourront jeter sur toi. C’est le signe que, bientôt, tu recevras une pluie de roses. »

« Ne te demande pas ou la route va te conduire. Concentre-toi sur le premier pas. C’est le plus difficile à faire. »

Voilà, il y en a quelques autres mais je ne vais pas toutes les reproduire ici sinon on dira de moi que je suis pieuse, ce qui est loin d’être le cas.

Pour finir, voici un petit poème, très court, qui résume en quelques mots, le fin mot de l’histoire. C’est Suleiman l’ivrogne qui déclame ces quelques vers du poète Omar Khayyam, haut et fort, au milieu d’une taverne moyenâgeuse et animée, après s’être fait vertement tancé par quelques intégristes en quête de bagarre :

« Bois ! Car tu ne sais pas d’où tu viens ni pourquoi ;
Bois ! Car tu ne sais pas pourquoi tu avances ni vers où. »


Ce roman, best seller en Turquie et bien ailleurs, éclaire ce qu’est l’amour au sens le plus élevé. J’en conseille vivement la lecture.