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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 20 juillet 2016

Les Ecouteurs - Annales du Disque-Monde tome 4

On continue dans nos aventures du Disque-Monde. Je sélectionne les passages qui m'ont vraiment interpelée et je commente si je le souhaite. C'est le cas pour ce passage.

Voici un court extrait du tome 4 "Mortimer" où il est question d'un jeune homme, Morty, que la Mort prend sous son aile afin d'en faire son apprenti, afin de permettre à cette dernière, la Mort, de prendre du bon temps et profiter de la vie. Sur le cheval de la mort, l'adorable Bigadin, Morty chevauche le Disque pour effectuer sa tournée.

"Au milieu des plus hautes montagnes qui se pressaient autour de Cori Celesti, aiguille centrale où séjournaient les dieux, vivaient les Ecouteurs.
Ils appartenaient à l’une des plus anciennes sectes religieuses du Disque, quoique les dieux fussent pour leur part divisés sur la question de l’Ecoute en tant que véritable religion.
En vérité, les Ecouteurs essaient de découvrir ce que le Créateur a exactement dit lorsqu’Il a imaginé l’univers. La théorie est toute bête.
En clair, rien de ce que fait le Créateur ne peut jamais être détruit, ce qui signifie que les échos de ses premières syllabes doivent encore résonner quelque part, bondir et rebondir sur toute la matière du cosmos, mais toujours audible à une oreille vraiment attentive.
Il y a de cela des éons, les Ecouteurs se sont aperçus que la glace et le hasard avaient creusé ici le contraire acoustique parfait d’une vallée à écho, aussi ont-ils bâti leur temple multichambré – enroulé comme une grande ammonite blanche au fond de la vallée – à l’emplacement exact qu’occuperait un fauteuil confortable chez un enragé de la hi-fi. Des baffles complexes captent et amplifient le son canalisé dans la vallée glaciale, le dirigent toujours plus loin jusqu’à la chambre centrale où, à toute heure du jour ou de la nuit, veillent trois moines.
Qui écoutent.
Ce n’est pas sans poser quelques problèmes : non seulement ils entendent les échos subtils des premières paroles du Créateur, mais aussi tous les autres sons produits sur le Disque. Afin d’identifier les paroles, ils doivent apprendre à reconnaître tous les autres bruits. La chose exige un certain talent, et un novice n’est admis en formation que s’il arrive à distinguer, uniquement par le son et à une distance de mille mètres, de quel côté tombe une pièce de monnaie. Il n’est même admis dans l’ordre qu’une fois capable d’en déterminer la couleur.
Et bien que les Ecouteurs vivent à l’écart, nombre de voyageurs s’engagent sur le chemin long et périlleux qui conduit à leur temple, traversent des pays gelés infestés de trolls, passent à gué des rivières vives et glacées, gravissent des montagnes dangereuses, se traînent dans une toundra inhospitalière, tout ça pour grimper l’étroit passage en escalier qui donne sur la vallée cachée, et chercher, le cœur battant, les secrets de l’Etre.
Et les moines de leur crier : « Moins fort, le bruit, bordel ! »
Bigadin surgit d'entre les cimes montagneuses comme une traînée blanche, et se posa dans l'espace libre d'une cour enneigée. Morty bondit à terre et courut par les cloîtres silencieux jusqu'à la cellule où gisait le quatre-vingt-huitième abbé, au seuil de la mort, entouré de ses disciples dévots.
Les pas précipités de l'apprenti résonnèrent sur le carrelage de mosaïque intriquée. Les moines, eux, portaient des couvre-chaussures de laine. 
Il atteignit le lit et attendit un moment, appuyé sur sa faux, afin de retrouver son souffle.
L'abbé, chétif,  totalement chauve et aussi ridé qu'un sac de prunes, ouvrit les yeux.
" Vous êtes en retard", murmura-t-il, puis il mourut.
Morty déglutit, prit une inspiration difficile et ramena la faux dans un lent mouvement circulaire. Le coup fut cependant précis; l'abbé se dressa sur son séant, au-dessus de son corps.
"Pas trop tôt, dit-il d'une voix que Morty était seul à entendre. Je commençais à m’inquiéter, moi.
- Ca va ? fit Morty. Faut que je m'dépêche..."
L'abbé se balança hors du lit et s'avança vers l'apprenti à travers les rangs de ses disciples endeuillés.
"Me bousculez pas, dit-il. Je suis toujours impatient de pouvoir discuter un peu. Il lui est arrivé quoi au gars habituel ?
- Au gars habituel ? répéta Morty, ahuri.
- Un grand type. Une cape noire. L'air de pas manger à sa faim.
- Au gars habituel ? Vous voulez dire la Mort ?
- C'est ça", fit joyeusement l'abbé. L'apprenti avait la bouche grande ouverte.
" Vous mourez beaucoup, hein ? parvint-il à articuler.
- Pas mal. Pas mal. Evidemment, une fois qu'on a le coup, ça devient de la routine."


 Cet extrait présente brièvement les Ecouteurs des premiers mots du Créateur, ou des premiers bruits de l’univers.
Ecouter... Ecouter l'univers. Ecouter l'origine, le silence infini, le premier battement, écouter le Big Bang, écouter avant le Big Bang...
L'auteur est incroyablement précurseur des derniers avancées scientifiques ! Ce livre a été écrit en 1987 et publié en France pour la première fois en 1994. 
Vous souvenez-vous qu’en février dernier on annonçait avoir détecté les premières ondes gravitationnelles émises par la coalescence de deux trous noirs ? C’était un grand moment car cette découverte confirmait deux choses : la validité de la théorie de la relativité générale d’Einstein ( qui est une théorie de la gravitation) et l’existence des trous noirs qui n’étaient jusque là que théoriques.

Cette découverte a été faite grâce à un appareillage très complexe d’interférométrie : on superpose des rayons lumineux qu’on fait rebondir sur des miroirs inclinés, et on peut mesurer de façon infiniment précise le déphasage des ondes électromagnétiques (lumineuses) qui s’opère au passage d’une onde gravitationnelle. Ce déphasage produit un bruit que les scientifiques analysent. Ils comparent tous les bruits entre eux, pour supprimer les bruits parasites. Ils écoutent l’espace au-delà de l’univers observable. Ils remontent plus loin dans le temps qu’on n’a jamais été capable de le faire. La découverte des ondes gravitationnelles par interférométrie a ouvert la voie à une toute nouvelle cosmologie vraiment révolutionnaire. Une cosmologie gravitationnelle, une cosmologie de l'écoute.

Un grand projet d’installation interférométrique est en cours qui s’appelle eLisa : deux bras de plusieurs kilomètres vont être placés en orbite qui permettront d’écouter l’univers encore plus loin…
De même, au début des années 60, lorsque le Fond Diffus Cosmologique a été détécté, ce fut grâce à la captation de micro-ondes radio par Penzias et Wilson, un grésillement régulier dans leur casque. Ce Fond Diffus Cosmologique, c'est un peu la trace presque invisible qu'ont laissé les tous premiers instants de l'univers, 380 000 ans après le Big Bang.
Cartographie du FDC par le Satellite Planck, 2013. Cette cartographie nous informe sur la répartition de la matière en tout point de l'univers, 380 000 ans après le BB.

Enfin, le SETI, que Carl Sagan illustre dans le roman qui a inspiré le film Contact réalisé par Robert Zémékis, est un Centre où l'on écoute l'univers afin de détecter des signaux "intelligents" ( c'est-à dire structurés) susceptibles d'avoir été émis par une... intelligence. C'est un centre qui existe et qui fait un travail très important.


Alors, comment ne pas être séduit par l’invention des Ecouteurs de Pratchett au vu de ces derniers événements ? N’était-il pas sacrément génial ?

La têtologie - Annales du Disque-Monde, tome 3

Suite des aventures de la petite Eskarina auprès de la sorcière Esméralda Ciredutemps, dite Mémé. La vieille dame lui enseigne les secrets de la magie. Extrait du tome 3 des Annales du Disque-Monde par Terry Pratchet, suivi d'un petit commentaire personnel.

"Elles s’assirent sur le banc décoloré accoté au mur de la chaumière orienté vers le Bord. Devant elles, les Herbes atteignaient déjà une trentaine de centimètres de haut, sinistre parterre de feuilles vert pâle.
«  Bon, fit Mémé qui s’installa à son aise. Tu te rappelles le chapeau accroché près de la porte ? Va me le chercher. »
Esk, obéissante, entra et décrocha le chapeau de Mémé. Il était grand, pointu et, bien entendu, noir.
Mémé le retourna dans ses mains et le considéra attentivement.
«  Ce chapeau, dit-elle avec solennité, contient l’un des secrets de la sorcellerie. Si t’arrives pas à me dire de quoi il s’agit, alors autant que j’arrête les leçons, parce qu’une fois que t’auras appris le secret du chapeau, tu pourras plus revenir en arrière. Dis-moi ce que tu sais du chapeau.
- J’peux le tenir ?
- Je t’en prie. »
Esk scruta l’intérieur du couvre-chef. Il renfermait une armature en fil de fer qui lui donnait sa forme et deux épingles à chapeau. C’était tout.
Il n’avait rien de particulièrement bizarre, sauf que personne dans le village n’en possédait de semblable. Mais ça ne le rendait pas magique pour autant. Esk se mordit la lèvre, elle se voyait, honteuse, renvoyée dans ses foyers.
Au toucher, il était normal, et il n’avait pas de poches secrètes. Ce n’était qu’un chapeau de sorcière typique. Mémé s’en coiffait toujours pour venir au village, mais en forêt elle ne portait qu’un capuchon de cuir.
Esk s’efforça de retrouver les bribes de leçons que Mémé dispensait au compte-goutte et de mauvaise grâce. Ce n’est pas ce que tu sais mais ce que les autres ne savent pas. La magie, ça peut être ce qui est à sa place là où il ne faut pas, et ce qui ne l’est pas là où il faut. Ca peut être…
Mémé le portait toujours au village. Et aussi la grande cape noire, qui n’était certainement pas magique parce que pendant la majeure partie de l’hiver elle servait de couverture à une chèvre et que Mémé la lavait au printemps.
Esk commençait à sentir la réponse qui prenait tournure et elle n’aimait guère ça. C’était comme beaucoup de réponses de Mémé. Elle ne faisait que jouer avec les mots. Elle disait des choses qu’on savait depuis toujours, mais d’une manière différente pour qu’elles aient l’air importantes.
« J’crois que j’sais, dit-elle enfin.
- Vas-y, alors.
- C’est comme qui dirait en deux parties.
- Et après ?
- C’est un chapeau de sorcière parce que tu le portes. Mais t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau. Hum.
- Alors… lui souffla Mémé.
- Alors les gens qui te voient arriver avec ton chapeau et ta cape, ils savent que t’es une sorcière ; et c’est pour ça qu’elle marche, ta magie ? fit Esk.
- Parfaitement, répondit Mémé. On appelle ça de la têtologie. » Elle tapota ses cheveux argentés ramassés en un chignon serré capable de casser des cailloux.
«  Mais c’est des inventions ! protesta Esk. C’est pas de la magie, c’est… c’est…
- Ecoute, dit Mémé, si tu donnes aux gens une bouteille de jollop rouge parce qu’ils ont des vents, ça peut marcher, mais si tu veux que ça marche à coup sûr, tu laisses leur esprit s’en charger. Tu leur racontes que c’est des rayons de lune mis en bouteille dans du vin de fée, n’importe quoi. Tu marmonnes deux, trois mots pour faire bonne mesure. C’est pareil avec les malédictions.
- Les malédictions ? fit Esk, la voix faible.
- Oui, les malédictions, ma fille, et pas la peine de prendre cet air scandalisé ! T’en lanceras, le jour où t’en auras besoin. Quand tu seras toute seule, que t’auras aucune aide à portée de main, que… »
Elle hésita et, désagréablement consciente du regard interrogateur de la fillette, termina maladroitement : «  … que les gens te manqueront de respect. Lance-la d’une voix forte, fais-la compliquée, fais-la longue, invente s’il le faut, mais ça marchera. Le lendemain, quand ils se cogneront sur le pouce, qu’ils tomberont de l’échelle ou que leur chien mourra subitement, ils se souviendront de toi. Ils te traiteront avec plus d’égard la fois d’après.
- Mais ça ressemble toujours pas à de la magie, dit Esk qui frottait ses pieds dans la poussière.
- En une occasion, j’ai sauvé la vie d’un homme, dit Mémé. Un remède spécial, deux fois par jour. De l’eau bouillie additionnée d’un peu de jus de baies. Je lui ai raconté que je l’avais acheté aux nains. C’est ça le plus important dans les soins, en fait. La plupart des gens guérissent de la plupart des maladies s’ils ont l’esprit à ça, il suffit d’éveiller chez eux un intérêt. »
Elle tapota la main d’Esk aussi gentiment que possible. «  T’es un peu jeune pour ça, mais avec l’âge tu verras que la plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête. Toi pareil, ajouta-t-elle, sentencieuse.
- J’comprends pas.
- Le contraire m’aurait étonnée, fit brusquement Mémé, mais tu vas me citer cinq herbes pour les toux sèches. » "


Derrière cette petite histoire amusante qu’on dirait presque tirée d’un roman pour adolescents, se trouve en fait une idée très importante et fondamentale en sciences : le principe tautologique. Ici, on sourit de voir le jeu de mot créé par l’auteur (le traducteur, plus vraisemblablement), avec l’allusion à une phrase magnifique située à la fin de l’extrait ci-dessus : « La plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête ». Tout se passe dans la tête des gens, c’est la têtologie.
Mais revenons au principe tautologique. Pour faire simple, une tautologie c’est une sorte de "pléonasme redondant", si vous voyez ce que je veux dire. Exactement comme dans l’exemple qu’on a dans le texte : « t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau ; tu portes le chapeau parce que t’es une sorcière ». On ne sait pas ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. On tombe dans une jolie impasse aporétique. On ne sait pas ce qui, entre le fait de porter le chapeau ou le fait d’être une sorcière, vient en Premier. Lequel des deux faits est plus fondamental que l’autre, en tout cas dans l'esprit des gens du Disque pour l'exemple en question. 

Eh bien en épistémologie (c’est la discipline qui étudie le pourquoi et le comment de toutes les sciences, c’est la science des sciences et c’est une branche passionnante de la philosophie, c’est, par exemple quand un biologiste s’interroge sur le sens de sa recherche, sur la pertinence et la légitimité de sa démarche, de ses outils, son protocole, les applications, et plus globalement sur ce qu’est la biologie, sur ce que veut dire être biologiste, c’est très important comme travail de réflexion), donc en épistémologie, on dit que chaque concept qui fait partie de nos outils de réflexion, se définit par rapport à un autre concept plus fondamental que lui.

Par exemple, le concept de raison : on définit la raison en ces termes «  faculté propre à l’esprit humain ». Là, on a trois concepts qui interviennent, voire quatre si on est pointilleux : faculté, esprit, humain et propre. Des concepts plus « grands », plus englobants que celui qu’on cherche à définir. Et ainsi de suite, de concepts en définitions et de définitions en concepts, on arrive à remonter un filon fragile, extrêmement fragile mais suffisamment solide pour qu’on s’y réfère, qui mène aux concepts les plus fondamentaux : Temps, espace, matière, vie, énergie, réalité, origine, etc.
Si on cherche à définir un de ces concepts fondamentaux, on va recourir aux concepts voisins qui eux-mêmes sont défini en fonction les uns des autres, sur un même plan de fondamentalité. On touche le fond tautologique. On ne dispose pas de concept plus fondamental à part ceux de Dieu, Tout, Un, Rien.  On est comme au pied du mur de Planck de la pensée. La pensée rationnelle. C’est au-delà de ce mur que l’on change de « procédé » si je puis dire, et que l’on recourt à la foi et à la croyance, pour approcher ce qu’il peut y avoir derrière ce que la raison ne nous montre pas.
On va rester au pied du mur de Planck un instant pour patauger un peu dans la têtologie de Mémé : La rationnalité et la logique sont en fait des tautologies.

A l’instant, on partait de concepts « petits »pour aller vers les quelques concepts les plus fondamentaux. Et si on faisait le chemin inverse ? Si on partait des concepts les plus fondamentaux pour regarder ensuite tous ceux qui en découlent ?  Il ne s’agit pas de le faire, rassurez-vous, mais d’imaginer le processus, la logique, que suivrait l’opération. Une question se pose alors : comment une hiérarchie plus ou moins pyramidale entre les concepts émergents peut elle survenir à partir de concepts de base situés sur « même plan » de fondamentalité ? Des concepts qui, rappelons-le, se définissent les uns par rapport aux autres, comme s’ils étaient des morceaux séparés d’une même structure impossible à identifier, qu’on retourne dans tous les sens entre nos mains (nos neurones si vous préférez), en vain. Regardez : peut-on penser la matière sans espace ? le temps sans matière ? la vie sans énergie ? l’énergie sans espace ? Oui ? non ? Ce n’est pas un exercice facile et on est en pleine réflexion tautologique.

Mieux encore : toute notre démarche de réflexion, de connaissance, de science, etc, est opérée grâce à la raison, cette faculté propre à l’esprit humain. C’est donc par la raison qu’on définit tous les concepts que je mentionnais plus haut. La raison fait tout le travail, alors qu’elle n’est, en fait, elle-même qu’une partie toute petite de tout ce qu’elle étudie. Voyez-vous le problème ? En bonne ouvrière, elle rationnalise tout ce qu’on lui donne. Elle fait du « ratiocentrisme », elle découpe, conceptualise, rapporte, divise, généralise, etc, et considère que cette démarche est la seule qui apporte un vrai savoir. En suivant des lignes de logiques, en définissant les choses les unes par rapport aux autres… Je vous laisse voir où je veux en venir, ça termine par « logique ».

En mathématique, la science-mère, la science la plus fondamentale qui puisse exister, qui touche les structures les plus inconcevables de la nature, une grande partie de la discipline consiste à évaluer la solidité des axiomes fondamentaux. Les 100 problèmes de Hilbert posés en 1900 avaient pour objectif de questionner les Bases les plus importantes de l’édifice mathématique, parce que précisément, des secousses tautologiques venaient perturber l’édifice. D’ailleurs, d’un autre point de vue, si tant de ponts sont possibles entre les différents sous-domaines mathématiques, entre géométrie et analyse, etc, c’est parce que souvent ils disent la même chose de façons différentes….

Ce que dit Terry Pratchett à travers les mots de Mémé, c’est que l’Homme  ne sort pas beaucoup de sa tête, et que dans sa tête, il tourne en rond.

A suivre !

lundi 18 juillet 2016

Les annales du Disque-Monde : La magie du savoir naturel.

Voici un extrait du tome 3 des Annales du Disque-Monde de Pratchett (saga qui n’en contient pas moins de 35...). Il y est question de magie. La sorcière Esméralda Ciredutemps, dite Mémé, prend sous son aile la petite Eskarina pour lui enseigner les rudiments de son savoir... Petit clin d’oeil à la magie du savoir naturel.



Ainsi, tandis que l’hiver prenait un virage et abordait à regret la longue côte vers le printemps, Esk passait des périodes deplusieurs jours consécutifs chez Mémé Ciredutemps pour apprendre le métier de sorcière.
Apparemment, il s’agissait surtout d’une affaire de mémoire. Les leçons étaient plutôt pratiques. Il y avait le nettoyage de la table de la cuisine et l’Herborisme de Base. Il y avait le décrottage des
chèvres et l’Emploi de Champignons. Il y avait la vaisselle et l’Invocation desPetits Dieux. Et il y avait toujours l’entretien du gros alambic de cuivre dans neige à demi fondues sur le tronc des arbres, côté Moyeu, Esk savait préparerl’arrière-cuisine et la Théorie et Pratique de la Distillation. Lorsque se levèrent les vents chauds du Bord et qu’il ne resta plus que des traînées de spéciales et nombre de potions mystérieuses dont Mémé disait qu’elle apprendraittout un assortiment d’onguents, plusieurs cordiaux médicinaux, une vingtaine d’infusions
à se servir au bon moment.
En aucune façon elle n’avait fait de la magie.

« Tu verras tout ça, mais attendons le bon moment, répétait distraitement Mémé.

-Mais je suis censée être une sorcière !

-T’es pas encore une sorcière. Cite-moi trois herbes qui soulagent les intestins. »

Esk se mit les mains dans le dos, ferma les yeux et récita :

« Les extrémités en fleurs du Grand-Pois-de-Menteur, la médulle de racine de la Culotte-du-Vieux, les tiges du Lis-de-Sang, les enveloppes des graines de…

-Ca va. Où trouve-t-on des cornichons d’eau ?

-Dans les tourbières et les mares stagnantes, du mois de…

-Bien, ça rentre.

-Mais c’est pas de la magie, ça ! »

Mémé s’assit à la table de la cuisine.

« Le plus gros de la magie, c’en est pas, dit-elle. Ca consiste seulement à connaître les bonnes herbes, apprendre à observer le temps, étudier les habitudes des bêtes. Et aussi celles des gens.

-C’est tout ? fit Esk horrifiée.

-Comment, c’est tout ? C’est plutôt beaucoup, dit Mémé, mais non, c’est pas tout. Y a autre chose.

- Tu peux pas me l’apprendre ?

- Faut attendre le bon moment. Pas la peine que tu te montres déjà.

- Que je me montre ? A qui ? »

Les yeux se Mémé se précipitèrent vers les ombres dans les coins de la pièce.

« T’occupes pas de ça. »

Puis même les dernières traînées résiduelles de neige disparurent, et les grands vents de printemps rugirent entre les montagnes. La forêt se mit à sentir la feuille moisie et la térébenthine.Quelques fleurs précoces bravèrent les gelées nocturnes, et les abeilles commencèrent à voler.

« Les abeilles, dit Mémé Ciredutemps, ça, c’est vraiment de la magie. »

Elle souleva avec précaution le couvercle de la première ruche.

« Tes abeilles, poursuivit-elle, c’est ton hydromel, ta cire, ta gomme, ton miel. Les abeilles c’est merveilleux. Et c’estune reine qui les dirige, en plus, ajouta-t-elle avec un petit rire approbateur.

- Elles ne te piquent pas ? » fit Esk, qui recula un peu. Des abeilles sortaient à flot du rayon et submergeaient les parois rugueuses de la boîte en bois.

« Presque jamais, dit Mémé. Tu voulais de la magie, alors regarde. »

Elle plongea une main dans la masse grouillante d’insectes puis émit un son léger, perçant et flûté, depuis le fond de sa gorge. Il seproduisit un mouvement dans la masse, et une grande abeille, plus longue et
plus grosse que les autres lui grimpa sur la main. Quelques ouvrières l’accompagnaient,elles se frottaient contre elle et plus généralement pourvoyaient à ses besoins.

« Comment t’as fait ça ? demanda Esk.

- Ah, fit Mémé. Ca te plairait de le savoir ?

- Oui. Ca me plairait. C’est pour ça que j’ai posé la question, Mémé, dit sévèrement Esk.

- Tu crois que je me suis servie de magie ? »

Esk baissa les yeux sur la reine. Les releva sur Mémé.

« Non, dit-elle, je crois seulement que tu en sais long sur les abeilles. »

Mémé sourit.

« Tout à fait exact. C’est une forme de magie, bien entendu.

- Quoi ? Seulement de savoir des choses ?

- Savoir des choses que les autres, ils savent pas », dit Mémé. Elle laissa doucement retomber la reine parmi ses sujets et referma le couvercle de la ruche.

« Et je crois qu’il est temps pour toi d’apprendre quelques secrets », ajouta-t-elle.

Enfin, songea Esk.

« Mais d’abord, nous devons présenter nos respects à la Ruche », dit Mémé. Elle parvint à faire sentir le R
majuscule du mot « Ruche ».

Machinalement, Esk fit une petite révérence. La main de Mémé se referma derrière son cou.

« Incline-toi, je t’ai dit, ordonna-t-elle sans animosité. Les sorcières s’inclinent. » Elle fit une démonstration.

« Mais pourquoi ? se plaignit Esk.

- Parce que les sorcières doivent être différentes, et que ça fait partie du secret », dit Mémé.

Elles s’assirent sur le banc décoloré accoté au mur de la chaumière orienté vers le Bord. Devant elles, les Herbes atteignaient déjà une trentaine de centimètres de haut, sinistre parterre de feuilles vert pâle.

« Bon, fit Mémé qui s’installa à son aise. Tu te rappelles le chapeau accroché près de la porte ? Va me le chercher. »

Esk, obéissante, entra et décrocha le chapeau de Mémé. Il était grand, pointu et, bien entendu, noir.

Mémé le retourna dans ses mains et le considéra attentivement.

« Ce chapeau, dit-elle avec solennité, contient l’un des secrets de la sorcellerie. Si t’arrives pas à me dire de quoiil s’agit, alors autant que j’arrête les leçons, parce qu’une fois que t’auras appris le secret du chapeau, tu pourras plus revenir en arrière. Dis-moi ce que tu sais du chapeau.

- J’peux le tenir ?

- Je t’en prie. »

Esk scruta l’intérieur du couvre-chef. Il renfermait une armature en fil de fer qui lui donnait sa forme et deux épingles à chapeau. C’était tout.
Il n’avait rien de particulièrement bizarre, sauf que personne dans le village n’en possédait de semblable. Mais ça ne le rendaitpas magique pour autant. Esk se mordit la lèvre, elle se voyait, honteuse, renvoyée dans ses foyers.
Au toucher, il était normal, et il n’avait pas de poches secrètes. Ce n’était qu’un chapeau de sorcière typique. Mémé s’en coiffait toujours pour venir au village, mais en forêt elle ne portait qu’un capuchon de cuir.
Esk s’efforça de retrouver les bribes de leçons que Mémé dispensait au compte-goutte et de mauvaise grâce. Ce n’est pas ce que tu sais mais ce que les autres ne savent pas. La magie, ça peut être ce qui est à sa place là où il ne faut pas, et ce qui ne l’est pas là où il faut. Ca peut être…

Mémé le portait toujours au village. Et aussi la grande cape noire, qui n’était certainement pas magique parce que pendant la majeure partie de l’hiver elle servait de couverture à une chèvre et que Mémé la lavait au printemps.

Esk commençait à sentir la réponse qui prenait tournure et elle n’aimait guère ça. C’était comme beaucoup de réponses de Mémé.Elle ne faisait que jouer avec les mots. Elle disait des choses qu’on savait depuis toujours, mais d’une manière différente pour qu’elles aient l’air importantes.

« J’crois que j’sais, dit-elle enfin.

- Vas-y, alors.

- C’est comme qui dirait en deux parties.

- Et après ?

- C’est un chapeau de sorcière parce que tu le portes. Mais t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau. Hum.

- Alors… lui souffla Mémé.

- Alors les gens qui te voient arriver avec tonchapeau et ta cape, ils savent que t’es une sorcière ; et c’est pour ça qu’elle marche, ta magie ? fit Esk.

- Parfaitement, répondit Mémé. On appelle ça de la têtologie. » Elle tapota ses cheveux argentés ramassés en un chignon serré capable de casser des cailloux.

« Mais c’est des inventions ! protesta Esk. C’est pas de la magie, c’est… c’est…

- Ecoute, dit Mémé, si tu donnes aux gens une bouteille de jollop rouge parce qu’ils ont des vents, ça peut marcher, mais situ veux que ça marche à coup sûr, tu laisses leur esprit s’en charger. Tu leur racontes que c’est des rayons de lune mis en bouteille dans du vin de fée, n’importe quoi. Tu marmonnes deux, trois mots pour faire bonne mesure. C’est pareil avec les malédictions.

- Les malédictions ? fit Esk, la voix faible.

- Oui, les malédictions, ma fille, et pas la peine de prendre cet air scandalisé ! T’en lanceras, le jour où t’en auras besoin. Quand tu seras toute seule, que t’auras aucune aide à portée de main, que… »

Elle hésita et, désagréablement consciente du regard interrogateur de la fillette, termina maladroitement : « … que les gens te manqueront de respect. Lance-la d’une voix forte, fais-la compliquée, fais-la longue, invente s’il le faut, mais ça marchera. Le lendemain, quand ils se cogneront sur le pouce, qu’ils tomberont de l’échelle ou que leur chien mourrasubitement, ils se souviendront de toi. Ils te traiteront avec plus d’égard la fois d’après.

- Mais ça ressemble toujours pas à de la magie, dit Esk qui frottait ses pieds dans la poussière.

- En une occasion, j’ai sauvé la vie d’un homme, dit Mémé. Un remède spécial, deux fois par jour. De l’eau bouillie additionnée d’unpeu de jus de baies. Je lui ai raconté que je l’avais acheté aux nains. C’est
la plupart des maladies s’ils ont l’esprit à ça, il suffit d’éveiller chez euxça le plus important dans les soins, en fait. La plupart des gens guérissent de un intérêt. »

Elle tapota la main d’Esk aussi gentiment que possible. « T’es un peu jeune pour ça, mais avec l’âge tu verras que la plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête. Toi pareil, ajouta-t-elle, sentencieuse.

- J’comprends pas.

- Le contraire m’aurait étonnée, fit brusquement Mémé, mais tu vas me citer cinq herbes pour les toux sèches. »

A suivre !

Terry Pratchett, Les annales du Disque-monde "La huitième fille", tome 3, ed. l'Atalante, 1998.

dimanche 17 juillet 2016

Le disque-monde de Terry Pratchett - extraits

En cette période de temps indécis où l’été hésite à s’installer, en pleine négociation avec un hiver frustré qui voudrait bien rester un peu sous nos fenêtres, un automne conciliant prêt à donner de son temps, un printemps pluvieux que rien n’arrive à consoler, je dévore, tomes après tomes, les nombreux volumes qui composent les annales du Disque-monde de Terry Pratchett.
Si le premier tome intitulé “La huitième couleur” m’a laissée circonspecte, pataugeant dans un style burlesque fantaisiste qui peinait à trouver un écho franc en moi, il m’a cependant invitée à ouvrir curieusement le second tome (“Le huitième sortilège”), puis, franchement, le troisième tome (“La huitième fille”).
Je puis dire, en refermant l’ouvrage d’un soupir satisfait, que j’adore tout simplement la lecture que je viens d’achever.
Je me réserve encore un peu avant de me lancer dans un essai dithyrambique sur l’oeuvre de Pratchett, il faudrait que je lise au moins 41 des 41 tomes de la série pour me sentir légitime à apporter un grain de sel. Cependant, dans un tout premier temps, je souhaiterais partager deux minuscules extraits que j’ai pris le temps de marquer d’une cornure de page au fil d’une lecture haletante tant ils m’ont fait sourire ou m’ont semblé souligner la pertinente impertinence de l’auteur, génial.



Voici le premier extrait, tiré du tome 2 :
“Les druides du Disque tiraient fierté de leur ouverture d’esprit quand il s’agissait d’aborder les mystères de l’univers. Bien entendu, à l’instar des druides de partout, ils croyaient à l’unité indispensable de la vie, au pouvoir de guérison des plantes, au rythme naturel des saisons et au bûcher pour quiconque professait des opinions différentes, mais ils avaient aussi réfléchi longuement, intensément sur le principe même de la création et formulé la théorie suivante : L’univers, à leur point de vue, dépendait pour sa bonne marche de l’équilibre de quatre forces, dans lesquelles ils reconnaissaient le charme, la conviction, le doute et l’envie d’emmerder le monde. Par exemple, le soleil et la lune tournaient autour du Disque parce qu’ils étaient convaincus de ne pas tomber, mais ne s’en éloignaient pas à cause du doute. Le charme permettait aux arbres de pousser, l’envie d’emmerder le monde les maintenait debout, et ainsi de suite. Certains druides insinuaient que cette théorie présentait des lacunes, mais leurs aînés expliquaient avec force sous-entendus qu’il y avait assurément matière à discussion s’appuyant sur des faits, aux passes d’armes d’un débat scientifique passionnant, lequel débat se tiendrait au sommet du prochain bûcher de solstice.”
Fin de l’extrait. Le second extrait, tiré du tome 3, met en scène Simon, apprenti mage, Biseauté, archichancelier, directeur de l’Université de l’Invisible et Traitel, mage de huitième rang, important, s’il est besoin de le préciser.
“ Le jeune garçon gisait sur un lit dans une pièce étroite, une serviette froide pilée en travers du front. Traitel et Biseauté l’observaient avec attention.
- Ca fait combien de temps ? demanda Biseauté Traitel haussa les épaules.
- Trois jours.
- Et il n’est pas revenu à lui une seule fois ?
- Non. »
Biseauté s’assit lourdement sur le bord du lit et se pinça l’arrête du nez d’une main lasse. Simon n’avait jamais paru particulièrement bien portant, mais maintenant il avait le visage horriblement creusé.
« Un esprit brillant, ce gars-là, dit-il. Son explication des principes fondamentaux de la magie et de la matière… tout à fait étonnante. » Traitel approuva du chef.
« Cette façon qu’il a d’assimiler la connaissance… fit Biseauté. J’ai travaillé toute ma vie comme mage et je n’avais jamais vraiment compris la magie jusqu’à ce qu’il l’explique. C’était si clair. Si… oui, évident.
-Tout le monde le dit, renchérit Traitel, maussade. Ils disent que c’est comme se faire enlever un bandeau et voir la lumière du jour pour la première fois.
- C’est exactement ça, reconnut Biseauté. C’est de la graine de sourcelier, pas de doute. Vous avez eu raison de nous l’amener. »
Il y eut une pause de réflexion. « Seulement… fit Traitel.
- Seulement quoi ? demanda Biseauté.
- Seulement, vous en avez compris quoi, vous ? répliqua Traitel. Ca me turlupine. Je veux dire : est-ce que vous pouvez l’expliquer ?
- Comment ça : expliquer ? » Biseauté avait l’air inquiet.
« Ce qu’il raconte, fit Traitel, une ombre de désespoir dans la voix. Oh, il connaît son affaire, je sais. Mais c’est quoi, exactement ? »
Biseauté le regarda, bouche bée. Enfin, il répondit : « Oh, c’est simple. La magie remplit l’univers, vous voyez, et chaque fois que l’univers change… non, je veux dire, chaque fois que la magie est invoquée, l’univers change, mais dans toutes les directions d’un coup, voyez-vous, et… » Il agita des mains hésitantes, en quête d’une étincelle de compréhension sur le visage de Traitel. « Autrement dit, tout morceau de matière, par exemple une orange, le monde ou… ou…
- … un crocodile ? suggéra Traitel.
- Oui, un crocodile, ou… ce que vous voulez, tout a au fond la forme d’une carotte.
- Je ne me souviens pas de ce passage-là, dit Traitel.
- Je suis sûr que c’est ce qu’il a dit », fit Biseauté. Il commençait à transpirer.
« Non, je me souviens du passage où il laissait entendre qu’en allant assez loin dans n’importe quel direction on finirait par se voir l’arrière du crâne, insista Traitel.
- Vous êtes sûr qu’il ne voulait pas parler du crâne de quelqu’un d’autre ? Traitel réfléchit un instant.
« Non, je suis à peu près sûr qu’il a dit qu’on se verrait l’arrière de son crâne. Je crois qu’il a dit qu’il pouvait le prouver… »
Ils réfléchirent là-dessus en silence. Biseauté finit par reprendre la parole, très lentement et posément.
« Voilà comment je vois les choses, fit-il. Avant de l’entendre parler, j’étais comme tout le monde. Vous comprenez ce que je veux dire ? J’étais perplexe, indécis à propos des petits détails de l’existence. Mais à présent – son visage s’éclaira – je suis toujours perplexe et indécis mais sur un plan plus élevé, voyez-vous, et au moins je sais ce qui m’agite désormais, ce sont les questions vraiment importantes, fondamentales, de l’univers. »
Traitel approuva du chef.
« Je ne les voyais pas comme ça, dit-il, mais vous avez absolument raison. Il a vraiment repoussé les limites de l’ignorance. Nous en savons si peu sur l’univers. » Ils savourèrent tous deux l’étrange et chaude sensation d’être beaucoup plus ignorants que le commun des mortels, lequel n’était ignorant que de choses communes. Puis Traitel dit : « J’espère seulement qu’il va bien. La fièvre est tombée mais il n’a pas l’air de vouloir se réveiller. » Deux servantes entrèrent avec un bol d’eau et de nouvelles serviettes. L’une d’elles portait un balai plutôt décrépit. Alors qu’elles entreprenaient de changer le drap trempé de sueur sous le jeune garçon, les mages sortirent et continuèrent de discuter des vastes horizons d’ignorance que le génie de Simon avait ouverts au monde.”
A suivre...