A la Une

Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 27 janvier 2016

Croyance

A l'origine, ce texte a été écrit à un ami. Il fait suite aux articles "Espoir et espérance" et "retour de bâton"

Janvier 2016:

Juste un petit retour sur ce que je disais dernièrement à propos des règles /lois :
Ce qu’on appelle les « lois » physiques rendent compte de l’ordonnancement de la matière. Quand on emprunte le mot « loi », on laisse la possibilité d’imaginer que quelque chose d’extérieur ou de supérieur, une sorte d’autorité par exemple, a légiféré, a dicté la loi. Je trouve le mot loi inapproprié précisément pour cette raison. Je préfère le mot « règle ». Et s’il n’y avait pas de lois mais plutôt des règles ? Partout, tout autour de nous. Qu’en penses-tu ? Des règles de fonctionnement, un réglage complexe des rouages du vivant… Le terme et l’idée de règle impliquent quelque part l’idée de mesure, comme une règle graduée, et c’est cela qui est vraiment intéressant. En partant de l’idée de règle et de mesure qui seraient au fondement de l’ordre des choses, et non de loi, on ouvre la possibilité que les mathématiques soient en effet partout dans la nature. Mettons que les mathématiques que nous connaissons, celles qui décryptent les structures du visible et qui prolongent ainsi le visible dans l’invisible, ces mathématiques qui traitent de l’espace et du temps – de l’espace-temps- dans lequel s’inscrit la matière, mettons que ces mathématiques ne soient qu’une petite partie d’un grand corpus mathématique qui rende compte d’un ensemble de règles bien plus vaste. Il se peut qu’il existe d’autres mathématiques qui prolongent un invisible ici qui nous entoure, dans l’invisible… qui nous entoure sans être plus distant ! Je n’ai pas fumé et ne suis pas défoncée. Je veux simplement dire qu’il n’y a pas que la matière qui obéisse à des règles, tout le vivant obéit à des règles auxquelles on a difficilement accès. Des règles que les sciences du vivant ont bien du mal à appréhender. Des règles que nos mathématiques ne permettent pas encore d’appréhender (là j’extrapole, voire je rêve).
- Que faire quand la loi des hommes n’est pas conforme aux règles du vivant ?
- Et surtout, question fondamentale : comment pouvons-nous connaître les règles du vivant ? Par quel moyen ? On se doute bien que ce n’est pas la démarche scientifique à proprement parler qui nous permettra de découvrir ces règles, démarche qui, dans sa nature profonde de rationalisation (distinction de concepts, de propriétés, découpage de la matière) est fondamentalement incompatible avec le principe de mouvement continu du vivant… (de nouvelles mathématiques !! )
Bref.
Un exemple de règles du vivant :
Se nourrir « correctement » : comment savoir ce qui est bon pour nous ? Manger végétal est sensé être meilleur que manger carnivore (des « études scientifiques « le disent…) On peut commencer par manger plus de légumes et de fruits et diminuer fortement la viande et voir ce qui se passe dans notre corps. Il est difficile de se priver de manger de la viande si on le fait sans conviction. Il faut donc une intention sincère, une motivation pour aller vers un mieux.
Ne pas respecter les règles du vivant conduit l’homme à tomber malade, au sens premier comme dans un très élargi (« la société est malade »).
En parallèle à ce régime fortement végétal, on imagine que les exploitations industrielles de porcs en élevage ou autres animaux, contrevient au respect des règles du vivant, de même que l’agriculture chimique, que la modification génétique. Au stade ou en sont nos connaissances, nous ne sommes pas prêts à jouer avec la biochimie du vivant. Peut-être un jour serons-nous prêts, mais pas maintenant. La sagesse (qui nous fait défaut) voudrait qu’avant de toucher à la nature, on l’observe
suffisamment longtemps. Je parle d’une observation de plusieurs siècles, et donc de générations entières d’hommes qui transmettent le fruit de réflexions basées sur les observations faites, à d’autres générations. L’accumulation d’un grand savoir naturel. Les sociétés traditionnelles et désormais marginales sont dépositaires d’une petite partie d’un savoir naturel qu’il nous faudrait savoir entendre, discerner, derrière le poids de traditions qui nous sont étrangères, derrière nos préjugés, etc. Dans de nombreuses sociétés et petites communautés, tout apprentissage commence par des années d’observation sans rien toucher et sans rien dire, dans le silence. On regarde et on écoute. On lit, on apprend.
Enfin, un mot sur la croyance afin de boucler (à la façon dialectique d’un devoir de terminal) la réflexion qui a été amorcée :

Résumé de l’hypothèse 1 (texte Espoir et Espérance): la croyance remplit une disposition naturellement présente en l’homme, un besoin de foi. L’homme se construit un récit, un rapport au monde, qui nourrit une espérance et donne du sens à son existence. Le sens auquel on croit se concrétise dans des gestes quotidiens intentionnés, remplit de sens, qu’on peut appeler « petits rituels » (ou grands). Ces rituels peuvent constituer une sorte de règle tout droit sortie de la croyance quand cette dernière est partagée par une communauté.

Résumé de l’hypothèse 2 (texte Retour de bâton): la croyance est liée à l’ignorance. Le manque de connaissance engendre la construction de récits sans fondements, pouvant conduire à la superstition et à la dévotion, à la soumission à des règles rituelles qui, parce que pouvant être non conformes aux règles du vivant ignorées, ne permettent pas l’épanouissement de l’homme.
Le rituel peut être séparé de la croyance et devenir une marque de respect de la règle du vivant dont on a connaissance. Le rituel est important car il donne en effet du sens à notre existence. Il vaut mieux que ce rituel repose sur une connaissance que sur une croyance qui comble une ignorance.

Partie 3 :
Ce n’est pas parce qu’une croyance comble souvent une ignorance qu’une croyance n’accompagne jamais la connaissance. Croyance et connaissance ne sont pas ennemies.
Croire ce que l’on sait, c’est aimer le fruit de la connaissance. Croire, c’est aimer.
Mais ce n’est pas tout. Il peut y avoir plusieurs degrés de crédulité, quand la croyance n’est pas liée à une connaissance.
Une croyance qui comble un vide de connaissance peut ne pas être une soumission mue par une crainte. Cette croyance peut aussi être un affect : j’aime un récit, une vision. Cette croyance peut constituer une vérité personnelle qui peut être partagée, discutée, etc, mais qui ne peut en aucun cas être érigée en vérité générale.
Le problème est de déterminer efficacement un critère qui distingue bien une croyance d’une connaissance car ce que nous jugeons de notre point de vue être une croyance chez l’autre peut être une connaissance à ses propres yeux, et vice versa, ce que nous jugeons connaissance pour nous peut être perçu comme une croyance aux yeux de l’autres…. J’ai bien peur qu’un tel critère soit
infiniment compliqué à trouver. (Tant mieux, cela laisse place à la discussion – et à la guerre malheureusement si nous ne nous armons pas de tolérance…).
Par exemple, on peut croire de différentes manières dans la bible. On peut aimer les écritures, aimer le christ, etc, on peut croire aussi mot pour mot ce qui y est écrit, on peut être persuadé que la bible relate une vérité factuelle, tandis que pour d’autres elle présente une vérité de cœur universelle et adogmatique. On peut aussi croire en la bible par crainte des représailles d’un dieu peu miséricordieux. Il existe plusieurs façons de croire, en terme d’intensité (au point d’assimiler parfois sa croyance à une connaissance) et en terme de couleur d’affect (amour ou crainte).
Ce n’est pas la crainte qui devrait engendrer une croyance, mais l’amour pour une idée belle qui susciterait un affect. Cette idée peut être le fruit d’une connaissance ou pas. Toujours est-il qu’il me semble intéressant que cette idée belle, si, par une expérience de pensée par exemple, on la met en pratique et on la généralise, elle devrait respecter les trois principes de la morale Kantienne. Ces trois principes me semblent constituer un bon critère à l’aune duquel réévaluer le degré de croyance (d’amour) à porter à notre idée. (Je dis réévaluer car il est probable qu’un affect soit spontané, ce qui ne l’empêche pas d’être réévalué, comme je disais). Aussi le critère de beauté, aussi subjectif soi t-il, est à mon avis un critère qui peut révéler que l’on n’est assez proche du vrai ou du juste.
Croire véritablement, c’est aimer. Donc croire (de manière générale), ce devrait être aimer et non craindre. C’est en soi, en son for intérieur que cela se travaille. Si croire c’est aimer, cela veut aussi dire que l’ignorance aussi vaste soit-elle ne doit pas être un motif de crainte. On peut aimer notre ignorance car elle est constitutive de notre condition d’homme. C’est elle qui engendre les fabuleux récits que nous sommes capables d’inventer, dans une tension naturelle avec nos connaissances qui elles aussi nous inspirent. C’est avec cette forme de croyance qui est une forme d’amour, qui accompagne aussi bien notre connaissance que notre ignorance, qu’il faut se réconcilier.

mardi 26 janvier 2016

Retour de Bâton

Ce texte a été écrit pour un ami, en janvier 2016. Il fait suite à l'article "Espoir et espérance".

J’ai parlé un peu vite dimanche soir en disant que rien ne s’était passé et que j’avais été hermétique aux effets de la plante. Il n’y a pas eu d’état de conscience modifiée comme la théorie l’annonçait. D’ailleurs je n’ai aucune idée de ce qu’est un état de conscience modifiée car je n’en ai jamais connu. Ce qui se passe pendant la cérémonie est une chose – et pas des moindres- mais c’est dans les jours qui suivent que les effets de la plante se font sentir et je dois dire que je sens quelque chose qui n’a rien à voir du tout avec ce que j’avais imaginé.
Parmi toutes les choses qui font jour dans ma tête, il y en a une qui est intéressante et dont je voudrais te faire part, Etienne. Cette chose a à voir avec le thème de croyance, règle et loi sur lequel je disais dernièrement n’importe quoi, en tout cas, je ne pense plus ce que j’en pensais. Je t’invite à me suivre…
Ce qu’on appelle les « lois » physiques rendent compte de l’ordonnancement de la matière. Quand on emprunte le mot « loi », on laisse la possibilité d’imaginer que quelque chose d’extérieur ou de supérieur, une sorte d’autorité par exemple, a légiféré, a dicté la loi. Je trouve le mot loi inapproprié précisément pour cette raison. Je préfère le mot « règle ». Et s’il n’y avait pas de lois mais plutôt des règles ? Partout, tout autour de nous. Qu’en penses-tu ? Des règles de fonctionnement, un réglage complexe des rouages du vivant… Le terme et l’idée de règle impliquent quelque part l’idée de mesure, comme une règle graduée, et c’est cela qui est vraiment intéressant. En partant de l’idée de règle et de mesure qui seraient au fondement de l’ordre des choses, et non de loi, on ouvre la possibilité que les mathématiques soient en effet partout dans la nature. Mettons que les mathématiques que nous connaissons, celles qui décryptent les structures du visible et qui prolongent ainsi le visible dans l’invisible, ces mathématiques qui traitent de l’espace et du temps – de l’espace-temps- dans lequel s’inscrit la matière, mettons que ces mathématiques ne soient qu’une petite partie d’un grand corpus mathématique qui rende compte d’un ensemble de règles bien plus vaste. Il se peut qu’il existe d’autres mathématiques qui prolongent un invisible ici qui nous entoure, dans l’invisible… qui nous entoure sans être plus distant ! Je n’ai pas fumé et ne suis pas défoncée. Je veux simplement dire qu’il n’y a pas que la matière qui obéisse à des règles, tout le vivant obéit à des règles auxquelles on a difficilement accès. Des règles que les sciences du vivant ont bien du mal à appréhender. Des règles que nos mathématiques ne permettent pas encore d’appréhender (là j’extrapole, voire je rêve).
En parlant d’un invisible, je ne fais pas allusion à des plans d’existence autres ou supérieurs, non, ça, je n’ai rien vu ni rien senti de tel et c’est hors de mon propos. Tout se passe ici et maintenant, là autour de nous dans notre monde familier. Dans ce monde familier, il existe un règne végétal et un règne animal très fortement liés entre eux. Chacun de ces règnes à ses règles qui permettent à l’ordre des choses de se maintenir. Ces règles, nous les ignorons pour la plupart ou, si nous avons dans le meilleur des cas une idée de leur existence, nous faisons souvent comme si elles n’existaient pas. Mais elles existent. La conscience de leur existence ajoute, de mon point de vue, une épaisseur que je n’avais encore jamais perçue à la nature, à la forêt. Comme une dimension supplémentaire. Pas une dimension « au-dessus » mais une dimension au sens géométrique, ai-je envie de dire. Une présence renforcée. Ce règne végétal – c’est l’expression qui me semble désormais la plus appropriée, plus que le terme générique de nature- ce règne végétal, je l’entends presque respirer dans mon dos, paisiblement et profondément et très sûrement. Je suis pourtant habituée à la
montagne, je suis sensible depuis toujours, comme beaucoup, à la force qui en émane, mais je n’avais jamais senti autant sa présence. Bref.
Il y a des règles à respecter, des règles du vivant, sans morale ni plus de spiritualité-haut-perchée que cela.
Du coup, je reviens très sérieusement sur ce que je disais à propos de la croyance. Je me suis trompée. La croyance accompagne notre ignorance, les deux sont liées, croyance et ignorance. La croyance comble un manque de sens issu de notre méconnaissance de ces règles.
Ce qui se passe, à mon avis, c’est que nous ne donnons pas à la règle la valeur qu’elle devrait avoir. Nous ne la respectons pas. Nous minimisons son importance. Nous la négligeons quand nous ne l’ignorons tout bonnement pas. Je fais allusion ici à quelques exemples simples comme faire attention à ce que l’on mange ou faire de l’exercice, ou encore notre tendance à utiliser le végétal comme nous le faisons lorsqu’on cultive des plantes pour en extraire un principe actif et le mélanger à d’autres afin de créer des médicaments, sans se soucier de savoir si un principe actif est tout aussi actif lorsqu’il est dissocié des autres constituants qui l’entourent et qu’il est associé à d’autres constituants qui lui sont naturellement étrangers. On voit bien l’importance des études qui sont aujourd’hui menées sur les effets cocktails néfastes. La nature se laisse faire et nous laisse faire, mais j’ai comme l’impression que nous devrions prêter plus d’attention à ses règles qui sont infiniment précises et judicieuses.
La connaissance et le respect de certaines règles n’ont pas grand-chose à voir avec la croyance en quelque chose. Je m’explique. Une croyance entraîne souvent dans son sillage un ensemble de rituels et de sacralité. On instaure au nom de cette croyance un ensemble de règles constituées de rituels et de sacralité. Le rituel est érigé en règle. Je pense que c’est là que le bât blesse. Le rituel n’a pas à être érigé en règle. Le rituel respecte une règle. A partir de là, on peut dissocier le rituel d’un côté et la croyance d’un autre côté. La croyance repose sur une ignorance ; le rituel peut reposer sur la règle, et donc, sur la connaissance. Le rituel devient une marque de respect et de considération à l’égard de ce qui nous entoure. Cela veut simplement dire que nos gestes doivent être accompagnés d’une conscience. Nous devons avoir une conscience du geste. Une conscience de notre action. Plus finement encore qu’une conscience, il s’agit d’une intention qui peut être consciente ou inconsciente. La bonne intention repose, au fond, sur notre connaissance et non sur notre ignorance. La connaissance peut ainsi inspirer une action responsable. Je dis cela et tu te débrouilles pour comprendre… !
La croyance engendre souvent une forme de soumission ou de dévotion à l’objet de cette croyance; la nature n’a que faire de notre dévotion, elle s’en fout complètement, mais notre respect, - notre respect des règles du vivant- est important (plus important pour nous-mêmes que pour elle d’ailleurs).
Dans les cérémonies chamaniques, il y a une quantité ahurissante de petits gestes qui paraissent plus farfelus les uns que les autres. Tous ces gestes bizarres sont une forme de respect. Ils installent un cadre de collaboration entre le végétal et l’homme, sans soumission ni croyance. C’est la pratique d’un savoir et le respect de règles de collaboration. C’est
étrange mais c’est comme cela. Nous faisons partie de la nature, nous ne lui sommes ni inférieurs ou soumis, ni supérieurs.
Du coup, cela me réconcilie avec une forme de rationalité que je dénigrais bien volontiers, une rationalité modérée mais bien réelle et omniprésente dans la nature, au sein même du vivant.
Voilà pour ce qui est de cette réflexion sur la règle et la croyance. Je voudrais maintenant juste dire quelques mots sur l’expérience intérieure de la prise d’ayahuasca. C’est un peu comme une purge au tabac (j’en ai fait trois déjà) en mille fois pire.
Tout d’abord, tu prends conscience que la plante n’ « apporte rien de l’extérieur ». Je m’explique. Elle opère une sorte d’exploration de ce que tu es et de ce que tu as en toi. Moi, par exemple, j’ai mes idées, mon imagination, mon intériorité, etc, mais je manque de consistance, en ce sens que je ne m’habite pas pleinement. J’ai un manque, il m’est constitutif et fait partie de ce que j’ai. Je me laisse traverser et perturber par des choses sur lesquelles j’ai l’impression de n’avoir aucune prise. La plante fait ressortir ce qu’il y a de consistant en moi, elle me fait sentir que j’ai une autorité sur ma propre vie, que je suis quelque chose et non une errance vouée à tâtonner sans fin. Elle m’ancre dans la réalité içi et maintenant. Elle me réconcilie avec la société qu’avec facilité je jetais toute entière à la poubelle. Elle pousse à l’agir. Pas à l’action sur les autres ou sur l’extérieur mais à l’action sur soi : cultiver ce que l’on est, faire grandir sa propre personne (en l’occurrence, pour moi, travailler mon inspiration et poursuivre mon écriture romanesque) sans se plaindre et se laisser scléroser par le doute d’être ou non capable de faire les choses. Ce n’est pas que ce doute disparaisse mais disons que s’il occupait 80% de mon espace mental, il n’en occupe plus que 5. Il est donc plus aisé de le maintenir à distance quand il mène un assaut. La plante te place dans la vitalité, elle te pousse dans le bain du vivant. Un vivant bien concret et très présent. Je me sens en effet plus présente et ancrée. Biensûr, l’effet de la plante n’est pas miraculeux. Elle montre ce qu’il y a en toi mais c’est à toi de le saisir et de l’entretenir.
Il n’y a pas de tentation de revenir à la plante, d’en reprendre à plus ou moins longue échéance et ce pour une raison précise : la cérémonie chamanique qui entoure la prise d’ayahuasca est tout sauf une partie de plaisir. Je vais t’en brosser un rapide portrait.
Tout d’abord il y a 8 jours de diète à suivre avant et après la cérémonie : interdiction de consommer du sel, du sucre, de l’alcool, du tabac, du café, du thé, de la viande, des produits laitiers, du pain, de l’ail, des oignons, toutes épices et tous produits transformés. En gros, tu manges carottes râpées et bols de riz à l’eau, bananes et noisettes du matin au soir, tu bois de la tisane, de l’eau et du jus de fruits pressés… Se passer de sel est une véritable épreuve… Cela installe une démarche et un investissement personnel assez conséquent. Pour ma part, comme j’ignorais à quoi j’allais avoir à faire comme cérémonie, je me suis réfugiée dans des accès de croyance au fil des jours de diète (Ignorance, croyance, cqfd.)Ensuite, la prise de la plante (une petite tasse de breuvage, une tassounette) au sein de la cérémonie est un calvaire presque innommable. Le goût de cette chose est absolument dégueulasse, ultra dégueulasse. La cérémonie dure 12 heures dans l’obscurité totale avec des chants et des tambours (qui étrangement sont appréciables) pendant lesquels tu vomis dans ton seau devenu ton meilleur ami. Interdiction de boire de l’eau et de dormir. C’est un premier travail que fait la plante et étrangement, malgré le désagrément, il n’y a pas de violence. Une
souffrance plus ou moins forte en fonction de ce qu’il y a en toi, mais pas de violence. La légende (écrite en petit au bas du mode d’emploi) dit que la plante ne va pas au-delà de ce que tu peux supporter. Cela je l’ignore mais veux bien le croire J.
On était 15 (entre 30 et 50 ans) plus le chamane et cinq ou six apprentis venus du Pérou ou de Colombie – des binationaux hélvéticaux-amazoniens - qui nous assistaient et assistaient le chamane. Tous en grand cercle dans une pièce couverte de tapis, de coussins, des grigris pendaient partout des murs au plafond. Autour du chamane, une multitude de petites fioles de parfums et d’objets insolites. Pendant 12 heures, le chamane et ses acolytes n’ont cessé de chanter – des chants traditionnels en Quechua et en espagnol mais aussi des chants en français sur de la guitare, de l’armonica et des tambours- et ils n’ont cessé d’être absolument à l’écoute, sans faiblir à aucun moment. Le mot accompagnement a pris tout son sens, je dois dire. Bien qu’on soit tout installés à proximité les uns des autres, on ne doit pas se parler ni se toucher. L’obscurité et la plante nous tournent chacun à l’intérieur de nous, à des degrés plus ou moins forts. On reste tous cependant parfaitement conscients de ce qui se passe autour et de ce qui se chante.
A la fin, après la clôture du rituel et après quelques heures de sommeil enfin autorisé (et quelques gorgées d’eau), j’ai pensé que mes camarades étaient tous sérieusement allumés. Qu’ils étaient fous de faire cela. Pour la plupart d’entre eux, ce n’était pas leur première cérémonie. Vraiment, je me suis demandé « comment peut-on subir cela plusieurs fois ? Ils sont masos ! » je me suis dit que ce n’étaitpas pour moi, que cette « médecine » ne me correspondait pas, que ça n’avait pas marché sur moi. Quelle horreur, je n’ai fait qu’être malade. Avec le recul, je réalise que la plante agit sur n’importe quel corps à partir du moment où les règles sont respectées.
On a rompu la diète ensemble, après avoir passé 48 heures à jeun, en mangeant une succulente salade d’oignons pleine d’ail et de citron (vraiment bonne, je ne plaisante pas), l’oignon et l’ail étant sensés couper l’effet de la plante. Le chamane a bien insisté sur l’importance de continuer à suivre la diète que je mentionnais plus haut pendant encore une semaine. Cela permet d’intégrer le travail sur les jours qui suivent, dit-il. Infiniment perplexe, j’ai suivi la règle, par principe de cohérence. On finit par trouver du plaisir à manger « épuré » et je savourerai comme jamais ma prochaine tasse de café.
Enfin voilà. Cela pour dire que ce que te montre la plante avec une certaine discrétion, comme une suggestion qui se dépose en toi, tu le saisis et le regarde consciencieusement d’abord parce que c’est très fort, ensuite parce que tu n’as pas envie qu’on te le remontre de sitôt.
Je ne dis pas que la plante soit intentionnée, dans ce qu’elle te montre. En gros elle ne dit rien et n’interprète rien, elle désigne… J’ai davantage l’impression qu’elle interagit avec ce que tu es et c’est tout. Point. Elle ne travaille que sur toi, te réconcilie avec ce que tu es, elle fait vomir les peurs et te centre en toi-même, très concrètement. Il y a énormément de puissance dans le monde végétal. Il a ses règles comme je disais et cela fait bizarre de le sentir de cette manière, en voyant à quel point il peut te pénétrer en toute transparence. La prise d’ayahuasca en dehors de tout rituel est extrêmement dangereuse et peut entraîner la mort. Elle est illégale sur le territoire français. Pour ma part, j'ai réfléchi pendant plus de 8 mois avant de me décider. Des amis proches, parfaitement rationnels et sains d'esprit
m'avaient raconté leur expérience, me sachant par principe opposée à toute prise de substance bizarre et ouverte à toute discussion.
Je ne vais pas m’appesantir davantage, cher Etienne. Libre à toi faire de ce que je dis ce que bon te semblera. Pour l’instant, j’ai du travail qui m’attend. Fini le tricot, les refuges animaliers et la vaine contemplation, du moins dans l’immédiat. J’ai passé la nuit à travailler sur le Pharmacien. Mon imagination est intacte et je suis contente d’avoir retrouvé le chemin vers elle, depuis des semaines que j’étais embourbée dans des considérations stériles. Cela aussi c’est important : la plante ouvre la porte vers ce que j’ai en moi, mon imagination, mais elle n’apporte pas de matière. Elle a une certaine neutralité. Je ne sens aucun changement en moi, c’est mon rapport à moi qui s’est arrangé, et mon rapport à l’extérieur, comme si j’étais davantage intégrée au monde, à la ville, à la société, avec cette immense forêt qui respire profondément dans mon dos. J’aurais encore bien des choses à dire mais je vais les laisser dans l’antichambre du langage et de la réflexion.
Je verrai dans les prochaines semaines comment tout cela évolue…
Je t’embrasse et prenons soin de nous.

samedi 16 janvier 2016

Espoir et espérance

A l'origine, cet article a été écrit pour un ami, quelques jours avant ma première cérémonie avec Grand-Mère. J'y fais le point sur ma position intérieure. Cet article entre dans la continuité de celui-ci: la philosophie, balbutiement de spiritualité.

Janvier 2016:

Mes yeux sont rapidement passés sur un petit encart signé de ta main dans le Point de ce jour. Il y est fait mention d’espoir et d’espérance, sujet qui me parle beaucoup depuis quelques temps.
Ne crois-tu pas que si on perd espoir, c’est aussi parce que l’on rejette l’espérance, trop connotée religieusement ? Ne crois-tu pas que l’espoir repose, qu’on le veuille ou non, sur un socle de foi profondément enfoui en chacun de nous, un petit socle qu’on rechigne trop souvent à interroger mais qui est bien là ? Une disposition naturelle, en quelque sorte, un besoin inné ou atavique de croire ?
On peut entretenir une forme d’espérance qui ne soit pas religieuse mais plus largement spirituelle. Il devient difficile de croire que rien n’existe autour de nous, sans pour autant penser qu’il y ait un dieu qui nous surplomberait de toute sa superbe. Ce n’est pas parce qu’on ne regarde plus au-dessus qu’on ne peut regarder autour. Il est probable que notre problème réside en ce que nous avons peur de réaliser que nous croyons, malgré nous, tout au fond de notre être. Croire est devenu facile, primitif, et on a trouvé bien mieux depuis longtemps : la raison. On croit en la raison mais on se garde bien de dire qu’il s’agit là d’une croyance. On déteste la croyance. Si bien que notre besoin naturel de croire est étouffé, nié, écrasé et laissé dans un état virtuel. Il faudrait réhabiliter la foi pour entretenir l’espoir. Remplir ce besoin de croire, le prendre entre quatre yeux et l’interroger, le regarder, le laisser aller pour voir où il va, que sais-je. C’est comme cela qu’on retrouvera une espérance et donc de l’espoir, en regardant sa foi. Peut-être construire une cosmogonie nouvelle, réintroduire du rituel et de la sacralité autour de petites choses du quotidien comme regarder la lune, croquer dans une pomme, regarder la flamme d’une bougie, se brosser les dents, prendre un livre, etc…. Construire une espérance commune pour permettre des espoirs particuliers. Sans foi, espoir ni espérance, ne restent que la peur et la crainte. J’ai bien l’impression que sans espérance, il n’y a pas d’espoir possible, mais c’est peut-être un peu vite dit…
Toi, en quoi crois-tu ? En la science ? En sa vérité ? En la démarche scientifique ? A l’intelligence humaine ? En la réalité de la mort et donc en l’urgence de vivre ? En quoi crois-tu, je voudrais bien savoir.
Moi, j’ai très longtemps cru en la philosophie. La création de concepts et d’idées et leur maniement dialectique, cet exercice rationnel de pensée. J’ai longtemps cru qu’il fallait que tout le monde pense et que la philosophie apporterait plein de réponses. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à nuancer cet élan. J’ai réalisé que la philosophie occidentale était basée sur la rationalité, on pense de façon rationnelle, discrète et conceptuelle et cette façon de penser a façonné notre philosophie, c'est-à-dire qu’elle a façonné le fruit même de l’exercice de pensée. Appelle cela une bijection qui fait refléter le processus dans le procédant. Or je crois que l’excès de rationalité est un des plus grands maux de la modernité. J’ai bien dit l’excès, et non la rationalité même. Or si l’on réduit l’usage de la rationalité, par quoi compenser l’espace laissé à la pensée ? Par plus de créativité artistique, certes, et ce serait très bien, mais ce n’est pas suffisant.
Et pourquoi le vide ainsi fait dans l’esprit ne laisserait-il pas à des capacités endormies et virtuelles la place de se réveiller, pour peu qu’on leur insuffle un tout petit peu d’énergie ? Pas des capacités « magiques » mais des formes de sensibilités jusque là étouffées ?
Je garde cette réflexion à l’esprit : la démarche scientifique nous a amené à accroître considérablement nos connaissances sur ce qui nous entoure. La philosophie essaie de proposer du
sens à nos connaissances. Or la plus grande des connaissances à laquelle on ait abouti en suivant cette démarche est, à mes yeux, qu’on ne sait presque rien. L’astrophysique nous dit aujourd’hui que nous ne connaissons que 5 % de ce qui compose l’univers. Je ne dis pas que la démarche scientifique ait touché ses limites. Je dis qu’elle est un moyen de connaissance parmi d’autres que nous n’explorons pas. Je dis que ce qui est à connaître se donne à nous par d’autres truchements que celui de la rationalité.
Je commence à croire depuis peu que le corps est un outil de connaissance. Je ne parle pas d’étudier le corps humain au microscope ou à l’aide de scalpels. On retomberait dans une démarche rationnelle. Je parle de laisser le corps s’exprimer, lui qu’on n’écoute quasiment plus. Je crois que le corps peut être un moyen de « démentaliser » l’être humain. Il existe des techniques de méditation qui permettent vraiment de vider l’esprit et ne plus penser. Ces techniques, à force de répétition, ont un effet sur la psyché. Pas d’effet miraculeux, loin de là, mais des effets simples et bienvenus, comme un mieux-être, un rapport à soi serein. Rien que ça. Les techniques qui ont ma préférence sont celles de méditation en mouvements. C’est là qu’intervient le corps. Je pense notamment aux « arts internes » qui viennent de Chine et sont inscrits dans la philosophie taoïste ( Qi, Yin-Yang…). Ces techniques, comme le Qi Qong et le Taï Chi Chuan, demandent d’habiter pleinement son corps et de se considérer, au départ, comme une forme de non-être (Wu-Ji), situé entre la terre et le ciel. Un non-« être individuel » mais un être fondu dans un grand tout. Ca, c’est de l’abstraction…
Le sport, rétorqueras-tu, fait la même chose. Ce à quoi je répondrais, oui, mais le corps ne sert pas qu’à faire du sport. Il recèle bien plus en lui. Il peut illuminer dans notre esprit des facettes jusque-là laissées dans l’ombre. Rien d’exceptionnel, encore une fois, mais quelque chose de plus profond que la libération d’endorphine. En l’incarnant pleinement, ce corps nous réconcilie, vraiment, c’est le mot. Il nous réconcilie avec notre humble et fantastique condition et avec la nature qui nous entoure. Cela ne peut pas nous faire de mal, a priori.
Ce n’est pas tout. Je parlais du corps comme moyen de connaissance. Tu sais que depuis quelques temps, je m’intéresse à la médecine traditionnelle Amazonienne, pour ne pas dire au chamanisme.
Cette médecine repose elle aussi sur un pilier fondamental et primordial : le corps. C’est une médecine « guerrière », éprouvante, qui prône la confrontation à soi. Ce n’est pas une médecine qui soigne mais une médecine qui entretient la santé sous toutes ses formes. C’est un art de vivre peut-on dire (qui soigne aussi quand il le faut et qu’elle le peut, bien entendu). Elle s’appuie sur une technologie qui mêle plantes, chants, rituels tous profondément étudiés. Il n’y a pas de mysticisme aveugle ni aucune magie. C’est nous qui, depuis notre point de vue, décrétons que ces pratiques sont mystiques. Il y a beaucoup de foi par contre. Une foi dans la nature et dans le corps. Il y a beaucoup d’humilité, de gratitude et de respect.
C’est une pratique qui spiritualise le corps. Vois-tu le cheminement que je cherche à te faire voir ? Démentaliser l’être par de la méditation en mouvement… puis spiritualiser le corps… En corporalisant l’esprit… Après il n’y a plus de mots, que de la pratique.
Réconcilier l’homme avec la nature, c'est-à-dire réparer, en quelques sortes, la scission fatale qui a été initiée au 17è siècle par la pensée occidentale moderne (sûrement involontairement car l’homme ne sait pas ce que fait ce qu’il fait). Remettre l’homme dans son environnement (où il n’a jamais cessé d’être), qu’il ne se pense plus comme en-dehors, ou pire, au-dessus. Est-ce possible ? Avec
toutes ces choses qui font notre gloire, Tweeter, les Iphone, les pub télé, les produits standardisés fabriqués à la chaine dans des usines qui polluent, promus par des milliers d’agences publicitaires et de communication qui déversent leurs propagandes sur mille supports dématérialisés. On n’a jamais été aussi matérialistes. C’est cela qui tue l’espoir. Il n’y a plus d’émerveillement pour les choses simples. Plus de considération pour ce qui est invisiblement exceptionnel. Ca ne nous suffit pas, on veut plus, on veut devenir des surhommes alors qu’on ne sait pas ce que c’est qu’être homme. On a peur. Je te jure qu’en posant quelques instants la main sur l’écorce d’un puissant tronc d’arbre, on vivifie sa foi, on est envahi d’espoir. D’autant plus quand on a spiritualisé son corps ;)
Et toi, en quoi crois-tu ? Tu te méfies de la croyance, terme vague, et tu la penses sans doute en opposition à la science d’après ce que j’ai pu lire, mais ne crois-tu pas qu’elles marchent main dans la main depuis toujours ? Il ne faut juste pas laisser la croyance en jachère car c’est là que les grands manitous trouvent un écho à leurs sermons mystiques. Il faut donner un contenu à la croyance, instiller un reliquat de sacralité dans la vie des gens, c’est cela qui donne du sens et aux choses et aux évènements, et aux choix qu’on fait. Je ne sais pas si une démarche rationnelle est suffisante. On a besoin de sacré et de rites, on a besoin de sens.
Regarde par exemple le rituel du vote aux élections. Un rite au pied de l’autel de la démocratie. Il tombe en désuétude ; l’autel en ruine. Pourquoi ? Parce que la démocratie telle que nous la pratiquons ne fait plus sens. Elle est attaquée par des forces mercantilistes bien plus puissantes qui, elles, ont un impact bien réel sur nos vies et sur l’environnement. Enfin, c’est un autre débat. Un autre exemple : tous ces bouquins à la mort moi le nœud qui sortent et qui ont le mot quantique dans le titre… c’est n’importe quoi. Encore une fois, ça comble un vide et beaucoup se précipitent sur ce qui pourrait le combler. Il ne faut pas le combler à la va-vite. Il faut le prendre par la main et le travailler au quotidien.
Un point commun que je souhaite souligner entre la tradition chinoise et la tradition amazonienne : l’importance capitale du groupe. Toute pratique a son moment pour être pratiquée seule – c’est important- et son moment pour être pratiquée en groupe, si ce n’est en groupe de groupes. C’est ainsi que l’on travaille son rapport à soi, en tension dialectique avec l’ensemble. C’est aussi ce qui nous manque. Travailler le corps, travailler le groupe. Faire le vide et voir ce qui en sort.
Toi tu défends la science, moi je veux réhabiliter la croyance. Va-t-on se battre ou marcher main dans la main ? J’ai plein espoir en la seconde option. D’ailleurs, j’ai autant foi dans les mathématiques que dans le corps.