Voilà cinq ans que je travaille sur Usophia, un projet de
fiction romanesque inspiré de réflexions sur la condition humaine,
principalement. J’avance bonnant-malant sans qu’il y ait généralement grand-chose
à commenter dans un billet de blog, sauf là. Le dernier tour que m’a joué ma
cervelle m’a suffisamment interpellée pour me donner envie d’en parler. Il n’y a
pas grand intérêt dans cette histoire, juste un peu d’amusement suivi de quelques idées auxquelles on prêtera un peu d'attention ou pas.
Cela faisait trois semaines que j’avais mis le point final
au chapitre 9 de mon roman et que la réflexion s’embourbait dans l’infertilité. La
succession de périodes fastes en rédaction et de périodes sèches est normale et
ne m’inquiétait pas plus que cela. J’attendais donc patiemment que les idées reviennent tout en
ressassant les éléments de l’histoire qui ne résonnaient pas entre eux.
Une réflexion philosophique récente avait engendré une nouvelle idée très
puissante et séduisante : l’existence de règles du vivant, de règles de nature
mathématique ( voir les articles "retour de bâton", Croyance, sous le libellé "Chamanisme"). Je planchais sur ça en y voyant une féconde source d’inspiration.
Je rappelle ici que de manière générale, je m’inscris dans un courant de
réflexion très naturaliste, c’est-à-dire que je défends l’idée de replacer l’homme
dans la nature, et non au-dessus ou en dehors. Cela implique que je réfléchis à
ce qu’est la condition de l’homme dans la nature, en m’éloignant de la conception de l'homme en tant qu’être de raison.
Les mathématiques, de ce point de vue, constituent un important pivot dans
ma réflexion. Elles sont capitales si on pose la question suivante : les
mathématiques sont-elles naturelles, partie intégrante de la nature, ou bien sont-elles un pur produit de la
rationalité humaine ?
Une telle question amène à étudier ce qu’est la rationalité
par rapport à la nature : y a-t-il conflit, l’un est-il une émanation de l’autre, la rationalité existe-t-elle en dehors de l'homme, etc. Ce sont là des réflexions qui ont fait l'objet d'articles anciens sur ce blog.(Echelles de perception, Et la raison dans tout ça, Le temps, La peur atavique, etc, articles classés sous les libellé "Philo" et "Raison")
Bien. Donc je travaillais sur la question de l’existence de
règles qui seraient intrinsèquement mathématiques et qui organiseraient tout le règne du
vivant. Je n’avais que cette question en gros plan dans mon
esprit et ce depuis plusieurs jours.
Je me couchais le soir en ruminant le problème pendant une ou deux
heures avant de m’endormir.
Puis, un matin, je me suis réveillée. Je quitte mon lit un peu vaseuse et vais me faire un café. J’ai rapidement senti quelque chose de très étrange. De pas
normal. Ma perception avait changé, mon appartement me semblait plus froid, le
bruit de la rue plus agréable… Je ne me
sentais pas tout à fait moi-même. Mes idées se sont éclaircies après avoir vidé une cafetière, pour me révéler une phrase étrange qui attendait d'être "lue" dans ma tête, comme un mot laissé par la nuit sur la table basse du salon. Cette phrase était claire et résonnait avec une immense certitude. La voici :
« Pourquoi l’homme est-il un être supérieur dans toute
la Création ? », avec un C majuscule. La question était franche, sans appel.
J’ai été terrifiée, vraiment, parce que je voyais là une
question que mon esprit formulait en des termes qui n’étaient pas les miens. Pire, les termes étaient totalement opposés à tout ce que je pense. Elle supposait que je considère l'homme comme un être supérieur, ce qui n'a jamais été le cas. Pourtant, je sentais cette question comme étant mienne, fondamentalement. En gros, je sentais que je me la posais avec honnêteté et sincérité. Et ce
n’est pas tout. En sortant un peu plus tard dans la rue, je constatais que je ne sentais plus rien. Je
regardais la montagne au loin qui toujours m’envoie des images de force, de constance,
de vitalité, et là, rien. Un gros caillou inanimé, sans intérêt, bâtard. Pareil
pour les arbres. Ils ne dégageaient plus rien. Ils étaient dépourvus de vie. Il
n’y avait que l’action de l’homme qui me semblait faire sens dans le monde et la sensation qu'« il avait raison », l’homme, de faire ce qu’il fait. C’était dans la
logique des choses.Que se passait-il donc? Où étaient passées mes convictions? Depuis quand pensais-je que l'homme était supérieur? Depuis quand employais-je le terme de création, moi qui suis anti-créationniste?
J'étais complètement déstabilisée. Pourquoi la vue de la nature ne provoquait-elle plus rien en moi ? Que se passait-il ?
Cette sensation a duré plusieurs jours, une semaine je crois
bien, et elle équivalait à tuer 30 ans de réflexion et de perception. Ni plus ni
moins. Je me suis dit, en effet, que j’avais eu tort toutes ces années de
défendre un point de vue naturaliste qui n’était qu’une illusion et que
maintenant je voyais vrai. Il m'apparaissait que j’avais projeté, pour je ne sais quelle raison,
un désir de force vitale dans le végétal qui n’existait pas, etc. Aussi, je
pensais jeter Usophia à la poubelle puisque je ne pouvais plus croire en les idées
qui avaient inspiré le projet. Je ne sentais plus rien et toujours dans ma tête
résonnait la même question : « pourquoi l’homme est-il l’être
supérieur de toute la Création ? », pourquoi …supérieur…
création… supérieur… création, en boucle.
J’étais assez désespérée et avais enclenché une grève de
pensée. Moi qui suis devenue végétarienne pour des raisons éthiques, je ne
comprenais plus ces raisons. Tout ce que j'avais pensé jusque là n'existait plus. Au contraire, il me semblait que j’adhérais
désormais à tout ce que j’avais consciencieusement déconstruit et rejeté toute
ma vie. Ma réalité s’effritait et c’était, je vous prie de me croire, plutôt désagréable.
Jusqu’à un soir où je me suis couchée en décidant, pour m’occuper
l’esprit (ou le détourner d’un tourment amoureux), de regarder la question bien
en face et d’en découdre une fois pour toute.
Qu’est-ce que cette question venait faire là. Elle était
proche mais pas identique à une autre question qui elle m’avait beaucoup
taraudée il y avait des années: « d’où vient que l’on croit que l’homme est au-dessus de la nature ?». Ca, c’est une question qui se pose dans des termes que je préfère. Mais ce n’est pas la question que mon esprit s’évertuait à faire
raisonner. Non. La question m’amenait à partager l’idée de la supériorité de l’homme.
En plus, mes perceptions avaient changé, je ne sentais plus de vie dans la
nature. A quoi rimait, à la fin, tout ce bordel ?
Allongée dans mon lit, lumières éteintes, je décidai de
pousser la porte et d’embrasser la question.
Je la répétais lentement dans ma tête en restant attentive
aux résonnances, c'est-à-dire à un filament furtif de pensée, une sensation, qui
en une demi-seconde aurait pu jaillir.
Il y en a eu deux que je vous livre tels
quels : « Ma pensée me masque mes propres réflexions » et le mot « évolution » qui sonnait comme un écho lointain parfaitement symétrique au terme « Création ».
La question « pourquoi l’homme est-il l’être supérieur,
etc », est une formulation – en des termes qui ne sont consciemment pas
les miens- de ma réflexion sur la place de l’homme dans le monde (L’homme
est-il au dessus des autres espèces, au dessous, au milieu, etc). Cette
réflexion étant très ancienne dans mon travail, j’avais forcément déjà dégagé,
par le passé, des idées qui jusque là m’avaient paru convaincantes pour conforter
ma position naturaliste. Pourquoi n’y avais-je plus accès ? Parce que la
question, posée en ces termes déstabilisants, créait l'illusion d'une pensée de l'homme supérieur et cette pensée me masquait le chemin vers mes
anciennes idées. Je décidai de lever le masque. Il fallait aller contre l'illusion, armée de la confiance en la pertinence de mes anciennes idées envolées. Et c’est le mot « évolution »
qui résonnait au loin, comme je viens de vous le dire, qui a constitué la clé.
Je ne suis pas créationiste, comme je l'ai dit, mais évolutionniste au sens Darwinien. Vous devez
vous doutez qu’il n’est pas facile de se réveiller un beau jour en croyant en la
création - et tout ce qu'elle implique de présupposés farfelus - quand on sait depuis toujours qu’on n’y croit pas. C’est étrange
comme sensation, on pourrait même la qualifier de schizophrène mais je ne la
définirais pas en ces termes. Pour moi, ce genre de dédoublement de l’esprit est
plus le fait d’une élasticité de la pensée, une plasticité. Cela lui permet de
dialoguer avec elle –même. Je dis cela maintenant que tout est revenu dans l’ordre
et que je suis à nouveau d’accord avec moi-même, mais c’est vrai que j’ai été
très déstabilisée par l’expérience.
Mais reprenons.
Je lève le masque pour retrouver mes propres idées en tenant
par la main le mot « évolution » qui me guide sur le chemin.
Je retrouve cette ancienne idée : toute espèce d’êtres vivants dispose de capacités qui lui permettent d’assurer
sa Vivance, (un petit néologisme au passage) , sa vivance à elle, à l’espèce,
la sienne, et c’est tout. Il est hasardeux de chercher à évaluer ces capacités les
unes par rapport aux autres de façon inter-spéciès, de chercher à les comparer entres
elles. Il existe une sorte d’équité « transspéciès », transversale à
toutes les espèces, dans la répartition
des dispositions propres à chaque espèce, dotant chaque espèce des capacités
lui permettant d’assurer sa vivance. Ainsi, la conscience de l’homme (à
laquelle on s’accroche pour en faire le critère de la supériorité de l’espèce
humaine), n’est qu’une forme de conscience. On ne peut évaluer le degré de conscience
des autres espèces à l’aûne de notre propre forme de conscience, sous peine de
tomber nécessairement dans une faille anthropique. Il est donc vain de vouloir
se comparer, et il est illégitime de se croire supérieur aux autres êtres
vivants.
Ca, c’est une chose. C’est une idée solide en laquelle je
crois fermement. Je retourne vers ma question dérangeante : que veut-elle
me montrer ? Que veut-elle dire ? Parce que c’est cela, en fait. Il y
a quelque chose derrière. Je comprends que c'est un travail inconscient qui s'est fait dans ma tête et qui a amené cette drôle de formulation à la surface, non pas pour clore la réflexion, mais pour la relancer.
Je laisse venir les résonnances : je sais que je crois foncièrement qu’il y a des règles du vivant et qu’elles
sont de nature mathématique (en
laissant ouvert ce qu’on entend par mathématique).
C’est d’ailleurs sur ce sujet que je réfléchissais les jours
précédant l’épisode que je vous raconte.
Plus précisément, je me rappelle une question qui avait surgit au sein même de
cette réflexion sur les règles du vivant et que j'avais laissée en plan :
Pourquoi l’homme est-il le seul à pouvoir percevoir /
comprendre les lois mathématiques qui gouvernent le monde ? Pourquoi est-il
le seul à comprendre le langage mathématique ? Et surtout : pourquoi
l’homme est-il doué du libre-arbitre qui lui permet de respecter ou pas les
règles du vivant ? Les autres espèces semblent toutes êtres soumises aux
règles, mais pas l’homme. Et s’il n’est pas au-dessus des lois, il semble au
moins être leur égal car il les comprend, les formule dans un langage, il peut
même en inventer, des règles.
C’est cela qui pose problème. Je m’étais couchée sur ces
questions et je m'étais réveillée le lendemain sur l’autre question,
dérangeante par ses termes arrogants et créationnistes, déstabilisante par l’intégration
sensorielle qui l’accompagnait et me privait de sentir le vivant dans la nature. La réflexion que j'avais laissée en plan menait tout droit, si on la laissait faire, à l'idée que l'homme, parce que seul à pouvoir connaître les règles et libre de ne pas les respecter, était un être supérieur.Je l'avais laissée en plan et, comme par inertie, elle s'était poursuivit dans mon inconscient, sans le garde -fou qu'exerce la pensée consciente, avait quitté le droit chemin et versé dans le décor.
Je devais maintenant, dans mon lit, les trois heures du
matin approchant, résoudre ce problème : la contradiction entre mon idée
fondamentale d’égalité entre les espèces et l’autre idée nouvelle d’homme
supérieur car capable de comprendre les règles et libre de ne pas s’y soumettre.
Tout était là, il fallait réagencer les pièces pour faire sauter
la contradiction, reformuler la deuxième idée dans les termes de la première,
ce qui donnait :
La capacité à percevoir le langage mathématique des règles
du vivant fait partie des capacités qui sont nécessaires à notre espèce pour
lui assurer sa vivance, chaque espèce percevant dans ce but les choses qu’elle
a besoin de percevoir. Nous percevons les règles du jeu, si je puis dire,
afin d’aiguiser notre astuce et
notre ingéniosité, et ce afin d’assurer
notre vivance,encore une fois. Car en effet, nous savons que nous n’avons
pas une grande force physique, nous ne sommes par rapides comme les félins,
nous ne sommes pas poilus pour nous protéger du froid, nous n’hibernons pas, ne
volons pas, n’avons pas de racines comme les végétaux, etc. Mais nous avons une
forme d’astuce. Nous avons la capacité de développer une technologie à partir
de notre connaissance de l’environnement.
Nous avons la capacité de percevoir cet environnement et les
règles qui l’organisent et nous pouvons fabriquer des choses qui nous sont utiles
à travers une technologie.
Cela implique une autre idée qui est celle que notre désir de connaître et notre plaisir à étudier sont deux choses
inhérentes à notre condition humaine. C’est tout. Ce sont simplement des
capacités à notre disposition et elles ne font pas de nous des êtres
supérieurs.
Ce sont ces capacités, notre désir de connaître, notre
besoin de comprendre, qui nous ont amenés à découvrir les mathématiques très
tôt dans l’histoire de l’humanité.
A ce stade de la réflexion, toujours dans mon lit, je
considère que la contradiction est levée. Mais il reste un problème. Le mot
technologie est venu se glisser dans le débat. Pourquoi ? Pourquoi la technologie apparaît-elle fondamentalement liée à notre condition humaine? J’interroge le mot technologie et voilà ce qu’il me dit :
La technologie que nous avons développée dans notre société
ne respecte pas les fondements de notre condition. Elle pollue, favorise la
paresse sous toutes ses formes et menace, finalement, notre vivance, notre
santé, donc notre survie, si vous préférez. Notre technologie, pour schématiser
grossièrement, consiste maintenant à appuyer sur un bouton tout en restant
vautrés dans un fauteuil. Mais ceci n’est
pas une raison pour rejeter toute idée de technologie dans son ensemble. Il
existe une autre technologie basée sur l’astuce, visant à aménager le confort
de l’espèce sans confiner à la paresse. Une technologie qui respecte nos
besoins vitaux.
Très bien. Nos besoins vitaux... Quels sont-ils, d'après moi ? J'en ai bien une petite idée quelque part. J'en profite pour les examiner.
Ces besoins vitaux sont, à mes yeux, au nombre de cinq. Ils
sont discutables, bien évidemment, mais constituent à mon avis une base de
réflexion. Les voici, sans ordre hiérarchique:
- Créer : imprégner
une idée, une sensation éprouvée, dans la matière au sens très large. Que ce soit par la peinture, un récit
oral, un chant, une invention. Créer sous toutes ses formes, c’est sculpter le
réel.
-Etudier : assouvir
notre besoin de comprendre et de connaître qui ne relève pas d’une lubie ou d’une
simple envie, mais qui relève bel et bien d’un besoin vital, profondément
enfoui et inhérent à notre espèce.
-Manier : fabriquer,
toucher, déplacer, construire. Utiliser nos mains comme médiateur entre notre intériorité
et le réel qui nous entoure. C’est proche de créer, mais ce n’est pas la même
chose.
-Croire : raconter
des récits, aimer ses perceptions, aimer sa condition, aimer son ignorance. Pour
moi, croire c’est aimer. C’est avoir confiance et éprouver donc une forme de
foi. Là aussi, c’est assez proche de créer mais ce n’est pas la même chose.
-Bouger :
être un corps qui met en mouvement sa mécanique, qui se confronte et se dépense
dans l’effort.
Je ne parle pas ici de boire, manger ou se reproduire qui
sont des besoins vitaux communs à toutes espèces vivantes. De même, je ne dis
pas que ces cinq dispositions naturelles sont toutes également ressenties au
sein de chaque individu. Je dis qu’elles sont naturelles et propres à l’espèce dans son
ensemble.
Alors, si on prend tout cela en considération : boire,
manger, se reproduire, créer, étudier, manier, croire et bouger sans nuire du tout à l’environnement auquel
nous ne sommes pas supérieurs, quelle technologie pouvons-nous penser ?
Pouvons- nous penser une technologie qui requerrait uniquement
l’énergie qu’un corps humain est capable de produire ? Avons-nous suffisamment
d’astuce, de créativité, de connaissances, de confiance et d’amour pour notre
espèce et pour l’effort physique pour développer une technologie harmonieuse
avec les règles du vivant ? Respectueuse de notre condition ?
Je crois, en fait, que toute autre forme d'énergie (électrique, nucléaire, pétrolière,...) telles que nous les avons développées nuisent à l'environnement et donc à notre santé.
Question corollaire et encore plus subtile :
pouvons-nous (voulons-nous) développer un modèle de société avec une économie
et un système politique basé sur l’idée d’une telle technologie ?
Ce sont ces questions qui sous-tendent le travail d’Usophia,
roman en construction.
A cinq heures du matin, j’ai fini par m’endormir, légèrement
rassurée par le fait qu’il me restait du pain sur la planche, satisfaite d’avoir
dépassé la question dérangeante et un peu amusée de voir par quel subterfuge il
avait fallu passer pour reprendre le fil de la réflexion.
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