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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

jeudi 27 octobre 2016

Battersea

A une lettre près, Battersea donnerait Mattersea, qu’on pourrait traduire par Matière Mer, et entendre comme Matière Mère. Sauf qu’au lieu de parler d’une matière « vide », plastifiée, consommable, décorative, il faudrait entendre matière noble, dépositaire d’une force qui la fait être ce qu’elle est, une matière « vivante », animée par sa raison d’être, une matière collaborant avec ce qui, en son sein, entretient le mouvement des particules. Une matière visible prolongeant les principes invisibles qui la rendent possible. La matière d’un nouveau paradigme matérialiste, mais je m’égare. Tout cela n’a rien à voir avec ce dont je souhaite parler aujourd’hui. Enfin, un petit peu quand même.

Je souhaite parler des arbres et de la nature car on n’en parlera jamais assez. Je vous raconte ce qui m’est arrivé et puis on avisera.

Lors d’un récent séjour à Londres, je me promenais un peu au hasard des rues du centre. De Westminster je traversai La Tamise en empruntant un pont qui amenait tout près de la grande roue. De là, en regardant rapidement sur un petit plan qu’on trouve à chaque croisement, j’improvise un itinéraire : j’ai 4 heures devant moi pour me perdre, traverser Chelsea, Kensington avant d’arriver à Holland Park, où j’improviserai la suite.

Plutôt que de longer la Tamise par la Promenade envahie de touristes, je choisis de passer par les rues plus au centre. Donc je marche. Il fait un temps superbe. Je me sens sereine et reconnaissante, pleine d’enthousiasme à l’idée de passer du temps avec Londres. Je marche. Le bruit des voitures est incessant. Où qu’on tourne la tête, les buildings sont incrustés dans le champ de vision. « C’est étrange, me dis-je, car les fois précédentes je me sentais fascinée par l’architecture de cette ville, et là, je me sens presque oppressée... C’est peut-être le quartier… »

J’emprunte les rues les moins passantes, celles qui abritent des habitations et non des commerces. Je sens la semelle de mes chaussures qui martèle le bitume. Mes pensées et mon attention se focalisent alors sur ce revêtement gris. « On a viré la Terre, irrégulière, poudreuse, pour la remplacer par du goudron, bien droit, lisse, stable… On a viré le sol qui nous soutient, qui fait pousser la vie, la matière Mère qui nous porte et nous nourrit, pour l’étouffer sous une couche de civilisation ».

Je ne pensais pas ces choses-là de manière intellectuelle, c’est-à-dire que je ne formulais pas des mots dans ma tête semblables à ceux que je viens d’écrire entre guillemets. Non, ça s’est passé autrement. Par le ressenti. Que voici. Je marchais en sentant la semelle de mes chaussures sur le bitume. J’entends mes talons, je sens la régularité de mon pas, mon rythme. Mes yeux se portent sur le trottoir. Vient instantanément l’image de ce goudron infini, qui recouvre toute la ville, toutes les villes de notre monde occidental, qui recouvre la planète. Ce bitume est en moi, je suis faite de bitume et je ne peux plus respirer. J’étouffe, la tête me tourne, le bitume est partout, les murs des maisons, tout partout, il n’y a plus de nature. Une crise d’angoisse violente monte. Une oppression radicale. Grâce à quelques respirations profondes et en me concentrant sur le ciel bleu, seul élément de nature à disposition avec l’air pourtant bien pollué, je parviens à me ressaisir. Fini la ballade de complaisance, il me faut un parc de toute urgence. Je maintiens la crise d’angoisse sous contrôle mais ça ne va pas durer. L’urgence est indéniable. Je ne suis pourtant pas inquiète de ce qui m’arrive car je comprends ce qui se passe. Je n’ai presque jamais fais de crise d’angoisse de ma vie, par contre cela fait plusieurs années que j’ai découvert le pouvoir de la respiration et de la pensée positive. J’ai aussi appris à me laisser traverser par les évènements, aussi désagréables soient-ils, et à les accompagner.

Dans les rues de Londres, une sorte de combat commence en moi.  Avec mes armes, je dois contenir la crise et trouver un parc. Sauf que là où je suis, comme il n’y a que des habitations, les petits plans que je trouvais à chaque croisement ont disparu. Je n’ai pas non plus accès au GPS de mon téléphone. Cela faisait partie du jeu : on ne se perd pas vraiment quand on a un GPS de secours dans sa poche et ce qui devait être amusant au début de ma ballade m’amuse tout d’un coup beaucoup moins. Je décide d’avancer tout simplement. Mais rapidement, sans regarder ailleurs que devant moi.

Je finis par sortir du quartier résidentiel et rejoindre le bord de la Tamise. Je trouve un petit plan sur lequel je cherche précipitamment du vert. Il y a un parc, un grand parc, là… Je calcule qu’il me faut au moins 30 minutes de marche pour le rejoindre, si je ne fais pas de détours. C’est parti.

Une route à quatre voies borde le fleuve, le flot de voitures y est très dense. Puis le trottoir se rétrécit. Des barrières de métal se dressent pour délimiter un immense champ de travaux. Des camions boueux, juste derrière, laissent tourner les moteurs. Des affiches publicitaires annoncent la construction en cours d’un immense centre commercial. On y voit des images de familles souriantes qui déambulent avec ravissement dans les rayons vitrés de ce futur lieu de consommation. Par endroits, les barrières sont ouvertes pour laisser entrer et sortir les véhicules de construction. On peut alors admirer les structures bétonnées qui terrassent le sol et commencent à s’élever. Si je tourne la tête pour ne pas voir ce spectacle, ce sont les voitures par centaines qui s’offrent à ma vue.

Je me concentre sur ma respiration. Le parc me semble trop loin. Je ne vois pas le bout de ce chantier. Juste une ligne droite de camions, de voitures, d’écrasement de la terre, du bitume, encore et encore, à l’infini. Je commence à douter qu’il puisse encore exister un parc sur terre, un endroit où des arbres aient leur place, où l’herbe sorte du sol, naturellement, comme cela est inscrit dans l’ordre des choses. « Qu’avons-nous fait ? qu’avons-nous fait à la nature ? Qu’avons-nous fait à nous-mêmes ? ». Je ne peux pas donner trop d’écho à mon malaise sous peine de laisser exploser quelque chose que je sentais bouillir en moi et qui m’aurait anéantie. Je sentais que j’étais à deux doigts de m’écrouler en pleine rue. J’avais envie de vomir et, pire encore, une partie de moi avait envie de mourir au milieu de cette civilisation de béton. J’ai terriblement de mal à respirer mais je dois continuer. Il me faut de la terre. Je ressens de manière viscérale, au plus profond de mon être, ce besoin vital d’être en contact avec la vérité du sol, avec les arbres, les buissons… J’ai la sensation de traverser l’enfer. Je marche. Je continue. C’est le seul moyen d’arriver au parc. Mais que vais-je trouver ? Est-ce que ce parc me soulagera ? Cette nature parquée, cerclée d’urbanité… comment vais-je la ressentir ? Si cela me faisait encore plus de peine ? Je décide de prendre ce qu’il y aura à prendre. Quoi que je trouve dans ce parc, cela me fera du bien. Pour l’instant, je dois avancer.

Je ne sais combien de temps j’ai marché le long de cet interminable chantier ni combien de camions j’ai croisé, mais à un moment, je vois un panneau qui indique la direction du parc de Battersea. Je tourne. Encore une rue large pleine de voitures et de bâtiments, et pas la moindre trace de verdure à l’horizon. Je continue.

Enfin, je distingue le haut des arbres. Je longe un mur de briques qui me sépare du parc. Il est juste derrière mais encore inaccessible. L’entrée est loin, ce qui veut dire que le parc est grand. J’ai le cœur qui bât et j’ai hâte.

Enfin, je suis arrivée.

Un immense portail s’ouvre sur une grande allée en bitume. Juste un peu plus loin, des parterres verts et des arbres… Un autre monde. Je franchis l’entrée lentement, presque cérémonieusement. A quelques pas de moi se trouve un immense et énorme érable qui doit bien faire 10 mètres de haut. Ses branches se déploient par milliers avec une majestuosité bouleversante.

Il dégage une fierté infinie, une puissance indestructible. Je suis immédiatement frappée en plein cœur. Je sens que je suis chez moi, que j’ai retrouvé ma demeure familière. Les larmes me montent aux yeux et je commence à pleurer. Je suis profondément reconnaissante envers ce parc et je le remercie d’exister. Tout mon mal-être s’est envolé. Plus rien n’existe d’autre que ce moment où j’entends à nouveau le bruit des oiseaux dans les branches. Il n’y a plus de ville ni de voitures.

D’un signe imperceptible, je salue le grand érable (le VénErable !) et j’accepte l’invitation à entrer dans le parc. Tous les arbres que je croise me stupéfient. Enormes, immenses, tortueux, tous sont plein de vie, de force. Ils sont les piliers d’une cathédrale magistrale qui file vers le ciel.

Je marche très lentement, les yeux en l’air plein d’admiration et de contentement. Je quitte les allées bitumées pour déambuler sur la vraie terre. Je regarde les racines immenses qui brisent par endroit la régularité de ces allées grises. C’est un symbole fort. Rien de ce que nous construisons n’est viable et solide. Ce n’est qu’une illusion. La seule force véritable est dans le vivant. Je m’en amuse et m’en réjouis. Je prends les petits sentiers de terre battue pour m’éloigner le plus possible de toute trace humaine. Enfin, je m’assois sur le sol au milieu de quatre chênes et lève les yeux vers eux.

Je demande : « Comment se fait-il que vous soyez si beaux alors que vous êtes au milieu de la ville, si loin de chez vous, que tout à été détruit autour de vous… ? D’où tenez-vous cette force ? »

Je les regarde et perçois leur réponse : « Là où nous sommes, nous sommes pleinement. Nous sommes entièrement vivants. Nous étendons nos branches au plus loin et au plus haut afin de resplendir encore plus. Pour que vous vous rendiez compte de notre présence. Vous avez besoin de nous, c’est pour cela que vous nous gardez, dans ces enclos au milieu de vos villes. C’est pour vous que nous resplendissons. C’est en ville que nous nous devons d’être au mieux car c’est en ville que nous sommes le moins nombreux. C’est là que vous vivez sans nature. Nous brillons pour que vous entendiez notre message.

- Mais les gens sont si peu nombreux à venir vous voir. J’en vois qui font leur footing routinier, d’autres qui promènent leur chien, ou des poussettes avec des enfants… Les gens préfèrent se promener dans les rues bordées de boutiques. Là, il y a des milliers de gens…

- Peu importe. Nous saluons chaque personne qui entre dans ce parc et nous le ferons jusqu’à la fin. Pour que vous vous rappeliez. Chaque regard admiratif qui se pose sur nous est une victoire. Chaque cœur qui se soulage de sa peine à notre contact est une satisfaction. Nous n’abandonnerons jamais parce que c’est ainsi que nous sommes faits, même si vous nous détruisez jusqu’au dernier. Nous donnons notre message, que vous l’entendiez ou pas. Vous avez besoin de nous et nous vous aimons tous.

- Vous nous aimez ?...

- Nous aimons vous savoir bien.

- Et nous vous détruisons…

- Non. Vous ne nous détruisez pas. Vous vous détruisez. Nous, nous sommes bien. Nous sommes éternels. Car nous sommes Vivants. Vous, vous avez besoin de nous pour être vivants. Donc nous sommes là.

- Vous n’avez pas besoin de nous, alors à quoi bon…

- Nous avons besoin de vous, vivants. Nous avons besoin de votre contact, votre regard, votre conscience. Notre joie grandit grâce à la vôtre, et votre joie grandit grâce à la nôtre. La joie. La conscience. Nous avons besoin les uns des autres.

- Vous avez besoin de nous…

- Oui.

- De notre conscience et de notre joie.

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce que la conscience et la joie sont les marques de l’amour, et que l’amour est le seul et unique principe premier, source de ce que vous appelez Vie. Nous avons besoin de vous vivants, conscients. La Vie a besoin de vous vivants, conscients et dans la joie. »

Je sens que la conversation doit s’arrêter là. Je remercie les arbres pour leur sagesse et je me lève pour reprendre ma promenade. Je ne réfléchis pas. Je marche tranquillement et je pose ma conscience sur le souffle. Ma respiration se fait dans le silence et la paix la plus totale. Dans ce souffle qui s’opère sans que j’ai besoin d’y participer, que je ne peux qu’observer, dans ce souffle naturel, je sens la Vie qui me traverse. Le message des arbres résonne avec une immense clarté et je suis envahie par la joie, tel un courant profond, une lame de fond sereine.

Un peu plus loin, je découvre une immense pelouse dégagée et baignée de soleil. Je choisis de m’y allonger. Au contact de la terre, je me sens en sécurité. Je ferme les yeux et je m’endors. Quand je rouvre les yeux, je suis à l’ombre. Il est temps pour moi de partir. De regagner la ville, la gare, le train et de rentrer chez moi. En sortant du parc, je fais une prière (c’est-à-dire parler avec le cœur et l’inspiration du moment). Je remercie le parc pour m’avoir accueillie, enseigné et permis de me reposer. Je remercie la Nature et la Vie d’être là et de veiller sur nous, malgré nous, malgré tout. Enfin, je tourne les talons et pénètre dans la ville sans me retourner. Je sais que je garderai toujours en moi un peu de Battersea et cela me donne un immense courage pour continuer à avancer.




mardi 18 octobre 2016

Extraits du roman "Soufi, mon amour", d'Elif Shafak

Je vous propose dans cet article deux passages, en texte intégral, du roman d'Elif Shafak, "Soufi, mon amour".

On est aux alentours de l'année 1244, quelque part en territoire perse, entre l'Afganistan et la Turquie actuelle.

Le sage Rûmi, approchant la quarantaine, père de deux fils et d'une fille adoptive, marié à sa seconde épouse après le décès de la première, est célèbre pour ses sermons. Sa renommée dépasse les frontières du pays et son mérite spirituel ne laisse pas de doute parmi la population. Cependant, il se sent seul, incomplet. Quelque chose lui manque qui ferait que sa joie soit complète. Il lui manque un compagnon. Quelqu'un qui le comprendrait mieux que quiconque, quelqu'un qui l'aiderait à se connaître davantage, à avancer dans sa quête spirituelle.
A l'autre bout du pays, un jeune derviche aux regard sombre, les cheveux longs, libre et rebelle, parcours le monde sans aucune possession. Côtoyant les plus infortunés aussi bien que les puissants de ce monde, sa parole garde la même authenticité, pouvant choquer, car rien n'a plus d'importance aux yeux de Shams que la Vérité, qui n'est pas fixe mais qui se forge à chaque instant. Passant un temps dans un centre derviche situé à Bagdad pour y rencontrer des sages, on lui parle d'un grand homme qui serait dans l'attente d'un compagnon. Shams de Tabriz sait que ce vieux sage dont il n'a jamais entendu parler deviendra son compagnon. Car lui aussi, depuis tout ce temps, cherche une personne qui serait le reflet de son âme, mettrait ses ombres en lumière et approfondirait sa Connaissance. C'est ainsi que Shams traverse tout le pays pour découvrir son mystérieux ami. Avant de se présenter à lui, il part à la rencontre des habitants de Konya, ville où réside Rûmi. Il souhaite entendre ce qui se dit parmi le peuple d'en bas sur l'éminent prédicateur. Il n'en entend dire que du bien.

Avant de présenter l'extrait, je rappelle que ces deux hommes ont existé, que Rûmi est un des plus grands poètes que le monde musulman ait connu et que son inspiration poétique lui est venue des quelques années qu'il a passées en compagnie du mystérieux derviche, assassiné par des ennemis restés imperméables au message de liberté qu'il écumait sur son passage. (Dès le début du roman, on sait que Shams se fait assassiner et lui-même le sait, à travers une de ses nombreuses visions).

Soufi, mon amour

Roman - Elif Shafak, édition 10/18, 2010

Premier extrait (pages 207-215)

SHAMS

KONYA, 30 octobre 1244

Bien avant que je rencontre Rûmi, la veille,je me suis assis sur mon balcon, à l’auberge des Vendeurs de Sucre. Mon cœur s’est réjoui de la magnificence de l’Univers que Dieu a créé à Son image, afin que, où qu’on se tourne, on puisse à la fois, Le chercher et Le trouver. Pourtant, les êtres humains le font rarement.
Je me suis souvenu des personnes que j’avais rencontrées : le mendiant, la prostituée et l’ivrogne. Des gens ordinaires qui souffraient d’une même maladie : l’aliénation de l’Un. C’était le genre de personnes que les érudits ne voyaient pas, depuis leur tour d’ivoire. Je me demandais si Rûmi était différent. Dans le cas contraire, je me promis de devenir le médiateur entre lui et les bas-fonds de la société.
La ville dormait enfin. C’était le moment de la nuit où même les animaux nocturnes hésitaient à troubler la paix qui régnait. Cela me rendait toujours à la fois immensément triste et exalté d’écouter une ville dormir, de me demander quelles histoires étaient vécues derrière ces portes closes, quelles histoires j’aurais pu vivre si j’avais choisi une autre voie. Mais j’avais fait un choix. Ou plutôt, la Voie m’avait choisi.
Je me suis souvenu d’un conte : un derviche errant arrive dans une ville où les habitants ne font pas confiance aux étrangers. « Va-t-en ! lui crient-ils. Personne ne te connaît, ici ! » Le derviche répond calmement : « Oui, mais je me connais, et croyez-moi, c’eut été bien pire dans le cas contraire. »
Tant que je me connaissais, j’irais bien. Celui qui se connaît connaît l’Un.
La lune me baignait dans sa lueur chaleureuse. Une petite pluie aussi délicate qu’un foulard en soie commença à tomber sur la ville. Je remerciai Dieu de ce moment béni et me remis entre Ses mains.
La fragilité, la brièveté de la vie me frappèrent de nouveau, et je me souvins d’une autre Règle :
La vie est un prêt temporaire et ce monde n’est qu’une invitation rudimentaire de la Réalité. Seuls les enfants peuvent prendre un jouet pour ce qu’il représente. Pourtant les êtres humains, soit s’entichent du jouet, soit, irrespectueux, le brisent et le jettent. Dans cette vie, gardez-vous de tous les extrêmes car ils détruisent votre équilibre intérieur. Les soufis ne vont pas aux extrêmes. Un soufi reste toujours clément et modéré.
Demain matin, j’irai à la grande mosquée et j’écouterai Rûmi. Il est sans doute un grand prédicateur, tout le monde le dit, mais, en fin de compte, l’envergure et la portée de tout prédicateur sont déterminées par celles de son auditoire. Si les paroles de Rûmi ressemblent à un jardin en friche, plein de ronces, d’herbes, d’arbustes et de buissons, c’est toujours au visiteur de choisir ce qui lui plaît. Les belles fleurs sont immédiatement cueillies, et peu de gens prêtent attention aux plantes affligées d’épines et de poils. Mais en vérité, on peut souvent en tirer de grands médicaments. N’en va-t-il pas de même dans le jardin de l’amour ? Comment l’amour serait-il digne de son nom, si on ne choisissait que les bonnes choses et qu’on délaissât les épreuves ? Il est aisé d’apprécier le bien et d’être rebuté par le mal. Tout le monde peut le faire. Le vrai défi, c’est d’aimer le bien et le mal ensemble, non parce qu’on a besoin de prendre le rugueux avec le doux, mais parce qu’il nous faut aller au-delà de ce genre de description et accepter l’amour dans sa totalité.
Il ne reste qu’un jour avant que je rencontre mon compagnon. Je ne peux pas dormir.
Ô Rûmi ! Souverain du royaume des mots et des significations !
Me reconnaîtras-tu quand tu me verras ? Me verras-tu ?

RÛMI
KONYA, 31 octobre 1244

Béni soit ce jour, car j’ai rencontré Shams de Tabriz.
Cet après-midi, la mosquée était pleine, comme d’habitude. Quand je prêche devant une foule, je prends bien soin de ne jamais oublier mon auditoire. Il n’y a qu’une manière de le faire : imaginer la foule comme une seule personne. Des centaines de personnes m’écoutent chaque semaine, mais je ne parle qu’à une seule : celle qui entend mes paroles, dans le cœur de qui elles résonnent et qui me connaît comme nul autre.
Quand je suis ressorti de la mosquée, j’ai trouvé mon cheval préparé à mon intention. La crinière de l’animal avait été tressée de fils d’or et ornée de clochettes en argent.  A pas mesurés, nous sommes passés devant les boutiques misérables et les maisons au toit de chaume. Les appels des pétitionnaires se mêlaient aux cris des enfants et aux gémissements des mendiants avides de gagner quelques pièces. La plupart de ces gens voulaient que je prie pour eux, certains souhaitaient simplement marcher près de moi. Mais d’autres encore nourrissaient de plus grandes attentes – que je les guérisse d’une maladie mortelle ou d’un sort maléfique. C’étaient eux qui m’inquiétaient. Comment ne voyaient-ils pas que, n’étant ni prophète ni sage, j’étais incapable de réaliser des miracles ?
Alors que nous tournions au coin de la rue de l’auberge des Vendeurs de Sucre, j’ai remarqué un derviche errant qui se frayait un chemin dans la foule ; il marchait droit sur moi en me fixant de ses yeux perçants. Il se mouvait avec allure et détermination, et exsudait une aura de compétence et d’autosuffisance. Bien que son visage ait été aussi ouvert que possible, il arborait une expression impénétrable.
Ce n’est pourtant pas son apparence qui m’intrigua. Au fil des années, j’ai vu des derviches errants de toutes sortes passer par Konya en quête de Dieu. Avec leurs tatouages spectaculaires, leurs nombreuses boucles d’oreilles et de nez, la plupart aiment que tout en eux dise combien ils sont indisciplinés. Quand je vis ce derviche pour la première fois, ce ne fut pas son aspect extérieur qui me surprit. Ce fut, j’ose le dire, son regard.
Ses yeux noirs me transperçaient plus efficacement que des dagues. Au milieu de la rue, il leva les bras haut et large, comme s’il voulait stopper non seulement la procession mais aussi le cours du temps. Je sentis un choc me parcourir le corps, comme une intuition soudaine. Mon cheval, rendu nerveux, se mit à hennir et à secouer la tête de haut en bas. Je tentai de le calmer, mais il était si agité que moi aussi, je me sentis nerveux.
Sous mes yeux, le derviche s’approcha de mon cheval, qui reculait et trépignait, et lui murmura quelque chose d’inaudible à l’oreille. L’animal se mit à respirer lourdement, mais quand le derviche agita la main en un geste final, il se calma sur-le-champ. Une vague d’excitation parcourut la foule, et j’entendis quelqu’un murmurer : « C’est de la magie noire ! »
Indifférent à ce qui l’entourait, le derviche me regarda d’un air curieux.
« Ô ! grand érudit de l’Orient et de l’Occident, j’ai tant entendu parler de toi ! Je suis venu ici aujourd’hui  pour te poser une question, si tu me le permets.
- Je t’en prie, dis-je tout bas.
- Il faudrait que tu descendes de ton cheval, d’abord, pour être au même niveau que moi. »
Je fus si stupéfait d’entendre cela que je ne pus rien dire pendant un moment. Autour de moi, les gens parurent tout aussi décontenancés. Personne n’avait jamais osé me parler de cette manière.
Je sentis mon visage s’enflammer et mon estomac se serrer d’irritation, mais je réussi à contrôler mon égo et je mis pied à terre. Le derviche avait déjà fait demi-tour et s’éloignait.
« Hé ! Attends, s’il te plaît ! m’écriai-je en le rattrapant. Je veux entendre ta question. »
Il s’arrêta et se retourna, me souriant pour la première fois.
« Daccord. Dis-moi, s’il te plaît, qui est le plus grand, à ton avis , le prophète Muhammad ou le soufi Bistrami ?
- Quelle question est-ce là ? Comment peux-tu comparer notre Prophète vénéré – que la Paix soit avec lui- le dernier d’une longue lignée de prophètes, avec un infâme mystique ? »
La foule, curieuse, s’était rassemblée autour de nous, mais le derviche semblait ne pas prendre conscience de ce public. Scrutant toujours mon visage, il insista : « Je t’en prie, réfléchis ! Le Prophète n’a-t-il pas dit « pardonne-moi, Dieu, je n’ai pas pu Te connaître comme je l’aurais dû », alors que Bistrami a annoncé : « La gloire soit sur moi, je porte Dieu dans mon habit » ? Si un homme se trouve si petit par rapport à Dieu alors qu’un autre homme prétend porter Dieu en lui, lequel des deux est le pus grand ? »
Mon cœur faisait pulser ma gorge. La question ne me paraissait plus aussi absurde. En fait, j’eus l’impression qu’on avait soulevé un voile et que ce qui m’attendait dessous était un puzzle des plus intrigants. Un sourire furtif, comme une petite brise, passa sur les lèvres du derviche. Je compris qu’il n’était pas complètement fou. C’était un homme qui posait une question – une question à laquelle je n’avais pas réfléchi auparavant. Evitant qu’il puisse remarquer le moindre tremblement dans ma voix, je répondis :
« Je vois ce que tu tentes de dire. Je vais comparer ces deux déclarations et te dire pourquoi, même si la déclaration de Bistrami semble supérieure, c’est l’inverse, en fait.
-Je suis tout ouïe.
- Tu vois, l’amour de Dieu est un océan infini, et les êtres humains aspirent à en obtenir autant d’eau qu’ils le peuvent. Mais à la fin du jour, la quantité d’eau obtenue par chacun dépend de la taille de sa tasse. Certains ont des tonneaux, d’autres des baquets et d’autres encore de simples bols. »
Tandis que je parlais, je vis l’expression du derviche passer d’une réprobation subtile à une franche reconnaissance, et à partir de là, il arbora le doux sourire de celui qui reconnaît ses propres pensées dans les mots d’un autre.
« Le récipient de Bistrami, dis-je, était assez petit, et sa soif fut étanchée après une gorgée. Il était heureux au stade où il se trouvait. C’était merveilleux de reconnaître le divin en lui ; mais même alors, il reste une distinction entre Dieu et Soi. L’Unité n’est pas réalisée. Quant au Prophète, il était l’Elu de Dieu et il avait une coupe bien plus grande à remplir. Sa coupe était si immense que sa soif ne pouvait être étanchée. Pas étonnant qu’il ait dit : « Je n’ai pas pu Te connaître comme je l’auras dû », alors même qu’il Le connaissait comme nul autre. »
Avec un large sourire sincère, le derviche hocha la tête et me remercia. Puis il plaça sa main sur son cœur en un geste de gratitude  et resta ainsi quelques secondes. Quand nos yeux se croisèrent à nouveau, je remarquai qu’une trace de gentillesse s’était insinuée dans son regard.
Il s’inclina devant moi avec respect. Je m’inclinai devant lui. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, tandis que le ciel virait au violet au-dessus de nos têtes. Au bout d’un moment, la foule autour de nous devint nerveuse, car tous avaient suivi notre échange avec une stupéfaction qui frôlait la réprobation. Jamais ils ne m’avaient vu m’incliner devant quiconque auparavant et, comme je l’avais fait devant un simple soufi errant, certains étaient choqués, à commencer par mes plus proches disciples.


Second extrait ( pages 318 – 333)

Voici près de deux ans que Shams vit dans la maison de Rûmi avec la famille de ce  dernier. Ils passent leur temps à discuter dans la bibliothèque et sont devenus des amis inséparables.

 SHAMS
KONYA, Février 1246

Bruissant de la promesse d’une journée bien remplie, le matin passa plus vite que d’ordinaire sous le ciel bas et gris. En fin d’après-midi, je trouvai Rûmi dans sa chambre, assis près de la fenêtre, le front plissé, en contemplation, ses doigts bougeant sans cesse sur les perles d’un rosaire. La pièce était plongée dans la pénombre à cause des lourds rideaux en velours à moitié fermés. Seul un étrange rayon de lumière tombait à l’endroit où Rûmi était assis, donnant à la scène une dimension onirique. Je ne pus m’empêcher de me demander si Rûmi pourrait déceler la véritable intention derrière la question que j’allais lui poser, ou s’il serait choqué, ou bouleversé.
Alors que j’intégrais la sérénité de l’instant tout en éprouvant une certaine nervosité, j’eus une vision fugitive. Je vis Rûmi, bien plus âgé et plus frêle, vêtu d’une robe vert foncé et assis précisément à ce même endroit, le regard plus que jamais plein de compassion et de générosité, mais souffrant dans son cœur d’une cicatrice permanente, qui avait ma forme. Je compris deux choses d’un coup : que Rûmi passerait ses vieux jours dans cette maison et que la blessure laissée par mon absence ne guérirait jamais. Les larmes me montèrent aux yeux.
« Est-ce que tu vas bien ? Tu as l’air pâle », dit Rûmi.
Je m’efforçai de sourire, mais le fardeau de ce que je m’apprêtais à dire pesait lourdement sur mes épaules. Ma voix sortit un peu éraillée et moins puissante que je ne l’aurais voulu.
« Pas vraiment. J’ai très envie de boire, et il n’y a rien dans cette maison pour apaiser ma soif.
-Veux-tu que je demande à Kerra ce qu’elle peut faire pour y remédier ?
- Non, parce que ce dont j’ai besoin n’est pas dans la cuisine. C’est dans une taverne. Je suis d’humeur à m’enivrer, tu vois. »
J’ai feint de ne pas remarquer l’ombre d’incompréhension qui passait sur le visage de Rûmi et j’ai continué :
« Au lieu d’aller à la cuisine me chercher de l’eau, pourrais-tu aller à la taverne m’acheter du vin ?
- Tu veux dire… que tu me demandes d’aller te chercher du vin ? demanda Rûmi en prononçant le dernier mot avec mille précautions, comme s’il avait peur de le briser.
- C’est cela. J’apprécierais beaucoup que tu ailles nous acheter du vin. Deux bouteilles suffiront, une pour toi, une pour moi. Mais, fais-moi plaisir, s’il te plaît : quand tu seras à la taverne, ne te contente pas de prendre les bouteilles et de revenir. Reste là un moment. Parle aux gens. Je t’attendrai ici. Inutile de te presser. »
Rûmi posa sur moi un regard mi-irrité, mi-stupéfait. Cela me rappela le visage du novice, à Bagdad, qui voulait m’accompagner, mais s’inquiétait trop de se réputation pour plonger.Le souci qu’il avait de l’opinion des autres l’avait retenu. Aujourd’hui je me demandais si sa réputation allait aussi retenir Rûmi. A mon grand soulagement, Rûmi se leva et hocha la tête. « Je ne me suis jamais rendu dans une taverne, et je n’ai jamais consommé de vin. Je ne crois pas que boire soit une bonne chose. Mais je te fais pleinement confiance, parce que j’ai confiance dans l’amour entre nous. Tu dois avoir une raison de me demander une telle chose. Il faut que je découvre quelle est cette raison. Je vais aller nous chercher du vin. »
Il me dit au revoir et sortit.
Dès qu’il eut quitté la pièce, je tombai au sol en état de transe. Je saisis le rosaire d’ambre que Rûmi avait abandonné là, et je remerciai Dieu, encore et encore, de m’avoir donné un vrai compagnon. Je priai pour que sa si belle âme ne dessoûle jamais de l’Amour divin.


SULEIMAN L’IVROGNE
KONYA, février 1246

Brumes de vin, vous m’avez donné de nombreuses hallucinations aussi folles les unes que les autres, quand j’étais ivre, mais voir le grand Rûmi passer la porte de la taverne a été dément, même pour moi. J’ai eu beau me pincer, la vision ne s’est pas évanouie.
« Hé, Hristos ! Qu’est-ce que tu m’as servi, vieux ? ai-je crié. Cette dernière bouteille de vin devait être une superbibine ! Tu ne devineras jamais quelle hallucination j’ai en ce moment.
- Chut, idiot ! » a murmuré quelqu’un derrière moi. Je me suis retourné pour voir qui essayait de me faire taire, et j’ai été stupéfait de voir tous les hommes dans la taverne, y compris Hristos, qui regardaient fixement la porte. La salle était plongée dans un silence surnaturel – jusqu’à Saqui, le chien des lieux, qui semblait perplexe, allongé, ses longues oreilles comme collées à terre. Le marchand de tapis persans a cessé de chanter ses horribles mélodies qu’il appelait chansons et s’est  mis à osciller sur ses pieds, le menton levé, l’air trop sérieux d’un ivrogne qui tente de passer pour autre chose.
C’est Hristos qui a brisé le silence. «  Bienvenue dans ma taverne, Mawlânâ ! a-t-il dit d’une voix dégoulinante de politesse. C’est un honneur de vous voir sous ce toit. En quoi puis-je vous être utile ? »
J’ai cillé à plusieurs reprises, et j’ai fini par comprendre que c’était vraiment Rûmi qui se tenait là.
« Merci, a dit Rûmi avec un large sourire pourtant sans chaleur. Je suis venu chercher du vin. »
Le pauvre Hristos a été si surpris d’entendre ça qu’il en est resté bouche bée. Quand il a de nouveau pu parler, il a conduit Rûmi à la table libre la plus proche, qui était justement à côté de la mienne !
« Selamun aleykum », m’a dit Rûmi dès qu’il s’est assis.
Je lui ai rendu ses salutations, auxquelles j’ai ajouté quelques mots aimables, mais je ne suis pas certain que mon discours ait eu du sens. Avec son expression tranquille, sa robe onéreuse et son élégant caftan brun sombre, Rûmi était franchement déplacé, ici.
Je me suis penché en avant et, dans un murmure, je lui ai demandé :
« Est-ce qu’il serait tout à fait grossier de vous demander ce qu’un homme tel que vous fait dans un endroit pareil ?
- Je subis une épreuve soufie ! m’a répondu Rûmi  avec un clin d’œil, comme si nous étions les meilleurs amis du monde. J’ai été envoyé ici par Shams, pour ruiner ma réputation.
- Est-ce bien ? ai-je demandé.
- Je crois, a répondu Rûmi, que ça dépend de la manière dont on considère la situation. Il arrive qu’il soit nécessaire  de détruire tout ce à quoi on est attaché pour vaincre son égo. Si on est trop attaché à notre famille, à notre position dans la société, même à notre école ou à notre mosquée, au point qu’elles se mettent  en travers du chemin menant à l’Union avec Dieu, il nous faut renoncer à ces attachements. »
Je n’étais pas certain de le suivre comme il aurait fallu. Cette explication parut pourtant parfaitement logique à mon esprit embrouillé. J’avais toujours soupçonné que les soufis étaient une bande de fous pittoresques capables de toutes les excentricités.
Ce fut au tour de Rûmi de se pencher et de me demander dans un murmure : « Serait-il terriblement grossier de ma part de vous demander comment vous avez eu cette cicatrice au visage ? 
- Ce n’est pas une histoire très intéressante, je le crains. Je rentrais chez moi tard un soir, quand je suis tombé sur ce garde de la sécurité qui m’a tabassé.
- Pourquoi ? a demandé Rûmi avec un air sincèrement inquiet.
- Parce que j’avais bu du vin », ai-je dit en montrant la bouteille que Hristos venait de placer devant Rûmi.
Rûmi a secoué la tête. Au début il a paru tout à fait décontenancé, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’une telle chose puisse se produire, mais bientôt ses lèvres ont formé un sourire amical. Et c’est ainsi que nous avons continué à deviser. En mangeant du pain et de fromage de chèvre, nous avons parlé de la foi, de l’amitié et d’autres choses de la vie que je croyais avoir oubliées depuis longtemps, mais que j’étais enchanté de raviver dans mon cœur.
Peu après le coucher du soleil, Rûmi s’est levé pour partir. Tous les clients de la taverne se sont levés aussi pour le saluer. Un spectacle mémorable !
« Vous ne pouvez pas partir sans nous dire pourquoi le vin a été interdit ! » me suis-je exclamé.
Hristos est accouru en fronçant les sourcils, inquiet que ma question puisse ennuyer son prestigieux client.
« Chut, Suleiman ! Pourquoi faut-il que tu poses ce genre de questions ? 
- Non, sérieusement, ai-je insisté auprès de Rûmi. Vous nous avez vus. Nous ne sommes pas de mauvaises gens, mais c’est ce qu’on dit tout le temps de nous. J’aimerais savoir ce qu’il y a de mal à boire du vin, à condition de bien nous conduire et de ne faire de mal à personne ? »
En dépit de la fenêtre ouverte au coin, l’air dans la taverne était devenu lourd et enfumé, imprégné d’anticipation. J’ai bien vu que tout le monde était curieux d’entendre la réponse. Pensif, gentil, sobre, Rûmi s’est approché de moi, et voilà ce qu’il a dit :
Si le buveur de vin est profondément gentil, il le montrera quand il sera ivre.
Mais s’il dissimule de la colère ou de l’arrogance, elles apparaissent.
Comme c’est le cas chez la plupart des gens, le vin est interdit à tous.

Il y a eu un bref silence, pendant lequel nous avons tous réfléchi à ces paroles.
« Mes amis, le vin n’est pas une boisson innocente ! a continué Rûmi d’une voix nouvelle, autoritaire et pourtant posée et ferme. Il fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous. Je crois qu’il vaut mieux nous abstenir de boire. Cela dit, nous ne pouvons accuser l’alcool de ce dont nous sommes responsables. C’est notre propre arrogance et notre propre colère sur lesquelles nous devrions travailler. »

Cela a déclenché de vifs hochements de tête chez certains clients. Quant à moi, j’ai préféré lever mon verre, convaincu qu’aucune pensée sage ne devrait être énoncée sans que l’on trinque.

« Vous êtes un homme bon au grand cœur, ai-je dit. Quoi que les gens racontent à propos de ce que vous faites aujourd’hui, et je suis certain qu’ils vont déverser des flots de commentaires, je crois qu’en tant que prêcheur, c’était très courageux de votre part de venir dans cette taverne parler avec nous sans porter de jugements. »

Rûmi a posé sur moi un regard amical, puis il a pris les bouteilles de vin qu’il n’avait pas encore touchées et il est sorti dans la brise du soir.


ALADIN

KONYA, février 1246

Bel et bien épuisé d’attendre, ces trois dernières semaines, j’ai guetté le bon moment pour demander à mon père la main de Kimya. J’avais passé des heures à lui parler en imagination, à reformuler les mêmes phrases encore et encore, à chercher un meilleur moyen de m’exprimer. J’avais préparé une réponse à toutes les objections qu’il pourrait m’opposer. S’il disait que Kimya et moi étions comme frère et sœur, je lui rappellerais que nous n’avions aucun lien de sang. Sachant combien mon père aimait Kimya, j’avais prévu de dire que s’il nous laissait nous marier, elle n’aurait pas à partir vivre ailleurs, qu’elle pourrait rester avec nous toute sa vie. J’avais tout préparé dans ma tête, sauf de ne pas trouver un moment seul avec mon père.

Mais ce soir, je suis tombé sur lui de la pire manière possible. J’allais quitter la maison pour retrouver mes amis, quand la porte s’est ouverte et mon père est entré avec une bouteille dans chaque main.
Je suis resté interdit.
« Père, qu’est-ce que tu apportes ? ai-je demandé.
- Oh ça ! répondit mon père sans le moindre soupçon d’embarras. C’est du vin, mon fils.
-  Vraiment ! Est-ce ce qu’est devenu le grand Mawlânâ ? Un vieillard imbibé de vin ?
- Surveille ton langage ! » ordonna une voix morne derrière moi.
C’était Shams. Fichant ses yeux dans les miens sans ciller, il gronda :
« Ce n’est pas une façon de parler à son père. C’est moi qui lui ai demandé d’aller à la taverne.
- Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? n’ai-je pu m’empêcher d’ironiser.
Si mes paroles offensèrent Shams, il n’en montra rien.
« Aladin, nous pouvons en parler, dit-il froidement, à condition que ta colère ne trouble pas ta vision des choses. »
Puis il inclina la tête de côté et me dit que je devais adoucir mon cœur.
« C’est une des Règles, ajouta-t-il : Si tu veux renforcer ta foi, il te faudra adoucir ton cœur. A cause d’une maladie, d’un accident, d’une perte ou d’une frayeur, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous confrontés à des incidents qui nous apprennent à devenir moins égoïstes, à moins juger les autres, à montrer plus de compassion et de générosité. Pourtant, certains apprennent la leçon et réussissent à être plus doux, alors que d’autres deviennent plus durs encore. Le seul moyen d’approcher la Vérité est d’ouvrir son cœur afin qu’il englobe toute l’humanité et qu’il reste encore de la place pour plus d’amour.
- Restez en dehors de ça ! dis-je. Je ne prends pas d’ordre de derviches ivres. Contrairement à mon père.
- Aladin, tu devrais avoir honte ! » intervint mon père.
Je ressentis un fulgurant accès de culpabilité, mais il était trop tard. Tout le ressentiment que j’avais cru oublier m’inonda soudain.
« Je ne doute pas un instant que tu me haïsses autant que tu le dis, proclama Shams, mais je ne crois pas que tu aies cessé une seule minute d’aimer ton père. Ne vois-tu pas que tu le blesses ?
- Ne voyez-vous pas que vous gâchez nos vies ? rétorquai-je.
C’est alors que mon père se jeta vers moi, la bouche serrée, la main droite levée au-dessus de sa tête. Je crus qu’il allait me frapper, mais quand il ne le fis pas, quand il ne le voulut pas, je me sentis plus mal à l’aise encore.
« Tu me fais honte ! » dit mon père sans me regarder.
Mes yeux s’emplirent de larmes. Je détournai la tête et soudain, je me retrouvai face à Kimya. Depuis combien de temps était-elle là dans un coin, à nous regarder de ses yeux effrayés ? Combien de ces paroles avait-elle entendues ?
La honte d’être humilié par mon père devant la fille que je voulais épouser me retourna l’estomac, laissant un goût amer dans ma bouche. Je sentis mon cœur battre dans ma gorge.
Incapable de rester là un instant de plus, je pris mon manteau, j’écartai brutalement Shams de mon chemin et je sortis précipitamment de la maison, loin de Kimya, loin d’eux tous.

SHAMS

KONYA, février 1246

Blessé, après le départ d’Aladin, Rûmi était si triste qu’il ne put parler pendant un bon moment. Lui et moi sommes sortis dans le jardin couvert de neige. C’était un soir sinistre de février et l’air était lourd d’une immobilité particulière. Nous avons regardé passer les nuages, écouté un monde qui ne nous offrait que du silence. Le vent nous apportait l’odeur de la fôret, très lointaine, parfumée, musquée, et pendant un moment, je crois que nous avons tous les deux eu envie de quitter cette ville pour de bon.
J’ai pris une des bouteilles de vin, je me suis agenouillé dans la neige devant un rosier grimpant, nu et épineux, et j’ai lentement versé le vin sur la terre en dessous. Le visage de Rûmi s’est éclairé et il a eu ce sourire mi-pensif, mi excité qui est le sien.
Peu après, étonnamment, le rosier dénudé a repris vie, son écorce s’est adoucie comme une peau humaine. Il a produit une rose unique sous nos yeux. Tandis que je continuais à verser le vin au pied de l’arbuste, la rose a pris une jolie teinte orange chaleureuse.
J’ai saisi la seconde bouteille et je l’ai déversée au même endroit. La rose est passée de l’orange à un rouge lumineux, rayonnant de vie. Il ne restait qu’un peu de vin au fond de la bouteille. Je l’ai versé dans un verre, j’en ai bu la moitié et j’ai offert l’autre moitié à Rûmi.
Il a pris le verre de ses mains tremblantes, répondant à mon geste avec une merveilleuse gentillesse et une grande équanimité, cet homme qui jamais n’avait bu une goutte d’alcool de toute sa vie.
« Les règles et les interdits religieux sont importants, a-t-il dit, mais ils ne doivent pas devenir des interdits indiscutables. C’est en ayant cela à l’esprit que je bois le vin que tu m’offres aujourd’hui, convaincu de tout mon cœur qu’il y a une sobriété au-delà de l’ivresse de l’amour. »
A l’instant où Rûmi allait porter le verre à ses lèvres, je le lui ai arraché des mains et l’ai jeté au sol. Le vin s’est répandu sur la neige, telles des gouttes de sang.
« Ne le bois pas ! ai-je dit, maintenant que je n’éprouvais plus le besoin de mener ce test à son terme.
- Si tu ne voulais pas que je boive ce vin, pourquoi m’as-tu envoyé à la taverne ? a demandé Rûmi d’un ton moins curieux que compatissant.
-Tu sais pourquoi, ai-je répondu en souriant. L’élévation spirituelle concerne la totalité de notre conscience ; elle n’est pas obsédée par quelques aspects particuliers. Règles numéro trente-deux :
Rien ne devrait se dresser entre toi et Dieu. Ni Imam, ni prêtre, ni maître spirituel, pas même ta foi. Crois en tes valeurs et tes règles, mais ne les imposent jamais à d’autres. Sois ferme dans ta foi, mais garde ton cœur aussi doux qu’une plume.
Apprends la Vérité, mon ami, mais ne transforme pas tes vérités en fétiches. »
J’avais toujours admiré la personnalité de Rûmi, j’avais toujours su que sa compassion, infinie et extraordinaire, était ce qui me manquait. Ce jour-là, mon admiration pour lui a bondi plus haut encore.
Ce monde est plein de gens obsédés par la richesse, la reconnaissance et le pouvoir. Plus ils gagnent de signes de réussite, plus ils semblent avoir besoin de davantage. Rapaces et envieux, ils font des possessions matérielles leur qibla, regardant toujours dans cette même direction, inconscients de devenir les serviteurs des choses qu’ils convoitent. C’est un schéma courant. Ca arrive tout le temps. Mais il est rare, aussi rare qu’un rubis, qu’un homme déjà arrivé au sommet, un homme qui a beaucoup d’or, de célébrité et d’autorité, renonce un beau jour à sa position et mette sa réputation en péril pour un voyage intérieur dont personne ne saurait dire où ni comment il finirait. Rûmi est ce rare rubis.
« Dieu veut que nous soyons modestes et sans prétention, ai-je dit.
- Et Il veut être connu, a doucement ajouté Rûmi. Il veut que nous Le connaissions avec chaque fibre de notre être. C’est pourquoi il vaut mieux être attentif et sobre qu’ivre et écervelé. »
J’ai abondé dans son sens. Nous sommes restés assis dans le jardin avec la rose rouge unique entre nous jusqu’à ce qu’il fasse froid et noir. Sous la fraîcheur du soir flottait le parfum de quelque chose de neuf et de doux. Le Vin de l’Amour faisait doucement tourner nos têtes, et je me suis rendu compte avec joie et gratitude que le vent ne murmurait plus de désespoir.

Fin de l'extrait.

Elif Shafak

vendredi 14 octobre 2016

Shams de Tabriz ou les "quarante règles de la religion et de l'amour".

«  Cher Ella,

Votre lettre m’a trouvé alors que je m’apprêtais à quitter Amsterdam pour le Malawi. Je dois aller y prendre des photos des habitants d’un village. Si tout va bien, je serai de retour dans quatre jours. Puis-je le souhaiter ? Oui. Puis-je l’imposer ? Non !  Tout ce que je peux faire, c’est espérer vivre un jour de plus. Le reste n’’est pas entre mes mains. C’est ce que les soufis appellent le cinquième élément : le vide. Un élément divin inexplicable et incontrôlable que nous, êtres humains, ne pouvons comprendre, et dont pourtant nous devrions toujours être conscients.
Je ne crois pas qu’il soit bon de « suivre le courant », si par là vous voulez dire ne montrer ni intérêt ni implication dans le processus. Mais je crois au respect du cinquième élément.
J’ai passé un accord avec Dieu. Quand je suis devenu soufi, j’ai promis à Dieu De faire ma part aux mieux de mes capacités et de lui laisser le reste, et à lui seul.  J’accepte le fait que certaines choses soient au-delà de mes limites. Je n’en vois que des parties, comme des fragments d’un film qui flottent dans ma mémoire, mais le projet d’ensemble dépasse mon entendement.
Vous pensez que je suis pieux. Je ne le suis pas. Je suis spirituel. C’est différent. Il ne faut pas confondre religiosité et spiritualité, et le fossé entre les deux n’a jamais été aussi profond qu’aujourd’hui.
Savez-vous que Shams de Tabriz disait que le monde est un énorme chaudron et que quelque chose d’essentiel y cuit ? Nous ne savons pas encore quoi. Tout ce que nous faisons, sentons ou pensons est un ingrédient  de cette mixture. Nous devons nous demander ce que nous ajoutons au chaudron. Y ajoutons-nous du ressentiment, des animosités, de la violence ? Ou y ajoutons-nous de l’amour et de l’harmonie ?
Et vous, chère Ella ? Quels ingrédients pensez-vous ajouter au ragoût collectif de l’humanité ? Chaque fois que je pense à vous, l’ingrédient que j’ajoute, c’est un grand sourire. 
Aziz. »

Extrait du roman « Soufi, mon amour », d’Elif Shafak. 



Sur l'auteur:

Fille de diplomate, Elif Shafak est née à Strasbourg en 1971. Elle a passé son adolescence en Espagne avant de s'établir en Turquie. Après un doctorat en sciences politiques, elle a un temps enseigné aux Etats-Unis. Elle vit aujourd'hui à Istanbul. Internationalement reconnue, elle est notamment l'auteur de La bâtarde d'Istanbul, de Bonbon Palace et de Lait noirSoufi, mon amour est l'un des plus grands succès de librairie des dernières années en Turquie. (note de l'édition 10/18, 2011)

 Ce magnifique roman retrace la relation entre le poète Rûmi et le derviche Shams de Tabriz qui ont vécu au 13ème siècle. Ces deux sages, rebelles et libres, hérétiques à l’époque, ont noué des liens incroyablement forts, d’une amitié qui dépasse les conventions humaines.

Leur quête spirituelle respective, que la complémentarité des deux hommes permet de mener au plus près de la sagesse, les amènent à questionner leur égo qui est l’élément le plus entravant sur le chemin de la spiritualité appliquée, vivante, sincère, véritable et désintéressée. Pour cela ils vont tout perdre, ruiner toutes les apparences et les faux semblants, et tout gagner en retour, mais non sans souffrir de façon monumentale.

Outre cela, ce roman donne une lecture du Coran tout à fait magnifique, ouverte et profonde, mettant en relief l’étroitesse malheureuse des intégristes qui ne se contentent que d’une lecture superficielle du texte.

Le petit extrait que j’ai choisi ici vient d’une correspondance que deux personnages vivant à notre époque entretiennent, suite à la lecture d’un manuscrit relatant justement l’histoire belle et tragique de Shams et Rumi (histoire vraie). La vie de ces deux personnages va prendre un tourment inattendu, inspiré par le souffle de liberté et de vérité de l’histoire des deux anciens amis.
Shams, le derviche, l’ami du poète Rûmi, après avoir parcouru le monde, a établi quarante règles d’une profonde sagesse.

En voici quelques unes :

« Il y a plus de faux gourous et de faux maîtres dans ce monde qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers. Ne confonds pas les gens animés par un désir de pouvoir et égocentriques avec de vrais mentors. Un maître spirituel authentique n’attirera pas l’attention sur lui ou sur elle, et n’attendra de toi ni obéissance ni admiration inconditionnelle, mais t’aidera à apprécier et à admirer ton moi intérieur. Les vrais mentors sont aussi transparents que le verre. Ils laissent la lumière de Dieu les traverser. »

« La manière dont tu vois Dieu est le reflet direct de celle dont tu te vois. Si Dieu fait venir surtout de la peur et des reproches à l'esprit, cela signifie qu'il y a trop de peur et de culpabilité en nous. Si nous voyons Dieu plein d'amour et de compassion, c'est ainsi que nous sommes. »

« La voie de la vérité est un travail de cœur, pas de tête. Faites de votre cœur votre principal guide! Pas de votre esprit. Affrontez, défiez et dépassez votre nafs (égo) avec votre cœur. Connaitre votre ego vous conduira à la connaissance de Dieu. »

« Chaque lecteur comprend le Saint Coran à un niveau différent, parallèle à la profondeur de sa compréhension. Il y a quatre niveaux de discernement. Le premier est la signification apparente, et c'est celle dont la majorité des gens se contentent. Ensuite, c'est le niveau intérieur. Le troisième niveau est l'intérieur de l'intérieur. Le quatrième est si profond qu'on ne peut le mettre en mots. Il est donc condamné à rester indescriptible. »

« Est, Ouest, Sud, ou Nord, il n’y a pas de différence. Peu importe votre destination assurez-vous seulement de faire de chaque voyage un voyage intérieur. Si vous voyagez intérieurement, vous parcourez le monde entier et au-delà. »

« Les sages-femmes savent que lorsqu’il n’y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance De même pour qu’un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires. Comme l’argile doit subir une chaleur intense pour durcir, l’amour ne peut être perfectionné que dans la douleur. »

«  Tu peux étudier Dieu à travers toute chose et toute personne dans l'univers parce que Dieu n'est pas confiné dans une mosquée, une synagogue ou une église. Mais si tu as encore besoin de savoir précisément où Il réside, il n'y a qu'une place ou Le chercher : dans le cœur d'un amoureux sincère. »
« Ne tente pas de résister aux changements qui s’imposent à toi. Au contraire, laisse la vie continuer en toi. Et ne t’inquiète pas que ta vie soit sens dessus dessous. Comment sais –tu que le sens auquel tu es habitué est meilleur que celui à venir ? »

« Il est facile d’aimer le Dieu parfait, sans tache et infaillible qu’il est. Il est beaucoup plus difficile d’aimer nos frères humains avec leurs imperfections et leurs défauts. Sans aimer les créations de Dieu on ne peut sincèrement aimer Dieu. »

« La seule vraie crasse est celle qui emplit nos cœurs. Les autres se lavent. Il n’y a qu’une chose qu’on ne peut laver à l’eau pure : les taches de la haine et du fanatisme qui contaminent notre âme. On peut tenter de purifier son corps par l’abstinence et le jeune, mais seul l’amour purifiera le cœur. »

« Tout l’univers est contenu dans un seul être humain : toi. Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que tu aimes guère, y compris les gens que tu méprises ou détestes, est présent en toi à divers degrés. Ne cherche donc pas non plus ton Sheitan hors de toi. Le diable n’est pas une force extraordinaire qui t’attaque du dehors. C’est une voix ordinaire en toi. »

« Si tu veux changer la manière dont les autres te traitent, tu dois d’abord changer la manière dont tu te traites, Tant que tu n’apprends pas à aimer, pleinement et sincèrement, tu ne pourras jamais être aimée. Quand tu arriveras à ce stade, sois pourtant reconnaissante de chaque épine que les autres pourront jeter sur toi. C’est le signe que, bientôt, tu recevras une pluie de roses. »

« Ne te demande pas ou la route va te conduire. Concentre-toi sur le premier pas. C’est le plus difficile à faire. »

Voilà, il y en a quelques autres mais je ne vais pas toutes les reproduire ici sinon on dira de moi que je suis pieuse, ce qui est loin d’être le cas.

Pour finir, voici un petit poème, très court, qui résume en quelques mots, le fin mot de l’histoire. C’est Suleiman l’ivrogne qui déclame ces quelques vers du poète Omar Khayyam, haut et fort, au milieu d’une taverne moyenâgeuse et animée, après s’être fait vertement tancé par quelques intégristes en quête de bagarre :

« Bois ! Car tu ne sais pas d’où tu viens ni pourquoi ;
Bois ! Car tu ne sais pas pourquoi tu avances ni vers où. »


Ce roman, best seller en Turquie et bien ailleurs, éclaire ce qu’est l’amour au sens le plus élevé. J’en conseille vivement la lecture.

samedi 8 octobre 2016

Le récit d'Anatoli

Extrait du livre Entering the Circle, par Olga Kharitidi

.« Anatoli ne m’avait encore jamais parlé de l’Altaï et j’étais curieuse d’entendre ce qu’il avait à en dire.
- Bon, comme tu le sais, je suis chasseur. Pas seulement parce que symboliquement j’aime à débusquer le sens des choses, mais aussi littéralement : il m’arrive d’aller dans la taïga pour des parties de chasse. 
Ma grand-mère vit dans l’Altaï. Mais, comme il faut deux jours entiers pour atteindre son village, j’ai rarement l’occasion de lui rendre visite. Or, il y a un peu plus d’un an, j’ai décidé de prendre quelques jours de congé et d’aller chasser dans les environs de son village. J’ai pris mon meilleur fusil et je m’y suis rendu le cœur léger.
Quelques jours après mon arrivée au village, je suis sorti avec mon fusil. L’hiver avait pris fin et la neige avait en grande partie fondu, laissant derrière elle le tapis brun-jaune et humide que faisait l’herbe de l’année précédente. Bientôt, les jeunes pousses vertes du printemps allaient en sortir. La marche était aisée et je me suis enfoncé dans la forêt.
Je marchais dans un silence complet, à la fois détendu et absorbé par une méditation particulière. Je conservais toutefois les instincts aiguisés du chasseur. C’était exactement ce que j’avais espéré en venant là et je m’en réjouissais.
Un léger bruit sur ma droite a attiré mon attention. J’ai tourné la tête et je l’ai vue. Une magnifique jeune biche se tenait là, sous les arbres. Elle m’a paru quelque peu étrange et j’ai spontanément deviné qu’il faudrait m’y prendre de façon particulière pour l’abattre.
Elle restait là, à me regarder,  dans le silence. Elle ne faisait aucun mouvement,  mais je savais qu’elle n’était immobilisée ni par la surprise, ni par la peur. On aurait dit une statue. La grâce de son attitude, la beauté de ses formes suggéraient les plus grands chefs-d’œuvre de l’art. La moindre ligne de son corps était d’une élégance indicible.
Auparavant, j’avais considéré les animaux que je chassais sous un angle purement utilitaire. Ce n’était jamais à mes yeux qu’un gibier impersonnel : si je savais me montrer plus malin qu’eux et viser juste, ils finissaient sur ma table. J’ignore pourquoi je n’y voyais rien d’autre ; toujours est-il  que, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais imaginé qu’une bête puisse receler tant de beauté.
Un instant, nos regards se sont croisés. Elle m’a regardé droit dans les yeux. J’ai perdu toute notion du temps. J’étais plongé dans les doux yeux noirs de la nature même. Puis il s’est passé en moi quelque chose d’étrange. Je me suis aperçu que c’étaient mes yeux qui me rendaient mon regard. Entre l’homme que j’étais et la biche, la frontière s’était évanouie et nous ne formions plus qu’un. J’étais devenu à la fois le chasseur et la proie. J’éprouvais un puissant sentiment de réalité et savais que ce n’était pas là un effet de mon imagination. Par tout mon être, depuis la moindre molécule jusqu’au tréfonds de mon âme, j’étais lié à cet animal. Alors ma maudite rationalité a cessé de peser sur moi. Je n’éprouvais plus le besoin continuel de tout expliqué par la logique, de tout traduire en symboles. J’ai connu un instant d’existence pure, concentrée.
Puis, sans même que je réfléchisse, ma main a armé le fusil. Ce mouvement s’inscrivait dans le même flot d’énergie qui me reliait à la biche. Il n’y avait là rien que de naturel et de juste car j’avais conscience des deux faces de ce qui se passait. Prêt à tuer, j’étais prêt aussi à être tué. Tout cela participait du même continuum, du même équilibre.
J’ai visé et pressé sur la détente d’un même mouvement. Tout d’abord, je n’ai rien entendu. J’ai seulement vu le superbe animal chanceler doucement, puis s’enfoncer. Chaque fraction de mouvement formait le motif d’une chorégraphie compliquée et parfaite en soi, comme une succession de photos magnifiques. En même temps je sentais que moi aussi je m’écroulais, que j’étais projeté hors de cette vie. Enfin ses yeux se sont fermés et le contact a été rompu.
C’est seulement à ce moment que j’ai entendu la détonation, ce son primordial de vie et de mort, et qu’un tonnerre a emplit l’espace autour de moi. J’ai levé les yeux vers le sommet des grands pins et ai regardé le ciel. Aussi incroyable que cela paraisse, il y avait un bel arc-en-ciel juste au-dessus de nous. C’était trop pour moi. Je me suis assis sur l’herbe morte et humide et je me suis mis à pleurer.
J’avais toujours cru être fort, et voilà que je sanglotais comme un enfant. Mes larmes étaient à la fois de douleur et de ravissement. Mon esprit comme mon corps étaient en état de choc. Je me sentais complètement transformé. C’est probablement le seul fait de ma vie consciente que je n’aie jamais tenté d’interpréter  ou d’expliquer.
Je suis rentré à Novossibirsk mais j’avais changé. Le sentiment que j’avais éprouvé à la mort de la biche, ce déchirement du cœur sous le coup d’une douleur sublime causée par le contact avec le monde qui m’entourait, tout cela faisait désormais partie de ma vie.
Tu m’as demandé un jour pourquoi je n’avais pas cherché à aller plus loin dans ma vie professionnelle. Je ne t’avais pas répondu à l’époque, mais j’ai l’impression que c’est chose faite ce soir. Quand je suis revenu de l’Altaï, l’idée de carrière avait perdu toute signification pour moi. Ce qui comptait, c’était uniquement d’aider les gens par mon travail. Depuis lors, chaque fois que je vois un patient, je retrouve cette même sensation d’être à la fois chasseur et victime. C’est une perspective qui marque mes relations professionnelles. Je crois que cela fait de moi psychiatre un peu différent des autres et, je l’espère, meilleur. »

mercredi 5 octobre 2016

Vive le Nez


Aujourd’hui, en milieu d’après-midi,  j’ai été prendre un café avec une copine. Il faisait beau et doux et nous avons décidé de nous retrouver à une petite terrasse en ville, après qu’elle ait déposé son fils de 8 ans à son cours de batterie.
« Je suis habillée comme je sais pas quoi aujourd’hui, j’ai mis un truc ample pour aller au yoga ce matin et un truc chaud en haut parce qu’il commence à cailler, je me suis pas changée…  mais bon, on s’en fout non ? dit-elle.
- Biensûr qu’on s’en fout.
- Alors on s’en fout. »
Après avoir fait le tour des derniers épisodes émotionnellement pertinents des derniers jours et avoir vidé nos tasses de café respectives, nous allons ensemble récupérer le fiston à la sortie de son cours. Le pas est léger, le cœur aussi. Nous rions de nos faiblesses, de nos bêtises, de nos espoirs.
-On raccompagne Marie chez elle, ok ? dit-elle à son fils.
Toutes à notre conversation, suivies de près par le jeune homme qui s'amuse dans les feuilles mortes rassemblées sur le bord du trottoir, nous passons devant chez moi et ne nous arrêtons pas. Arrivées devant chez elle, elle dit :
- Du coup, c’est toi qui nous a raccompagnés. Tiens, est-ce que tu aimes les figues, y’en a plein le jardin, si tu en veux…
Je la suis chez elle, dans le jardin. Son téléphone sonne et elle répond pendant que je cueille quelques figues.
- C’était pour le boulot. Je devais jouer demain mais c’est annulé.  
- Ah bon ? mais pourquoi…
- Je devais jouer demain à Grenoble, à l’hôpital des enfants. Y’en a un qui vient d’être admis dans l’unité de fin de vie, et comme je devais juste faire un remplacement dans leur équipe, que je ne connais pas cet hôpital, ils ont préféré m’éviter de vivre ça. Pour une première fois dans un nouvel endroit, c'est un peu rude.»
Le souffle coupé, j’arrache la figue qui résistait sur sa branche alors que la maturité la présentait comme prête à tomber.
Aujourd’hui, j’ai pris un café avec Rosalie, clown en milieu hospitalier, clown auprès des personnes âgées atteintes d’Alzeimher, clown auprès des enfants malades.
Je suis profondément touchée par ces personnes qui ressentent cette vocation, celle d’être là pour  ceux qui n’ont plus rien et qu’on rassemble dans des hospices en attendant la fin. Les clowns sont des gens extraordinaires et je tiens à leur rendre hommage. J’ai eu la chance, grâce à Rosalie, de pouvoir observer de près leur travail. De les suivre dans l’intimité des chambres d’hôpital. Ce qu’ils arrivent à toucher chez le patient alité est tout bonnement merveilleux. Ils obtiennent un contact. Un déridement , un soulèvement de sourcil, une perplexité, un décalage qui fait réagir, sourire, qui anime l’être occupant la chambre. Par la légèreté, par leur culot, leur provocation toute en douceur, ils permettent de briser les barrières de compassion convenue qui est celle que le bien-portant ressent presque par obligation quand il est face à un malade. Là, non. Il n’y a plus de malade. Il y a Huguette, Jérôme, Jaques, Antoine, Mélanie. Il y a les parents auprès de leurs enfants, et tout le monde réagit face à la maladresse du clown, sa familiarité, sa douceur. Le clown capte l’attention. Par sa présence, ses chansons, son affirmation, son arrogance volontaire, toujours adaptée à la seconde près face à ce que renvoie la personne pour laquelle il fait le clown, il est comme un cheveu hirsute  qui tombe sur la soupe froide. Il dérange gentiment. Il relègue au dernier plan la tristesse. Il Anime, il apporte le vivant là où le vivant semble s’effacer naturellement derrière la maladie et la fin de vie.
C’est un métier difficile. Pouvez-vous imaginer combien il faut être fort pour surmonter l’ambiance qui règne dans un hôpital, pour surmonter son propre émoi face à un enfant mourant qui a l’âge de son propre fils,  ou face à une vielle femme qui a l’âge de sa propre mère ? Combien il faut surmonter ses propres émotions pour donner de la joie, apporter de la vie et s’oublier soi-même ?
Vraiment, pour l’avoir vu de mes propres yeux, les clowns font un travail extrêmement important auprès de leur public hospitalisé. Les parents des enfants malades en témoignent, le personnel hospitalier aussi, et la présence de ces Trublions de la vie devrait se généraliser dans tous les hôpitaux. C’est un métier difficile et ceux qui ont choisi la voie du Nez en milieu hospitalier ne l’ont pas choisie par plaisir et légèreté, mais par vocation, répondant à un appel profond de compassion profonde pour leur prochain. Ils défendent, consciemment ou non, le fait que toute vie est bien vivante tant qu’elle n’est pas morte. Que jusque au dernier moment, l’amour et la joie doivent s’imposer sur la tristesse et la fatalité. Ils méritent tous nos encouragements, notre reconnaissance, notre soutien.  Ils sont trop souvent incompris et jugés à l’aune de critères faux.
Combien de fois avons –nous vu un mourant, quel que soit son âge, réconforter son proche qui va lui survivre ? Le clown incarne l’étincelle de vie qui brûle le bois jusqu’au dernier atome de matière consumable. Il est une respiration, un souffle léger, une caresse, qui embrase ce qui reste de vivant en toute personne, aussi malade soit-elle. Le clown fait le choix de la vie et ce choix l’amène à se questionner sur sa propre personne, ses propres craintes, sur sa foi en la vie, son rapport à la mort, à la douleur, à l’injustice. Le travail qu’il fait sur lui-même pour être capable d’intervenir dans ces milieux difficiles  est extrêmement lourd. Le clown n’est pas inconscient, il est au contraire bien plus conscient et malgré son image encore incomprise par beaucoup tant elle est à contre courant de la bien-pensance qui s’afflige devant le malheur, il  déploie son énergie pour apporter l’étincelle de joie là où le besoin s’en fait le plus sentir, c’est-à dire dans les hôpitaux, mouroirs, lieux de Fin.
A nous qui sommes en bonne santé, le clown apporte aussi un message. Tout comme le mourant nous en apporte un. Surmontons nos craintes, notre tristesse, acceptons que les choses aient une fin et tant qu’elles ne sont pas finies, efforçons-nous d’être dans la joie. Laissons-notre peine de côté et accompagnons l’autre, jusqu’au bout, jusqu’au bout du voyage, et célébrons la vie avec lui tant qu’un souffle émane de sa personne. Si nous tenons la main de notre proche alors que la vie le quitte, souhaitons-nous qu’il soit contrit de nous voir accablé et détruit ? Lui doit partir, contre sa volonté, il n’a pas le choix, alors voulons-nous lui faire sentir cette injustice ? Ou préférons-nous lui faire sentir que nous sommes là, forts, profondément tristes mais dignes et capables de dire au revoir, que nous acceptons son départ et ne l’oublierons jamais ? Au-delà de la peine que ressentent ce qui restent, il est infiniment important qu’une personne parte en paix, sans culpabiliser  du fait qu’il doive mourir. Le mourant doit savoir que nous nous en sortirons. Ses proches doivent faire ct effort insurmontable d’accepter le départ. C’est cet effort que font les clowns quand ils  entrent dans un hopital.  Qu’ils voient sur le visage de chaque patient celui d’un proche. Qu’ils le voient sourire. Ils se disent : «  si ça avait été mon père, j’aurais été content qu’il vive ça. »

Vive le Nez.