"Je ne sais plus ce que je voulais
dire. C’est là, je l’ai sur le bout de la langue, mais ça ne vient pas. J’ai
oublié. Pourtant, la sensation est forte. Je veux dire, c’est là, très présent,
tout en moi, mais je ne sais plus ce que c’est. C’était important j’en suis
sûre et vous allez m’en vouloir de ne pas me souvenir. Je m’en veux déjà… Je ne
sais pas. C’était … drôle. Inhabituel. Il y avait de la couleur. Des fleurs
peut-être. Ou plutôt des petites formes colorées et bariolées qu’on aurait prises
pour des fleurs.
Aubergine. La couleur. Et des
petites tâches vertes, roses, bleues. Je
ne sais pas où elles étaient ces fleurs, mais je les ai vues. Il y en avait
beaucoup et elles bougeaient. Comme s’il y avait du vent. Une brise légère. Elles
étaient drôles. Vivaces. Je crois même qu’elles avaient une odeur sucrée alors
que ce n’était pas des fleurs mais des formes, comme je vous l’ai dit. Des
formes sur un rideau, ou un manteau ? Je ne sais plus, mais ça bougeait. Vous
ne les avez pas vues vous, ces fleurs ? C’est fou. Moi, je trouve cela fou.
Un nez… Il y avait un énorme nez ! Je le vois !
Il était sous mes yeux ! Un nez… très très rouge, très très gros. Tout
rond. Attendez… Il y avait des petits yeux noirs au-dessus… Si, je les revois !
Deux petits yeux rieurs. Coquins. Quelle impertinence ! Ils m’ont parlé,
je vous jure qu’ils m’ont parlé. Je ne sais plus ce qu’ils m’ont dit, mais ils
m’ont parlé. Ils connaissaient mes secrets. Ils sont venus dans mon jardin comme s’ils
étaient chez eux. Bah je les ai accueillis, vu qu’ils semblaient connaître l’endroit.
Ils faisaient un sacré boucan mais j’ai laissé faire. Bah oui ! Mon jardin
adorait alors j’allais pas les bouter hors de chez moi, pas les petits yeux
rieurs, pas le nez, vous êtes fou ! Ah ben non, le nez, je le veux !
Mon gros nez rouge dans le jardin,
des petites fleurs sur le rideau, ou le manteau, avec de gros souliers plein de
terre. Il a un peu sali le gazon car il faisait n’importe quoi,- il marchait
sur les murs, dansait la carmagnole, faisait du patinage- mais à mon âge, on laisse faire ! Ce n’est
pas une plate-bande malmenée qui va me contrarier ! Au contraire ! Mon jardin, il est bien
mieux comme ça. Dites, vous pensez qu’il va revenir ? Le nez, le gros nez
rouge… Vous pensez qu’il va revenir ?
Vous savez, j’ai peu de visite là
où je vis désormais. Il est difficile de me trouver. Je suis souvent absente et
même si je laisse la porte ouverte, rares sont ceux qui osent entrer. Mais ce
gros nez, il ose. Il entre, et tant mieux si ses gros souliers font du raffut !
C’est comme ça qu’il me trouve.
Oh ! Le nez, il m’a chanté
une chanson ! Les notes… La,
lalala,lala… Vous connaissez ? « Ce n’est pas un Apollon, mon Jules,
il n’est pas taillé comme un Hercule ». Qu’est-ce que c’était bon !
Taper dans les mains, chanter fort... Et j’ai dansé. Oui, j’ai dansé avec mon
nez. Dans les bras d’un bel Hercule, mon grand gaillard. Et les petites fleurs
tournaient autour. Les petits yeux noirs m’encourageaient et je dansais comme
une pucelle ! Oh, ça va, vous en avez vu d’autre.
Attendez… Il y a autre chose. C’est
pas fini… j’ai oublié… quelque chose. Le Nez… il est tout près. Tellement près
qu’il est encore plus rond et plus rouge.
Ma main. Un frisson. Pourtant il
ne fait pas froid. Chez moi il fait toujours bien chaud, vous pouvez me croire.
Ma main. On me tient la main. Ma vieille main rigidifiée par l’arthrose. Une
main qu’on ne touche plus, devenue inutile et déjà enterrée, si vous me
permettez… On me tient la main et elle reprend vie ! Si ! Regardez !
… Avec quelle agilité je bouge mes doigts ! Quelque chose lui redonne sa
souplesse. Sa jeunesse. Je peux serrer la main de mon nez. Comme cela me fait
plaisir ! Et comme c’est doux…
Oooh ! Excusez-moi…
Donnez-moi un instant… Voilà que je suis
toute rouge… Il m’a fait un bisou ! Le nez, ici, vous ne voyez pas ?
Sur ma joue… Là, je le sens encore. Il y
est forcément, regardez bien. Il n’a pas pu aller bien loin. Si ? Vous le
voyez ? Bon, tant mieux, vous me rassurez. Il est là, je le sens, chaud,
mou et tout doux ! Vous en avez eu un vous aussi ?
Ah parce que moi je ne vous donnerai pas le mien… Comment ? Vous n’en
avez pas eu ? Alors il faut que je vous donne le mien, il vous en faut un,
vous devez en avoir un. Ah, vous en avez eu un ? Tant mieux, vous m’avez
fait peur. On ne plaisante pas avec les bisous du nez. Ils sont précieux.
Approchez, approchez donc votre oreille que je vous dise un secret : ces
bisous, les bisous du nez, ils sont magiques. Si ! C’est un ballon de
soleil qui passe par la joue et descend dans le cœur. Là, ils gonflent,
gonflent, gonflent dans la poitrine et vous font flotter comme sur un nuage.
Vous comprenez ? Ils sont magiques. Ce ne sont pas des bisous secs et de
circonstances, comme vous m’en faites, vous, à l’occasion, mais ce n’est pas de
votre faute, vous n’avez pas de nez. Non, ce sont des vrais bisous, très
chargés. Ils croulent sous leur chargement. Mais ils arrivent jusqu’à ma joue
et y libèrent leur contenu magique. Et je flotte.
Dites, vous
pensez qu’il va revenir ? Le nez, le gros nez rouge ?"
Cet article est inspiré d’une journée d’observation de l’intervention des Clowns Plumo et Rosalie à l’EHPAD « Les Terrasses de Reinach », auprès de résidents atteints de la maladie d’Alzheimer.
Cet article est inspiré d’une journée d’observation de l’intervention des Clowns Plumo et Rosalie à l’EHPAD « Les Terrasses de Reinach », auprès de résidents atteints de la maladie d’Alzheimer.
Les clowns Rosalie et Plumo étaient attendus. Les résidents atteints de
la maladie d’Alzeimher ne se souviennent peut-être pas de grand-chose, mais à
chaque fois que les clowns viennent leur rendre visite, ils en gardent une
trace, quelque part, très profondément enfouie. Les visages s’illuminent,
quelques sourires se fendent, des corps se lèvent de leur fauteuil. Tien,
Rosalie vient de chuter. Elle ne tient pas debout ! Elle se cogne aux
portes. Le vieux Jacques essaie de la soulever mais elle glisse sur le sol !
Quelle chipie. Plumo s’indigne. Il abandonne. Elle préfère les mains fortes du
vieux Jacques. Alors il sort sa guitare et entame un air mélancolique. Jeanne
reconnaît les premières notes et commence à chanter. Emilienne se lève et fait
quelques pas de valses. Julie, l’aide-soignante, la rejoint et toutes deux
tournent au milieu de la pièce.
C’est la simplicité et la spontanéité du Nez qui trouvent chez les
résidents un écho rare. Il n’y a plus de place pour l’inhibition dans cette
pièce. Ce qui est ressenti est exprimé. On ne réfléchit pas, on est. On nez !
A la fin de la journée, après plus de quatre heures de clownerie intense, nos deux zigotos barbouillés sont épuisés. Ils ont tout donné. L'énergie dispensée à être à l'écoute tant des patients, du confrère que de soi-même, les a rincés. Mais quelle satisfaction ont -ils! Monsieur Durand, totalemnt invalide dans son fauteuil roulant, a serré la main de Plumo. Il y avait de la lumière dans son regard autrement éteint.On se repasse les petits moments de grâce de la journée et on se dit, en son for intérieur, quel beau métier je fais.
Plus tard, Plumo et Rosalie entrent dans la chambre de Georgette. Elle ne
sort quasiment pas depuis plusieurs jours, d'après Julie qui, un peu plus tôt, dansait avec Emilienne. "Elle est grognon... alors si vous n'avez pas peur de vous faire jeter, allez-y." précise-t-elle avec complicité.
Toc toc toc.
Entrez… dit une petite voix.
-Bonjour Georgette ! C’est nous !
Et Plumo d’entamer un petit riff enjoué à la guitare. Et Rosalie d’entrer
en se dandinant. De suite, Georgette tape dans les mains et sourit, étendue sur son lit. Rosalie s’allonge sans
ménagement à ses côtés, tapant dans ses mains au rythme de Georgette. C’est
parti pour une bonne demie heure de blague. En toute impertinence et dans une
douce familiarité, on se moque, on se taquine, on chante et on rigole.En prime, on aura droit à un petit tour de magie vraiment bluffant.
Georgette, c’est ma maman, c’est ma grand-mère, c’est la tienne, c’est
la sienne. Quand cette petite dame voutée prend Rosalie dans ses bras, ce sont tous les
petits vieux qui la prennent dans leurs bras. Et moi, cela me réchauffe le cœur.
A la fin de la journée, après plus de quatre heures de clownerie intense, nos deux zigotos barbouillés sont épuisés. Ils ont tout donné. L'énergie dispensée à être à l'écoute tant des patients, du confrère que de soi-même, les a rincés. Mais quelle satisfaction ont -ils! Monsieur Durand, totalemnt invalide dans son fauteuil roulant, a serré la main de Plumo. Il y avait de la lumière dans son regard autrement éteint.On se repasse les petits moments de grâce de la journée et on se dit, en son for intérieur, quel beau métier je fais.
Plumo et Rosalie sont des clowns qui interviennent auprès d’un public
particulier. Les malades d’Alzeimher mais aussi les enfants et les adultes handicapés
mentaux.
Ce public ne réagit pas aux choses dites normales du quotidien. Il
faut aller les « chercher », les rencontrer dans un endroit
bien spécifique, où vous et moi avons du mal à aller. Je ne parle pas d’un
institut dont on trouverait l’adresse dans les pages jaunes et dont on rechignerait à pousser la porte, non. Je parle d’un
endroit dans l’esprit, dans la conscience. Un endroit qui nous semble loin,
dangereux et inaccessible, à nous, mais dont certains connaissent le chemin :
les clowns.
Vous pensez que ces derniers gesticulent en grand fracas juste pour
animer l’ambiance ? Eh bien vous vous trompez.
Les malades d’Alzeimher et les handicapés forment un public insensible à
la niaiserie et aux bons sentiments. La superficialité d’une bonne intention entachée
d’un « mal-à-l’aise » ne les touche pas.Il faut autre chose.
Le clown sait être exactement et intégralement dans le présent. Cette
chose qui nous échappe et après laquelle on court. Etre dans le présent, y être
pleinement, comme n’importe quel gamin sait l’être aussi, c’est ce que fait le
clown. C’est aussi tout ce qui reste à un malade d’Alzeimher ou à une personne
au comportement psychique différent. Le clown est désinhibé, spontané, impertinent,
impoli, provocateur, et généreux, émerveillé, tendre, câlin, tactile, aimant
sans condition et égal à lui-même en toutes conditions, traitant son prochain quel que soit son état, avec le même amour un peu taquin et la même
familiarité réconfortante. Le clown est vrai au plus profond de son être et c’est
cela qui fait de lui un être indispensable dans le quotidien de tout un chacun,
aussi bien auprès des vieux que des jeunes, des valides que des invalides. Il dit
des conneries, ne prend pas grand-chose au sérieux, semble ne pas respecter les
bons usages de la respectabilité qui nous honore, et c’est tant mieux. Ca fait
du bien. Le clown est aussi humblement vrai qu’on souhaiterait l’être. C’est en
cet endroit, cette vérité de l’être, qu’il touche l’autre, aussi loin soit-il.
Alors Vive le gros nez rouge !
Merci pour ce très beau texte!
RépondreSupprimerMerci aux clowns !
RépondreSupprimerMerci aux clowns !
RépondreSupprimerVotre texte sonne très juste, il y a un territoire secret où l'on peut se rencontrer sans maquillage !!! paradoxe du clown ! mais sans être clown aussi on peut suivre ce tout petit ruisseau pétillant de l'instant âme à âme sans "bons sentiments". Merci pour votre très beau récit. Claire Avril
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