En
cette période de temps indécis où l’été hésite à s’installer, en pleine
négociation avec un hiver frustré qui voudrait bien rester un peu sous nos
fenêtres, un automne conciliant prêt à donner de son temps, un printemps
pluvieux que rien n’arrive à consoler, je dévore, tomes après tomes, les
nombreux volumes qui composent les annales du Disque-monde de Terry Pratchett.
Si
le premier tome intitulé “La huitième couleur” m’a laissée circonspecte,
pataugeant dans un style burlesque fantaisiste qui peinait à trouver un écho
franc en moi, il m’a cependant invitée à ouvrir curieusement le second tome
(“Le huitième sortilège”), puis, franchement, le troisième tome (“La huitième
fille”).
Je
puis dire, en refermant l’ouvrage d’un soupir satisfait, que j’adore tout
simplement la lecture que je viens d’achever.
Je
me réserve encore un peu avant de me lancer dans un essai dithyrambique sur
l’oeuvre de Pratchett, il faudrait que je lise au moins 41 des 41 tomes de la
série pour me sentir légitime à apporter un grain de sel. Cependant, dans un
tout premier temps, je souhaiterais partager deux minuscules extraits que j’ai
pris le temps de marquer d’une cornure de page au fil d’une lecture haletante
tant ils m’ont fait sourire ou m’ont semblé souligner la pertinente
impertinence de l’auteur, génial.
Voici
le premier extrait, tiré du tome 2 :
“Les
druides du Disque tiraient fierté de leur ouverture d’esprit quand il
s’agissait d’aborder les mystères de l’univers. Bien entendu, à l’instar des
druides de partout, ils croyaient à l’unité indispensable de la vie, au
pouvoir de guérison des plantes, au rythme naturel des saisons et au bûcher
pour quiconque professait des opinions différentes, mais ils avaient aussi
réfléchi longuement, intensément sur le principe même de la création et formulé
la théorie suivante : L’univers, à leur point de vue, dépendait pour sa bonne
marche de l’équilibre de quatre forces, dans lesquelles ils reconnaissaient le
charme, la conviction, le doute et l’envie d’emmerder le monde. Par exemple, le
soleil et la lune tournaient autour du Disque parce qu’ils étaient convaincus
de ne pas tomber, mais ne s’en éloignaient pas à cause du doute. Le charme
permettait aux arbres de pousser, l’envie d’emmerder le monde les maintenait
debout, et ainsi de suite. Certains druides insinuaient que cette théorie
présentait des lacunes, mais leurs aînés expliquaient avec force sous-entendus
qu’il y avait assurément matière à discussion s’appuyant sur des faits, aux
passes d’armes d’un débat scientifique passionnant, lequel débat se tiendrait
au sommet du prochain bûcher de solstice.”
Fin
de l’extrait. Le second extrait, tiré du tome 3, met en scène Simon, apprenti
mage, Biseauté, archichancelier, directeur de l’Université de l’Invisible et
Traitel, mage de huitième rang, important, s’il est besoin de le préciser.
“
Le jeune garçon gisait sur un lit dans une pièce étroite, une serviette froide
pilée en travers du front. Traitel et Biseauté l’observaient avec attention.
-
Ca fait combien de temps ? demanda Biseauté Traitel haussa les épaules.
-
Trois jours.
-
Et il n’est pas revenu à lui une seule fois ?
-
Non. »
Biseauté
s’assit lourdement sur le bord du lit et se pinça l’arrête du nez d’une main
lasse. Simon n’avait jamais paru particulièrement bien portant, mais maintenant
il avait le visage horriblement creusé.
«
Un esprit brillant, ce gars-là, dit-il. Son explication des principes
fondamentaux de la magie et de la matière… tout à fait étonnante. » Traitel
approuva du chef.
«
Cette façon qu’il a d’assimiler la connaissance… fit Biseauté. J’ai travaillé
toute ma vie comme mage et je n’avais jamais vraiment compris la magie jusqu’à
ce qu’il l’explique. C’était si clair. Si… oui, évident.
-Tout
le monde le dit, renchérit Traitel, maussade. Ils disent que c’est comme se
faire enlever un bandeau et voir la lumière du jour pour la première fois.
-
C’est exactement ça, reconnut Biseauté. C’est de la graine de sourcelier, pas
de doute. Vous avez eu raison de nous l’amener. »
Il
y eut une pause de réflexion. « Seulement… fit Traitel.
-
Seulement quoi ? demanda Biseauté.
-
Seulement, vous en avez compris quoi, vous ? répliqua Traitel. Ca me turlupine.
Je veux dire : est-ce que vous pouvez l’expliquer ?
-
Comment ça : expliquer ? » Biseauté avait l’air inquiet.
«
Ce qu’il raconte, fit Traitel, une ombre de désespoir dans la voix. Oh, il
connaît son affaire, je sais. Mais c’est quoi, exactement ? »
Biseauté
le regarda, bouche bée. Enfin, il répondit : « Oh, c’est simple. La magie
remplit l’univers, vous voyez, et chaque fois que l’univers change… non, je
veux dire, chaque fois que la magie est invoquée, l’univers change, mais dans
toutes les directions d’un coup, voyez-vous, et… » Il agita des mains
hésitantes, en quête d’une étincelle de compréhension sur le visage de Traitel.
« Autrement dit, tout morceau de matière, par exemple une orange, le monde ou…
ou…
-
… un crocodile ? suggéra Traitel.
-
Oui, un crocodile, ou… ce que vous voulez, tout a au fond la forme d’une
carotte.
-
Je ne me souviens pas de ce passage-là, dit Traitel.
-
Je suis sûr que c’est ce qu’il a dit », fit Biseauté. Il commençait à
transpirer.
«
Non, je me souviens du passage où il laissait entendre qu’en allant assez loin
dans n’importe quel direction on finirait par se voir l’arrière du crâne,
insista Traitel.
-
Vous êtes sûr qu’il ne voulait pas parler du crâne de quelqu’un d’autre ?
Traitel réfléchit un instant.
«
Non, je suis à peu près sûr qu’il a dit qu’on se verrait l’arrière de son
crâne. Je crois qu’il a dit qu’il pouvait le prouver… »
Ils
réfléchirent là-dessus en silence. Biseauté finit par reprendre la parole, très
lentement et posément.
«
Voilà comment je vois les choses, fit-il. Avant de l’entendre parler, j’étais
comme tout le monde. Vous comprenez ce que je veux dire ? J’étais perplexe,
indécis à propos des petits détails de l’existence. Mais à présent – son visage
s’éclaira – je suis toujours perplexe et indécis mais sur un plan plus élevé,
voyez-vous, et au moins je sais ce qui m’agite désormais, ce sont les questions
vraiment importantes, fondamentales, de l’univers. »
Traitel
approuva du chef.
«
Je ne les voyais pas comme ça, dit-il, mais vous avez absolument raison. Il a
vraiment repoussé les limites de l’ignorance. Nous en savons si peu sur
l’univers. » Ils savourèrent tous deux l’étrange et chaude sensation d’être
beaucoup plus ignorants que le commun des mortels, lequel n’était ignorant que
de choses communes. Puis Traitel dit : « J’espère seulement qu’il va bien. La
fièvre est tombée mais il n’a pas l’air de vouloir se réveiller. » Deux
servantes entrèrent avec un bol d’eau et de nouvelles serviettes. L’une d’elles
portait un balai plutôt décrépit. Alors qu’elles entreprenaient de changer le
drap trempé de sueur sous le jeune garçon, les mages sortirent et continuèrent
de discuter des vastes horizons d’ignorance que le génie de Simon avait ouverts
au monde.”
A
suivre...
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