L'oeuvre de London est très éclectique. Bien que ses thèmes de prédilection passent du Grand Nord aux Bas-fonds des villes industrielles, détourant les contours d'un engagement politique fervent, c'est la condition de l'Homme qui inspire notre auteur prolixe. Avant Adam est un magnifique ouvrage qui plonge au commencement de l'humanité pour imaginer ce que pouvait être la vie primitive.
Le biais qu'il saisit pour parvenir à remonter le temps est très judicieux. Il recours à une forme de rêves répétés, révélateurs d'une conscience collective atavique. Le personnage principal remet en ordre pour le lecteur, l'ensemble des rêves qu'il fait depuis son plus jeune âge. Ces rêves parfois décousus suivent une trame, racontent une histoire tellement originale qu'elle ne peut être issue ni de l'imagination du protagoniste, ni d'un travail inconscient de refonte de la réalité vécue par le jeune homme. Le contenu des rêves provient de bien plus loin. Une hérédité laissée dans le corps du jeune narrateur qui devient sous nos yeux Grande Dent, membre de la horde, voisin du Peuple des Arbres et du Peuple du Feu.
Yves Coppens souligne dans son mot de présentation l'incroyable intuition de London:
" Quel surprenant récit en effet, quatre-vingt ans avant le constat de la double locomotion de certains ancêtres (Lucie), trente ans avant la mise au jour des premiers feux, vingt avant la découverte du premier Pré-humain ! La leçon est claire : la science avait tout simplement très tôt percé à jour le cheminement de l'Humanité; fossiles et technologies se sont ainsi trouvés sans peine à son rendez-vous; l'imaginaire des Hommes s'y est donc aisément coulé, il s'y est si bien coulé que certains auteurs, génies de cet imaginaire, sont parvenus au tour de force de précéder la science. Jack London est parmi ceux-là, plus étonnant encore que ses confrères, un H.G Wells ou un S. Waterloo en Angleterre, un J.H. Rosny Aîné en France.
Il faut dire que London est convaincu par les idées de Darwin, de Huxley et de Spencer; il est fasciné par les théories de l'évolution, celles qui conduisent du ver de terre à la "vie grouillante des mammifères minuscules", celles qui nous mènent des reptiles ailés aux singes féroces, celles encore qui sont ici "vécues", du peuple des Cavernes à celui des Hommes modernes."
Voici un extrait du roman :
Chapitre 14
« Les mois se succédaient.
Le drame et la tragédie étaient encore à venir : en attendant, nous
cassions des noix et vivions tant bien que mal. Il me souvient que ce fut une
année exceptionnellement bonne pour les noix. Nous en emplissions nos calebasses et les apportions au creux des
rochers où nous les brisions entre deux cailloux pour les manger aussitôt.
Nous étions à l’automne de
l’année qui nous vit revenir, Oreille-Pendante et moi, de notre long voyage
mouvementé et l’hiver qui suivit fut clément. […] Cet hiver-là, Œil-Rouge fit
mourir sa dernière femme à force de mauvais traitements. Je l’ai, tout au long
de mon récit, décrit comme un être fixé aux premiers stades de l’évolution,
mais dans ses méfaits, il allait plus
loin que les espèces inférieures, qui, au moins, ne font pas maltraiter et tuer les femelles
par les mâles. J’en déduis qu’œil-Rouge, malgré ses effroyables tendances
ataviques, annonçait l’apparition de l’homme, puisque c’est un triste privilège
humain que de le faire.
Comme il fallait s’y attendre,
après s’être débarrassé de son épouse, Œil Rouge se mit en quête d’una autre.
Il jeta son dévolu sur la Chanteuse, petite-fille du vieil Os-à-Moelle, et
fille du Glabre. Cette jeunesse aimait à chanter, le soir venu, à l’entrée de
sa caverne et s’était récemment mise en ménage avec Jambe-Torse, homme très
paisible, inoffensif et qui, jamais, ne cherchait noise à ses semblables.
Maigre et petit de taille, il était moins solide que les autres sur ses jambes.
Jamais Œil Rouge ne commit un
acte plus abject. Vers la fin d’une calme journée, nous nous rassemblions dans
l’espace libre avant de grimper à nos cavernes lorsque la Chanteuse, poursuivie
par Œil Rouge, déboucha tout à coup d’un sentier, venant d’un point d’eau. Elle
courut vers son époux. Le malheureux Jambe-Torse tremblait d’épouvante, mais il
se comporta en héros. La mort le menaçait, pourtant il ne recula pas d’une semelle. Il se leva, se mit à jacasser,
ses poils se hérissèrent et il montra les dents. Œil Rouge hurlait de rage.
Quel affront pour lui qu’un de nous osât lui résister ! Il allongea le
bras et saisit Jambe-Torse par le cou. Celui-ci enfonça ses dents dans le bras
de son tortionnaire, mais l’instant d’après, le cou brisé, Jambe-Torse se
tortillait de douleur, comme un ver sur le sol. La Chanteuse poussa des cris et
des vociférations. Œil Rouge la saisit par les cheveux et la traina jusqu’à sa
caverne, avec une brutalité révoltante.
Débordant de colère, nous
martelant la poitrine, hérissant notre poil, grinçant des dents, unis dans une
terreur commune, nous sentions s’éveiller en nous un instinct de solidarité, un
désir de coopération. De façon confuse, la nécessité d’une action collective s’imposait
à nous mais nous ne pouvions la réaliser, faute de moyen de nous exprimer. Nous
ne nous précipitâmes pas tous ensemble pour anéantir ce monstre, parce que nous
manquait un vocabulaire. Vaguement, nous élaborions des pensées pour lesquelles
il n’existait pas encore de symboles pour les traduire. Toutes ces
représentations mentales allaient prendre beaucoup de temps et demander de gros
efforts pour être inventées. Nous essayions de formuler des sons correspondants
aux vagues pensées qui voletaient comme des ombres dans notre cerveau. Le
Glabre se prit à caqueter bruyamment, exprimant ainsi son indignation et son
envie de battre Œil Rouge. Jusque là il parvint à se faire comprendre. Mais dès
qu’il tenta de mettre en mots le besoin d’un élan solidaire qui grondait en
lui, les sons produits, les sons produits nous demeurèrent incompréhensibles. A
ce moment, Grosse-Tête, le sourcil froncé, se heurta la poitrine et commença de
grommeler à son tour. L’un après l’autre, nous nous joignîmes à cette explosion
de rage et bientôt Os à Moelle lui-même bredouilla de sa voix fêlée et de ses
lèvres fanées. Quelqu’un saisit un bâton et en frappa un tronc d’arbre. Au bout
d’un moment, ses coups marquèrent une cadence, que nous suivîmes inconsciemment
de nos cris et de nos exclamations. Ce phénomène produisit sur nous l’effet d’un
calmant et, oubliant notre courroux, nous entonnâmes en chœur une mélopée
primitive. Ces chœurs dérisoires témoignent à merveille de la versatilité et de
l’insouciance des gens de la horde. Réunis par un même sentiment de colère et
de besoin de nous grouper pour détruire notre ennemi commun, il avait suffi d’un
rythme spontané pour nous détourner de notre but. Ces assemblées où se mêlaient
les chants et les rires satisfaisaient nos instincts grégaires et sociables.
Somme toute, ces assemblées grossières étaient les précurseurs des palabres de
l’homme primitif, des grandes conventions nationales et des congrès internationaux de nos
contemporains Mais à cette époque reculée, l’homme ne possédait pas encore de
langage et lorsque nous nous réunissions, babillant tous à la fois, nous
produisions une véritable Babel de sons d’où montait une cadence uniforme qui renfermait en elle
seule les éléments essentiels d’un art à venir. C’était l’art à l’état natif.
Le même rythme ne subsistait pas
longtemps. Très vite perdu, il était remplacé par une affreuse cacophonie jusqu’à
ce que nous eussions retrouvé le rythme primitif ou découvert une nouvelle cadence. Parfois,
une demi-douzaine de rythmes surgissaient en même temps, soutenus par des
groupes qui, chacun, essayaient de dominer les autres.
Dans les intervalles de ce
pandémonium, chacun jacassait, hurlait, dansait, se suffisant à lui-même, plein
de ses idées et de ses volontés personnelles, se considérant comme le nombril
du monde. Il se séparait nettement des autres qui, autres centres de l’univers,
bondissaient et poussaient des cris
autour de lui. Alors surgissait le rythme : un claquement de mains, le
choc répété d’un bâton sur une souche, les bonds successifs d’un des membres
présents, ou un chant saccadé et régulier, avec des inflexions de voix. Hé-bang ! hé-bang ! Hé-bang !
hé-bang ! L’un après l’autre, tous les membres de la horde adaptaient
le rythme et dansaient ou chantaient tous en chœur. Ha-ah, ha-ah, ha-ah-ha ! Constituait une de nos mélodies
favorites, ainsi que : Eh-oua,
eh-oua, eh-oua-ha !
Gesticulant, bondissant,
tournoyant, nous dansions en chantant dans le sombre crépuscule du monde
primitif qui nous incitait à l’oubli et, avec un ensemble parfait, nous nous lancions dans une voluptueuse
frénésie. Ainsi, l’art apaisa notre fureur contre Œil Rouge. Nous hurlions ces chœurs
sauvages jusqu’à ce que les ombres, descendant sur nous, nous eussent avertis
des terreurs nocturnes. Nous nous glissions dans nos trous sur la falaise, nous
appelant tout bas, tandis que les étoiles trouaient le ciel et que les ténèbres
envahissaient le globe. Seule l’obscurité nous effrayait. Nous ne possédions
aucune notion religieuse, aucune conception d’un au-delà du visible. Nous ne
connaissions que l’univers réel, et ne craignions que les dangers tangibles,
les animaux carnassiers en chair et en os. Eux seuls rendaient pour nous la
nuit redoutable, car c’était l’heure où ils quittaient leur repaire et
bondissaient sur leur proie qu’ils guettaient dans l’ombre.
Sans doute est-ce de la crainte
de ces hôtes nocturnes que naquît plus tard la terreur des êtres irréels qui
devait se développer et créer de toutes
pièces un monde tout-puissant et invisible. Lorsque la faculté d’imagination s’accrut
dans le cerveau humain, la peur de la mort prit des proportions plus
considérables, jusqu’au moment où les générations suivantes associèrent cette
peur avec la nuit qu’elles peuplèrent d’esprit. Je crois que le peuple du Feu
redoutait déjà l’obscurité pour cette raison ; mais nous autres, gens de
la horde, si nous gagnions nos repaires à la tombée du crépuscule, c’était pour
nous abriter contre Dent-de-Sabre, les lions, les chacals, les chiens sauvages
et les loups, et tous les carnassiers avides de chair fraîche.
Avant Adam, Jack London, éd. Phébus Libretto, Paris, 2002.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire