A la mention du nom de Jack London, nul ne reste indifférent, du moins je le souhaite. Croc Blanc et l’Appel de la Forêt font partie de ces histoires incroyables qu’on a, à un moment de notre jeunesse, eu le plaisir de lire ou de voir adaptées à l’écran. Ainsi le nom de Jack London évoque-t-il certainement en nous la figure d’un homme sauvage, isolé dans les espaces blancs du Grand Nord, entouré de chiens de traîneaux et loups sauvagement apprivoisés, portant une barbe négligée parsemée de cristaux de neige, des vêtements raccommodés et indéfiniment usés, une chevelure approximative striant un regard buriné par trop de glace luminifère, des mains fortes et cornées par le travail manuel et la ruée vers l’or. On l’imagine tel le héros de ses propres fictions et si nous ne nous faisons pas, de la sorte, une juste idée du personnage, nous n’avons pas non plus complètement tort de nous le figurer ainsi. En effet, Jack London est le héros de ses propres fictions mais ses romans et ses nouvelles débordent très largement du cadre du Grand Nord.
Né en 1876 à San Francisco dans
un milieu très pauvre, il travaillera dur dès son plus jeune âge. Gaillard
dégourdi, débrouillard, au charisme hors-norme, il découvrira très tôt la
littérature et nouera une passion ardente pour la connaissance. Il étudiera
seul, par lui-même, la philosophie, la science, la politique, les
mathématiques, l’histoire et la sociologie, domaine qui exercera sur lui une
profonde fascination qui ne le quittera jamais. Avide d’aventures, le jeune
adolescent embarque à bord de bateaux et traverse les mers de la planète sur
lesquelles il commence à écrire, porté par une imagination extraordinaire et
une sensibilité peu commune aux réalités qui l’entourent. Plus tard, il partira
en Alaska. Puis en 1906, il fait construire un bateau, le Snark, à bord duquel
il projette de partir faire un tour du monde. Il ira jusqu'à Hawai, puis en
Australie, avant d'être forcé de revenir à San Francisco pour des raisons de
santé.
En 1909, six ans après la
publication de Croc Blanc, alors que le succès de ses écrits lui vaut une
reconnaissance unanime, Jack London écrit Martin Eden, dont il a commencé
la rédaction à bord du Snark, aux abords de l'Australie. Il s'agit sans
concession de son plus beau texte. La virtuosité de la langue fait de ce roman
un véritable chef d’œuvre et l’histoire qu’il nous conte est considérée
comme étant très proche de son autobiographie. En effet, il existe de nombreux
points communs entre Jack et Martin : tous deux sont issus d’un milieu pauvre,
tombent follement amoureux d’une demoiselle de la classe aisée pour qui ils
s’adonneront avec ferveur à l’étude, afin de contrarier une gaucherie à la fois
physique et intellectuelle inhérente à leur condition d’existence, et par
élévation spirituelle se rendre ainsi digne de la belle, et si
l’amour est partagé tant dans la vie de Jack London – avec Mabel
Appelgarth- que dans l’histoire de Martin Eden – avec Ruth Morse- il n’en
sera pas moins éphémère dans les deux cas ; enfin, tous deux, London et Eden,
ont parcouru les mers et essuyé les plus viles besognes avant de
rencontrer un immense succès grâce à la qualité de leurs écrits.
Mais on trouve aussi de grandes
différences entre les deux hommes sur lesquelles Jack London ne
manquait pas d’insister. Ces différences sont philosophiques et politiques.
Martin Eden est un fieffé
individualiste convaincu que la seule force intellectuelle est garante de
liberté, d'émancipation, de progrès, de pouvoir, plus que ne le serait
l'argent, a fortiori l'argent non-issu du travail. London, lui, est un
humaniste rallié à une cause qui dépasse le confort de sa propre personne.
Le romancier parlait ainsi
de son personnage : "Martin Eden n'était pas un socialiste. Je l'ai
dépeint comme un individualiste par tempérament et plus tard par conviction
intellectuelle.[...] Etant un individualiste, ignorant des besoins des autres,
ignorant des besoins de la collectivité humaine, Martin Eden a vécu seulement
pour lui et il est mort seulement pour lui [...], à cause de son manque de foi
en l'homme. Martin Eden s'est tué. Je suis toujours en vie. pourquoi le suis-je
? En raison de ma foi en l'homme."
Jack London devient socialiste en
1894, alors qu'il traverse une période misérable faite de vagabondage qui
le mènera en prison pour quelques mois. Le socialisme de cette époque est un
communisme rageur, anti-réformiste et ultra combatif. (Tempérament qui semble
avoir totalement disparu de nos clivages politiques). Il faut dire qu'à cette
époque d'industrialisation galopante, la pauvreté ouvrière était
inconcevablement extrême. On peut souligner que cent ans plus tard, une telle
pauvreté, toujours aussi inacceptable bien qu'elle ne touche plus la classe
ouvrière comme alors, s'est déplacée et n'a pas été éradiquée de notre
société...
(En 1915, London publie Le Vagabond des étoiles, dont le personnage principal est un prisonnier directement inspiré de l'expérience personnelle de l'auteur.)
Engagé, passionnément investi dans
la lutte contre la pauvreté de la classe ouvrière, en 1902 il passera 7
semaines dans la peau d’un clochard dans les rues de Londres, afin de côtoyer
l’abominable réalité des ouvriers de la plus grande ville industrielle du
monde. Il en produira un formidable pamphlet contre le système industriel
« Le Peuple de l’Abîme », dont le titre rend hommage à H.G. Wells,
autre grand socialiste et humaniste contemporain de London, que ce dernier
admirait énormément.
Né en 1866 et mort en 1946, H. G
Wells aura vécu trente années de plus que le jeune Jack. London meurt en
1916, à l’âge de 40 ans, des suites d’une crise d’urémie qu’il avait soignée
avec une dose trop élevée de morphine. Certains prétendent, et n’ont
probablement pas tort, qu’il s’agissait d’un suicide. Mais si suicide il y a
eu, ce n’était pas forcément un acte « consciemment volontaire ». En
effet, Jack London avait un problème d’alcoolisme et connaissait
occasionnellement des accès de dépression, ombre qui suit souvent l’idéaliste.
Mais il était combatif et aimait éperdument la vie. Il existe bien des façons
de se suicider à petit feu, insidieusement, l'une d'entre elles consiste à
vivre à deux cent pourcent, précisément comme l’a fait Jack London, sans jamais
baisser les bras face à ses démons. Il écrivait : « d’un tempérament
naturellement insouciant et fantaisiste, facilement mélancolique, je suis
arrivé à vaincre ces deux défauts. La discipline que j’ai connue comme matelot
a toujours laissé sur moi son empreinte et peut-être lui suis-je redevable de
la régularité de ma vie actuelle. »
En 1912, quatre ans avant sa mort, il publie John Barleycorn, Le Cabaret de la Dernière chance, son "autobiographie alcoolique" (John Barleycon, Jean Grain d'orge si l'on veut, est une allégorie du Whisky), livre fort qui eut un écho retentissant à sa sortie. Jack London y raconte toute sa vie vue à travers le prisme déformant de la bouteille.
En 1908, un an avant la
publication de Martin Eden, Jack London publie un autre roman, lui aussi écrit
à bord du Snark : Le Talon de Fer. Ce livre est fiction politique
révolutionnaire que certains considèrent comme étant une des premières
dystopies modernes. Ce texte est absolument bouleversant d'audace. Il transpire
la fureur engendrée par l'injustice économique et sociale, sous couvert
magnifique d'un discours parfaitement argumenté, où la joute dialectique est
absolument savoureuse. C'est sur ce livre que nous allons nous attarder un peu
plus.
On y retrouve un jeune homme issu
du milieu ouvrier portant le nom d'Ernest Everhard (sorte de Martin Eden et de
Jack London), fervent militant socialiste pétri de thèses marxistes, acquis aux
idées de la sociologie évolutionniste inspirées par Darwin, farouchement
révolutionnaire et travaillant énergiquement à la mise à mort du
capitalisme. Invité en tant que représentant du mouvement à parler aux
industriels, il rencontre Avis, jeune femme fille d’un gros capitaine
d’industrie, qui, par amour et par conviction, deviendra sa femme et sa
partenaire de combat.
Après la mort de son mari en
1932, elle rédige ses mémoires dans un manuscrit qui sera découvert bien plus
tard.... en 2618.
Le Talon de Fer se compose de 25
chapitres que l’on peut diviser en deux grandes parties.
La première rapporte avec détails
les propos d’Ernest lors de rencontres avec les pontes de l’oligarchie
capitaliste. C’est une joute oratoire qui oppose les idées socialistes aux
idées capitalistes. Certains passages sont réjouissants :
Extrait : chapitre 1,
Ernest s’adresse à de riches intellectuels au cours d’un dîner
mondain :
« Vous êtes des
métaphysiciens. Vous pouvez prouver n’importe quoi par la métaphysique, et,
cela fait, que n’importe quel autre métaphysicien peut prouver, à sa propre
satisfaction, que vous avez tort. Vous êtes des anarchistes dans le domaine de
la pensée. Et vous avez la folle passion des constructions cosmiques. Chacun de
vous habite un univers à sa façon, créé avec ses propres fantaisies et ses
propres désirs. Vous ne connaissez rien du vrai monde dans lequel vous vivez,
et votre pensée n’a aucune place dans la réalité, sauf comme phénomène
d’aberration mentale.
« Savez-vous à quoi je pensais
tout à l’heure en vous écoutant parler à tort et à travers ? Vous me rappeliez
ces scolastiques du moyen âge qui discutaient gravement et savamment combien
d’anges pourraient danser sur une pointe d’aiguille. Messieurs, vous êtes aussi
loin de la vie intellectuelle du XXe siècle que pouvait l’être, voilà une
dizaine de milliers d’années, quelques sorciers peau-rouge faisant des
incantations dans une forêt vierge. »
Même chapitre, un peu plus loin,
Ernest poursuit (sans doute mon passage préféré):
« Je vous appelle métaphysiciens, reprit Ernest, parce que vous raisonnez métaphysiquement. Votre méthode est à l'opposé de celle de la science et vos conclusions n'ont aucune validité. Vous prouvez tout et vous ne prouvez rien, et uil n'y a pas deux d'entre vous qui puissent se mettre d'accord sur un point quelconque. Chacun de vous rentre dans sa propre conscience pour s'expliquer l'univers et lui-même.Entreprendre d'expliquer la conscience par elle-même, c'est comme si vous vouliez vous soulever en tirant vos propres tiges de bottes.
- Je ne comprends pas, intervint
l'évèque Morehouse. Il me semble que toutes les choses de l'esprit sont
métaphysiques. Les mathématiques, les plus exactes et les plus profondes de
toutes les sciences, sont purement métaphysiques. Le moindre processus mental
du savant qui raisonne est une opération métaphysique. Sûrement, vous
m'accorderez ce point ?
- Comme vous le dites vous-même,
vous ne comprenez pas, répliqua Ernest. Le métaphysicien raisonne par déduction
en prenant pour point de départ sa propre subjectivité; la savant raisonne par
induction en se basant sur les faits fournis par l'expérience. Le
métaphysiciens procède de la théorie aux faits, le savant va des faits à la
théorie. Le métaphysicien explique l'univers d'après lui-même, le savant
s'explique lui-même d'après l'univers.
[...]
En ce cas [ poursuit Ernest] vous
comprendrez certainement la définition que je vais vous proposer de la philosophie.
Toutefois, avant de commencer, je vous somme, ou d’en relever les erreurs, ou
bien d’observer un silence métaphysique. La philosophie est simplement la plus
vaste de toutes les sciences. Sa méthode de raisonnement est la même que celle
d’une science particulière quelconque ou de toutes. Et c’est par cette même
méthode de raisonnement, la méthode inductive, que la philosophie fusionne
toutes les sciences particulières en une seule et grande science. Comme dit
Spencer, les données de toute science particulière ne sont que des
connaissances partiellement unifiées ; tandis que la philosophie synthétise les
connaissances fournies par toutes les sciences. La philosophie est la science
des sciences, la science maîtresse, si vous voulez. »
Autre extrait tiré du chapitre V
"les Philomathes" - mot tiré du grec, signifiant les amis de l'étude :
« Cependant Ernest racontait
comment il s'était élevé dans la société au point d'entrer en contact avec les
classes supérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans les hautes
situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et il la dépeignit en
termes peu flatteurs pour cet auditoire. La nature grossière de leur argile
l'avait surpris. Ici la vie ne lui apparaissait plus noble et généreuse. Il
était épouvanté de l'égoïsme qu'il rencontrait. Ce qui l'avait étonné encore
davantage, c'était l'absence de vitalité intellectuelle. Lui, qui venait de
quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choqué par la stupidité de la
classe dominante. Puis, en dépit de leurs magnifiques églises et de leurs
prédicateurs grassement payés, il avait découvert que ces maîtres, hommes et
femmes, étaient des êtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sûr
leur cher petit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ce
verbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste... ».
Le lecteur du futur (dont il
n’est pas donné grande description hormis le fait que 3 siècles de dictature
ont suivi les révoltes rapportées dans le manuscrit, suivis eux mêmes de quatre
siècles de la Fraternité de l'Homme... London n'était pas si pessimiste que cela,
il était réalistement optimiste à long terme) , ce lecteur regarde les faits
historiques avec le recul de sept siècles fictifs. Le manuscrit de la femme
d’Ernest est très régulièrement annoté de remarques laissées par un historien
ou documentaliste qui ponctue la lecture comme dans l'extrait suivant :
Extrait du manuscrit d’Avis
Everhard – 1907 :
« Des
millions de gens mourraient de faim, tandis que les oligarques et leurs
souteneurs se gorgeaient du trop plein de richesses. *
Annotation de l’historien en
2618 :
* Des
conditions analogues prévalaient dans l’Inde au 19ème siècle
sous la domination britannique. Les Indigènes mourraient de faim tandis que
leurs maîtres les frustraient du fruit de leur travail et le dépensaient en
cérémonies pompeuses et cortèges fétichistes. Nous ne pouvons guère nous
empêcher, en ce siècle éclairé, de rougir de la conduite de nos ancêtres ;
et nous devons nous contenter d’une consolation philosophique, en admettant que
dans l’évolution sociale la phase capitaliste est à peu près au même niveau que
l’âge simiesque dans l’évolution animale. »
Les premiers chapitres exposent
les idées de Jack London et son engagement socialiste en faveur de la lutte des
classes. En 1916, quelques mois avant sa mort, notre auteur quitte le
parti socialiste dont il condamne le tempérament devenu trop réformiste,
mou.
Dans sa lettre de démission, il
s'exprime ainsi:
" A l'origine j'ai été membre du vieux Socialist Labour Party qui, lui, était révolutionnaire, combatif et se tenait debout sur ses pattes de derrière. Depuis lors, et jusqu'au temps actuel, j'ai été un membre combattant du parti socialiste.[...] Dressé à la révolte de classes [...] et soutenu par mes meilleures convictions personnelles, j'avais cette fois, que la classe ouvrière, en combattant, en ne fusionnant jamais, en ne faisant jamais d'accords avec l'ennemi, pourrait parvenir à s'émanciper. Mais, puisqu'en ces dernières années, la tendance du socialisme aux Etats-Unis a été toute de compromis, je sens que mon esprit se refuse à sanctionner davantage ces paisibles dispositions et que je ne puis rester membre du parti. Voilà les motifs de ma démission."
De là à imaginer que son désir de vivre ait pâti de cette démission, il n'y a qu'un tout petit pas que je n'hésite pas à franchir.
Dans son introduction à l’édition de 1932, Paul Vaillant-Couturier cite magnifiquement London :
« Jack
London n’oublie jamais les cruelles, les impitoyables nécessités de la lutte
des classes. Evoquant ses succès, cet homme que la bourgeoisie comblait,
revendiquant le titre de membre de la classe ouvrière « où j’étais
né, disait-il, et à laquelle j’appartenais », jetait ce dur congé à la
face du capitalisme : « Je ne me soucie plus de grimper. L’imposant
édifice de la société, au-dessus de ma tête, ne contient plus aucune attraction
pour moi. Ce sont les fondations qui m’intéressent. Là, je suis heureux de
peiner, levier en mains, épaule contre épaule, avec des intellectuels, des
idéalistes, des ouvriers conscients, donnant un coup de temps à autre et
ébranlant tout l’édifice. Quelque jour, quand nous serons un peu plus nombreux,
et que nous aurons quelques leviers de plus pour travailler, nous renverserons
l’édifice et, avec lui, toute sa vie de pourriture et de cadavres ambulants, le
monstrueux égoïsme dont il est imprégné. Alors nous nettoierons la cave et
bâtirons une nouvelle habitation pour le genre humain où toutes les chambres
seront gaies et claires et où l’air qu’on respirera sera propre, noble et
vivant. » Haute leçon donnée par un écrivain de race à tant de nos
camarades de jeunesse de guerre et de révolte, passés, après la quarantaine, au
camp du conformisme et qui, pour l’écuelle de soupe bourgeoise et l’espoir de
la niche académique, ont choisi une fois pour toutes une prétendue
« neutralité » qui leur fait porter le collier, garder le seuil et
lécher la main des « oligarques » porteurs de fouet. »
La seconde partie du roman est un
récit de la révolution qui a eut cours entre 1912 et 1918 et qui
constitue, ainsi, la moitié dystopique du roman. C’est une révolution
fictive dont la violence et le cynisme n’ont malheureusement rien à envier à la
réalité des conflits qui ont parsemé le siècle en question.
Un évènement particulier de l’histoire
a retenu toute mon attention. Alors que les Etats-Unis et l’Allemagne se
déclarent la guerre, les classes ouvrières respectives de ces deux pays, d’un
commun accord, entrent en grève générale. Plus d’ouvriers dans les usines. Plus
de production, les deux pays sont en panne. Cependant, sur tout le territoire, des petits systèmes locaux s’organisent afin
de subvenir aux besoins des uns et des autres en termes d’alimentation, de vêtements,
etc. La panne industrielle engendrée est telle que les deux pays renoncent à
entrer en guerre et reviennent sur leur déclaration. Les ouvriers reprennent
doucement alors le chemin des usines…. Un peu plus tard et de manière très
progressive, les Etats-Unis basculent dans une forme de totalitarisme,
glissement conséquent du rapprochement entre l’oligarchie capitaliste et la
classe ouvrière. Par là, London dénonce très ouvertement le réformisme dont se
pare le socialisme à cette époque et, chose absolument extraordinaire, London pressent
la montée du totalitarisme dont il ne verra jamais l’avènement après-guerre,
étant décédé en 1916. Il en dépeint les traits de façon effrayante de réalisme.
C’est cette histoire de grève
générale qui est intéressante. Elle illustre presque naïvement combien, en
fait, le pouvoir réside entre les mains du peuple, plus encore entre les mains
des travailleurs. Aujourd’hui, le pouvoir réside davantage entre les mains des
consommateurs, et non plus tant entre celles des travailleurs, tant le système
économique s’est financiarisé, et donc détaché de la valeur produite par le
travail.
On peut se laisser aller à
imaginer l’impact que pourrait avoir une grève générale de la consommation de
nos jours. De la consommation, mais pas seulement. On peut imaginer une grève
du capitalisme, c’est- à- dire, non seulement de la consommation mais également
de la production industrielle et tertiaire (communication, marketing,
publicité, tous synonymes de « faire vendre ») ! Les salariés des
grands groupes multinationaux cessent d’aller au bureau, tous, partout, les
employés d’usine font de même. Les gens cessent de consommer dans les chaines
de magasins, une solidarité de rue s’organise, maladroitement, provisoirement, juste
pour permettre aux gens de se rappeler que si le système qu’ils critiquent (et
qui accessoirement détruit les écosystèmes de la planète) fonctionne et ne change
pas, c’est parce que eux ne changent pas leur mode de consommation, de
vie, etc. Le changement ne se fera pas
par le haut, c’est une certitude. Il se fera (ou ne se fera pas du tout….) par
le bas, soit de façon coordonnée et collective, (pacifiste ou violente…) soit
de façon plus anarchique, locale, régionale, sous des modalités d’action
variant d’un groupe à l’autre, soit avec repli des groupes sur eux-mêmes, soit fédération
des objectifs, etc. Beaucoup de choses sont envisageables, la pire de toute
étant, et sur ce point je rejoins London, la mollesse du compromis qui ménage
nos égos prétentieux, qui pour l’instant semble être l’action (inaction) qu’on
a choisie.
Les climatologues recommandent un
arrêt immédiat de toute production de gaz à effet de serre, toute exploitation
des énergies fossiles, etc. Ils montrent que c’est à ce prix là que nous
pouvons encore espérer limiter les dégâts dans une mesure extrêmement faible.
Ils sont bien conscients que jamais rien n’incitera les politiques à envisager
un tel arrêt, étant donné l’impact décisif que cela aurait sur la manne
financière et toute l’économie. Or cette économie nous tue, et comme des
ignorants, nous ne savons que balbutier : « mais comment faire
autrement ? … ».
A un moment, quand on sait qu’on
est en train de commettre un écocide, un crime contre le vivant (qui englobe l’humanité),
il est assez insoutenable de voir qu’on laisse faire. Cette grève générale des
salariés, cet arrêt immédiat à l’initiative des consommateurs, bien qu’utopiste
(et encore, le mot est mal choisi étant donné la galère certaine qu’elle entraînerait),
n’est pas si irréaliste que cela. London en a imaginé les contours et envisagé
l’impact en 1907.
Contrairement au roman Martin
Eden, la qualité littéraire du texte n’est pas la priorité de l’auteur, bien
que son style soit naturellement brillant. Non, Le talon de fer est :
« un livre de combat,
c’est-à-dire un livre dominé par une idée […] car dans la réalité, les
révolutions se font ainsi, elles commencent par des idées pour se prolonger
dans l’action » (Bernard Clavel, préface à l’édition de 1990 par Messidor).
L’analyse politique et économique
que dresse London dans la première partie du roman est d’une grande
intelligence et révèle une acuité intellectuelle infiniment réjouissante. Par
bien des aspects, le paysage cynique qu’il décrit reste aujourd’hui criant de
réalité, bien qu’il faille opérer quelques transferts entre protagonistes (la
division ouvriers/ capitalistes est aujourd’hui supplantée par la division
grands groupes financiers/ salariés ; de même, l’échelle nationale d’alors
s’élargit aujourd’hui à l’échelle planétaire) mais la logique de fond que
dépeint London semble résister à plus de 100 années d’évolution
économique et sociale.
L’auteur était persuadé, ou du
moins espérait-il très fortement, que le socialisme ( la mise en commun des
moyen de production et un partage équitable des richesses) était inévitable, en
ce sens que le capitalisme de son temps, sous les formes encore assez
rudimentaires qu’il revêtait alors, contenait en lui les germes de son
effondrement, qu’il devait nécessairement aboutir à une organisation socialiste
fidèle à la description qu’en faisait Karl Marx, qui elle-même aboutirait à un totalitarisme. Il est plaisant de voir
comment London avait étudié la question et imaginé l’avenir des choses. Bien
évidemment, il était homme de son siècle et aussi critique et engagé qu’il fût,
certains aspects qui étaient en gestation à son époque, dont il était conscient
mais dont il n’a pas prévu qu’ils prendraient tant d’ampleur (la
financiarisation comme accumulation de capital à outrance, jusqu’à la ruine de
l’environnement et le maintien volontaire de la population dans une grande
pauvreté) égratignent le degré d’actualité de l’effort d’anticipation
auquel l’auteur s’est si savamment prêté.
Tout y passe : le milieu
universitaire, le monde des affaires, le lobbysme, le travail, la famille, la
religion, le terrorisme, l’individualisme, et surtout l’irréductible conflit
d’intérêt qui sous-tend toutes les divisions, tout ce qui compose le quotidien
de notre société actuelle est déjà activement critiqué dans Le Talon de Fer.
Dans ce roman d’anticipation
politique, comme déjà dit un peu plus haut, le lecteur se situe en 2618, au
quatrième siècle de la Fraternité de l’Homme. Peu de choses sont dites sur l’aspect
de cette société dont le lecteur est amené à en imaginer lui-même les grandes
lignes, si le cœur lui en dit. Cependant, London nous donne quelques très rares
indices dont il est intéressant de voir ce qu’ils révèlent de l’idée que l’auteur
se faisait du progrès, en général.
Ainsi, d’un point de vue
politique, on a compris que le capitalisme et le socialisme étaient tous deux
dépassés depuis longtemps, mais voici cette petite note fictive ajoutée par l’historien
au récit d’Avis Everhard :
« Même à cette époque, la
crème et le beurre s’extrayaient encore du lait de vache par des procédés
grossiers. On n’avait pas commencé à préparer les aliments dans les
laboratoires. »
Comme cela a été fréquent dans
les ouvrages de science fiction au 20ème siècle, London porte un regard très
optimiste sur une certaine forme de progrès technologique qui renforce la
séparation de l’homme et de l’environnement. On n’avait pas encore réalisé
combien cette logique était perverse et contenait les elle les germes de ce qui
nous pose aujourd’hui problème (un excès de technologie, un dédain pour la
simplicité et le naturel, une aseptisation et une uniformisation de la
production agro-alimentaire). L’époque de London, ce progrès était
balbutiant. Il était légitime de placer tous les espoirs d’un sain
développement dans les promesses du progrès technologique. Aujourd’hui, il n’en
est pas de même. Le fondement essentiel sur lequel s’est développée notre
technologie galopante, c’est-à-dire une volonté d'émancipation de l’homme par
rapport à la nature et, pire, par rapport à sa propre condition, atteint sa
limite et constitue clairement un danger pour nous même et pour l’environnement
(duquel, aussi forts et équipés technologiquement que nous soyons, nous ne
pourrons nous émanciper). Ce fondement (séparation de l'homme et de la nature,
volonté d'émancipation de l'homme par rapport à sa propre condition) motive
aujourd'hui les démarches transhumanistes (dont le nom veut tout dire), de même
que les projets de géoingénierie climatique (envoi de particules dans l’atmosphère pour
contrecarrer le réchauffement par exemple). Persévérer dans
cette logique qui, rappelons-le , est responsable de la
dégradation de l’environnement aux côtés des moyens financiers
énormes que permet l'émancipation du capital par rapport au travail, ne
promet rien de bon.
Ainsi, contrairement à ce que
London anticipait, à long terme, ce ne sont pas les laboratoires qui produiront
notre alimentation, mais la terre, le sol sous nos pieds, et toujours lui, si
tant est que l'on soit capable de minimiser la destruction que causent nos
pesticides.
Je ne saurais que trop conseiller
la lecture de cet ouvrage, ne serait-ce que pour animer en soi la flamme
humaniste de l’engagement politique et citoyen, éclairant une juste cause digne
d’un investissement personnel total, qui nous fait cruellement défaut de nos
jours. De façon rampante, cette flamme aujourd'hui non avivée succombe au
souffle dévastateur de croyances dangereuses qui mènent une jeunesse délaissée
à commettre les actes les plus inhumains. Ce roman de Jack London, le roman
d'une idée, invite à "penser" et à "panser".
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