Parmi les nombreuses initiatives
solidaires qui éclosent ici et là, que l’on qualifie
d’initiatives citoyennes dans la lignée d’un « consommer
autrement », un consommer local ou un consommer moins mais
mieux par exemple, une nouvelle pratique se met en place, timidement,
qui mérite qu’on y accorde un peu d’attention.
Cette nouvelle pratique consiste, pour
un individu quelconque, à se rendre dans une brasserie, un café ou
un bar, à y commander son café et à en payer un second que l’on
mettra « en attente ». Non pas pour le boire soi-même
plus tard mais pour qu’il soit bu, ce café « en attente »,
par un autre individu que l’on ne connaît pas. Cet autre individu
entrera dans le bar, demandera au tenancier s’il y a un café « en
attente » et dans l’affirmative, ce café lui sera servi.
A l’entrée de son établissement,
sur la porte ou bien sur la vitrine, un logo permet d’informer le
passant qu’ici, on sert des cafés « en attente ».
Comme cela, tant le « donneur » que le « receveur »
savent que la pratique du café dit aussi « suspendu »
est bienvenue dans cet établissement.
L’idée qui est derrière cette
nouvelle pratique est simple : une personne qui a les moyens de
prendre un petit café et qui peut en payer un second, offre ce
second café à une personne dont les moyens sont moindres. Ainsi,
plutôt que de donner deux euros à une personne sans le sou assise
au bord d’un trottoir, on fait un geste beaucoup plus concret.
L’idée est certes intéressante,
mais pour que cette pratique se répande, quelques points sont à
éclaircir.
Tout d’abord, en observant comment
les choses se passent auprès des établissements qui ont mis en
place le « café suspendu », on commence à distinguer la
forme que prend cette nouvelle solidarité.
Par exemple, on observe qu’il y a,
dans tous les cas, plus de donneurs que de gens qui viennent réclamer
un café en attente. Et cela est riche de sens.
Pourquoi les gens sont-ils prêts à
donner ? Pourquoi s’engouent-ils pour ce genre de pratiques ?
Une partie de la réponse tient à ce
que j’appelle, la « propension naturelle des gens à
compatir ». Au fond, on est tous plus ou moins sensibles et
conscients que certains individus ont « moins de chance »
que d’autres. Aussi, le modèle de société que nous avons
développé autour de nous est responsable d’une grande partie de
la pauvreté, on peut affirmer qu’il en engendre ou génère une
grande partie. En contrepartie, alors, à l’initiative des
citoyens, d’associations ou groupes divers, des « canaux
de charité » sont instaurés pour permettre à ceux qui
ont de donner un peu à ce qui n’ont pas. Des canaux de charité,
ou bien encore des « prêts à agir ». Les collectes
alimentaires, vestimentaires, les centres d’hebergement sociaux,
etc… Ces canaux sont nombreux et malheureusement, ils n’éradiquent
pas la pauvreté, à peine la jugulent-ils.
Bon, c’est ainsi.
On se rend compte, avec un peu de bonne
volonté que ce n’est pas ainsi que l’on résoudra les problèmes
de pauvreté autour de nous, et encore moins les problèmes de
pauvreté au bout du monde. En effet, la pauvreté n’est pas un
problème de quantité – quand bien même on donnerait tout ce dont
on n’a pas besoin et davantage aux organismes caritatifs, on ne
résoudrait pas le fond du problème.
La pauvreté résulte d’un
problème de « paradigme », comme le dit Pierre Rahbi.
Pour synthétiser son propos auquel nous adhérons, la pauvreté –
et bien d’autres maux !- est inhérente au système, donc
c’est le système qu’il faut repenser.
La pratique du café suspendu, aussi
innocente, petite et insignifiante qu’elle puisse paraître aux
yeux de beaucoup, s’inscrit dans une logique qui s’éloigne des
logiques du système.
Elle est inscrite dans le système car
à la base, il s’agit de « payer » quelque chose dans
un petit commerce, donc de consommer de manière « traditionnelle »,
cependant, autour de cette consommation traditionnelle, il y a autre
chose de très important. Si l’on fait attention à quelques
points, la pratique peut se généraliser et entrainer dans son
sillage beaucoup plus de changement qu’on ne l’imagine.
La chose la plus importante à mes yeux
est de ne pas stigmatiser le « receveur » en tant que
pauvre en marge du système, assisté. Surtout pas. Cette pratique de
café suspendu ne peut marcher que si n’importe quelle personne
demandant un café suspendu quand il y en a, a son café. Cela
suppose un exercice très compliqué de la confiance. Cela requiert
aussi de la part de chacun, d’être responsable. Tant pour le
receveur que le donneur ou le cafetier intermédiaire. Ce qui est
certain pour l’instant, c’est que les donneurs sont nombreux.
Dans un réflexe de pensée inscrite
dans la logique du système, la première chose qui peut venir à
l’esprit est qu’il va y avoir des abus car les gens sont supposés
être égoistes et se jeter sur toute forme de gratuité. On peut
aussi penser que cette pratique de café suspendu ne résout rien car
ce n’est pas un café qui va changer la situation d’une personne
aux moyens moindres. Ou bien encore que ce n’est qu’un moyen
supplémentaire de se donner bonne conscience.
On peut aussi penser « autrement »,
c’est d’ailleurs à la mode, ce penser « autrement ».
Pour commencer, il s’agit de penser en terme de confiance, de
responsabilité et d’altruité. Il s’agit aussi de penser
« petit », « petit » après « petit »,
caillou après caillou, ce qui à terme (un long terme que l’on a
du mal, en ces temps d’instantanéité, à accepter ou concevoir)
permet en fait de déplacer des montagnes. Une somme de petits rien
peut faire un grand tout.
Confiance, responsabilité et
altruité : voyons cela de plus près.
Si le cafetier voit dans la pratique du
café suspendu la possibilité de gagner 10 euros par jour en ne
respectant pas la règle, grand bien lui en fasse. S’il respecte la
règle, ce qu’il a à gagner n’a rien de pécuniaire. Ce qu’il
a à gagner c’est de donner à sa profession son sens originel :
tenir un lieu de convivialité au sein duquel les gens viennent se
poser quelques instants pour se retrouver entre amis, pour se jeter
un petit café au fond du gosier avant de retourner travailler, etc.
C’est d’être pleinement un petit commerçant au service des gens
qui passent dans son établissement. Que le « merci » du
client soit sincère et gratifiant. C’est, au fond, ce qu’il y a
de plus important dans son métier. La pratique du café suspendu est
l’occasion, pour le commerçant, de redonner du sens à son
travail. Dans les établissements qui ont mis en place cette
pratique, nombreux sont les cafetiers qui n’hésitent pas à
contribuer au geste en complétant de leur poche une monnaie laissée
insuffisante. Ils laissent par exemple une petite boîte sur le
comptoir pour les monnaies « incomplètes » et ajoutent
ce qui manque.
Si une personne se dit que c’est pour
elle l’occasion de ne plus avoir à dépenser pour son café et
qu’elle décide d’y aller allègrement, régulièrement, elle se
rendra compte que le café, quand on en abuse, c’est mauvais pour
la santé. C’est surtout irréfléchi que de se dire qu’on peut
profiter de la générosité des autres à travers la consommation de
café. Il est en fait si peu probable que des gens y voit une réelle
opportunité de profit que le nombre d’individus concernés est
trop faible pour priver les autres de leur petit café. Rappelons-le,
les donneurs sont vraiment nombreux.
Comme je le disais plus haut, le fait
qu’ils soient nombreux est révélateur. Non pas du fait que les
gens cherchent à se jeter dans des prêt a agir pour se donner bonne
conscience, mais révélateur du fait que les gens se sentent
concernés et ont besoin de se sentir responsables. Ils ont besoin de
faire quelque chose, de savoir ce qu’ils font et comment le faire.
Pour cela, agir à petite échelle, à « proximité » est
indispensable. C’est une des clés du changement auquel on aspire.
Le petit, le local, la proximité vont de paire avec la confiance, la
responsabilité et l’altruité (sur laquelle je reviendrai
prochainement).
La pratique du café suspendue crée de
l’engouement chez les personnes qui en ont entendu parler. Elle
s’est ouverte à d’autres biens tout aussi « petits » :
la baguette de pain, un sandwich, un repas chaud, un livre de poche.
Dans de nombreux cas, le petit commerçant est pro-actif et
« complète » le geste du donneur.
Le "petit" est essentiel.
Le "petit" est essentiel.
C’est une affaire à suivre et à
faire tourner. Encore une fois, penser « autrement »,
c’est d’abord penser « petit ».
"Ce qu’il (le cafetier) a à gagner c’est de donner à sa profession son sens originel : tenir un lieu de convivialité au sein duquel les gens viennent se poser quelques instants pour se retrouver entre amis, pour se jeter un petit café au fond du gosier avant de retourner travailler, etc."
RépondreSupprimerJ'espère profondément que les patrons de brasseries et bars en tous genres sont sensibles à cette notion de convivialité et non pas du remboursement de leur crédit en 7 ans... Il me parait difficile à croire que cette pratique, si généreuse soit-elle, soit entendue par la plupart des commerçants. Mais comme vous dites Shantee-Bellefleur " Une somme de petits rien peut faire un grand tout". Espérons que cela soit compris par les patrons...