L'échelle
- Peut-être pourriez-vous me dire brièvement de quoi parle
cette formule, cette équation ? Ca ne m’aidera pas à la comprendre mais
cela pourrait … m’aider… à infléchir ? demanda Samuel.
- Cela ne vous fera pas de mal, en effet, répondit Javolèn en
brandissant la petite feuille sur laquelle était écrite la formule d’Ettore
Fonticelli, de savoir que le principe de toute équation mathématique est de
transformer une chose en une autre sans fondamentalement la changer. Toute
équation décrit un procédé, un phénomène, et met en évidence un jeu de symétrie
qui nous révèle ce qui se conserve, ce qui se transforme au cours du procédé et
comment cela se passe. Qu’est-ce qui se transforme dans la conservation,
qu’est-ce qui se conserve dans la transformation. Cette équation particulière,
la vôtre, décrit une interaction bien singulière entre le tangible et
l’intangible.
- En fait, vous êtes en train de me dire qu’une
transformation est une conservation, et vice –versa… Rien ne se perd, tout se
transforme… Tout se conserve, tout se transforme… Je vois… Et les mathématiques
étudient ce truc…
- Si vous voulez. Ce truc, comme vous dites, et que
j’appellerais pour ma part le principe de conservation et de transformation, a
des conséquences dont vous ne pouvez pas soupçonner l’existence. C’est un
principe absolument fondamental. Il sous-tend toute la réalité qui nous
entoure, vous et moi. Il rend compte de ce qui est, et plus encore, de ce qu’est être. En cela, c’est un principe ontologique. Vous comprenez ces
mots : « principe », « ontologique » ? Ce sont
des hommes de votre espèce qui les ont façonnés, je n’invente rien.
- Oui, je… j’ai déjà du les entendre. Vous dites :
« il rend compte de ce qu’est être »…
Ca, je… j’ai du mal.
- Je veux bien vous aider à comprendre cela mais il va
falloir vous accrocher.
- Allez-y, je ferais ce que je peux.
- Vous – quand je dis « vous » je parle des hommes
de votre espèce, vos contemporains, etc…, je ne vous vise pas personnellement. Jusque
là vous me suivez ?
- N’exagérez pas s’il vous plait. Je ne suis pas complètement
abruti.
- Vous, les hommes donc, avez posé l’idée que les choses sont, qu’elles existent. Elles sont là, palpables, autour de vous. Vous pouvez les
voir ( il écarquilla grand les yeux), les sentir ( il inspira bruyamment), les
toucher (il tapota le bureau), les comprendre ( il plissa les yeux et serra ses
mains sur ses tempes), vous avez donc décrété qu’elles existaient. Mettons que
vous vous penchiez pour arracher un brin d’herbe au sol, vous constatez que
vous avez un brin d’herbe dans la main, et que ce brin d’herbe existe donc,
d’une façon absolue, générale. « C’est un brin d’herbe »,
diriez-vous. Or, ce que vous avez dans votre main est un brin d’herbe mais
seulement pour vous, les hommes. Pas plus.
- Jusque là je vous suis, je vous rassure.
- Même si vous ne savez pas ce qu’est un brin d’herbe, - de quoi il est fait, comment il est fait,
etc- vous lui octroyez une pleine existence. Vous ne savez pas ce qu’il est mais vous en déduisez qu’il est.
Vous me suivez ?
- On ne sait pas ce qu’il est… si, on sait de quoi est fait
un brin d’herbe…
- Et savoir de quoi est
fait un brin d’herbe c’est savoir ce qu’il est ?
- Eh bien...
- De quoi est fait un brin d’herbe ? Je vous le demande.
- Moi personnellement je n’en sais rien mais je suppose qu’il
est fait de petites particules qui interagissent à une échelle microscopique,
créant des rapprochements qui donnent des atomes, qui forment ensuite des
cellules…
- Et ?
- Et je crois que c’est tout. On sait aussi qu’un brin
d’herbe est une forme de vie végétale…
- Ca veut dire quoi « une forme de vie
végétale » ?
- Il nait et il meurt. Et entre les deux il vit…
- Et qu’est- ce que vivre, Samuel ?
- Vous me posez de ces questions…
- Concentrez-vous.
- Vivre, dit –il en soupirant et en plongeant son regard dans
le plafond. C’est être vivant… Etre… c’est exister ? proposa-t-il à
Javolèn.
- Si vous voulez. Disons que vivre, c’est exister. Alors
voyons… Comment vous faire comprendre…
- Est-c’…
-Shhht ! Je réfléchis….
Javolen faisait les cent pas entre la porte et le bureau,
accompagnant la déambulation de quelques gestes manuels dépourvus de sens.
Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence dense. Un silence concentré.
- Oubliez-tout. Imaginez, Samuel, une longue droite qui part
d’en bas et qui va vers le haut.
- Verticale…
- Cette droite est infinie, vous n’en voyez donc aucune
extrémité, ni en haut ni en bas, et ne pouvez d’ailleurs pas savoir si elle en
a. Vous y êtes ?
- J’y suis…
- Il y a une section de cette droite qui est dans votre champ
de vision. Le reste disparait de part et d’autre de ce champ, il s’évanouit
dans l’inconnu. D’accord ?
- D’accord…
- Concentrez-vous sur un des deux passages de la section visible à la section invisible. En haut ou
en bas, peu importe. Ce passage est diffus, en ce sens que si vous cherchez à
trouver le point de cette droite qui soit le dernier visible, vous aurez beau
vous approcher pour regarder de près la droite, vous ne ferez que constater que
la droite de devient jamais invisible. Est-ce que vous me suivez ?
- Je crois que oui…
- Bien. Ne prenons maintenant que la section visible de cette
droite. C’est elle que l’on va graduer pour en faire notre échelle. Vous y
êtes ?
- Que la section visible, d’accord…
- Mettons tout en bas de cette échelle ce qui pour nous a un
faible degré d’existence. Qu’y mettriez-vous ?
- Un faible degré d’existence… Je ne sais pas… La mort, un
caillou, le vent.
- Soit. En haut on place ce qui pour nous a un fort degré
d’existence. Qu’y mettriez-vous ?
- Un fort degré… Je ne
sais pas… Dieu ?
- Vraiment Samuel ? Vous plaisantez.
- Non, mais je ne sais pas ce que vous entendez par degré
d’existence !..., s’excusa Samuel sincèrement ennuyé.
- Degré de réalité, Samuel. Qu’est-ce qui vous semble
réel !
- Réel… Dans ce cas, je mettrais la mort, le caillou et le
vent assez haut sur l’échelle, et Dieu tout en bas…
- La mort, le caillou et le vent assez haut, et Dieu tout en
bas. Soit. Sur cette échelle, placez-moi le brin d’herbe.
- Je le mettrais vers le milieu.
- Et votre propre personne ?
- Un peu au-dessus.
- Où me placeriez-vous, moi ?
- Vous ? C’est compliqué… Vous m’avez l’air bien réel et
en même temps j’en doute, vous êtes … vous venez d’ailleurs. Je vous placerais
à côté de l’échelle.
- Vous me placeriez où
à côté de l’échelle ? Vers le haut ? Vers le bas ? Près de
l’échelle ? Loin de l’échelle ?
- Arggh je n’en sais rien !
- Détendez-vous Samuel. Fermez les yeux, concentrez-vous et prenez
votre temps. Où me placeriez-vous ?
Samuel poussa un long soupir, ferma les yeux et s’enfonça
dans son fauteuil.
- Je… vous placerais… en haut et en bas. Je vous placerais…
pas vraiment sur l’échelle mais juste à côté, comme si vous la teniez par la main.
Mais je vous vois en haut et en bas à la fois.
- Où placeriez-vous le rêve de cette nuit ?
Nouveau soupir. Samuel restait concentré, les yeux toujours
fermés.
- Je crois que le rêve serait comme … le fond. Je veux dire
l’arrière –plan. Ce en quoi passerait la droite… il envelopperait tout.
- Vous voyez, cet exercice vous oblige à vous interroger sur
le degré de réalité des choses qui vous entourent, et donc sur ce qu’est, pour
vous, la réalité. Inconsciemment, vous avez cette échelle en vous, et vos compatriotes
aussi ont chacun la leur. Je vous ai un peu forcé à regarder la vôtre mais si
on regardait les échelles des uns et des autres de vos compatriotes de fortune,
on constaterait qu’elles sont assez semblables entre elles.
- C’est fort probable…
- Continuons. Imaginez maintenant que toutes les droites
graduées de vos compatriotes se superposent en une seule droite. Par exemple,
imaginons que vous ayez tous placé le caillou au même endroit sur la droite. Le
point ressort donc davantage à vos propres yeux ainsi qu’aux yeux des autres.
Vous en déduisez donc tous, en tout cas une grande partie d’entre vous, que le
caillou a non seulement le degré d’existence que la droite indique, puisque
vous l’avez tous placé à ce niveau sur la droite, mais vous en déduisez
également que le caillou possède, en
lui, un degré d’existence propre, puisque vous avez tous cherché à le placer,
lui, ce « caillou », sur votre droite. Vous me suivez ?
- Ca devient subtil mais je tiens bon. Je vous suis.
- Parfait. Alors je vais vous poser une question, Samuel.
Ecoutez-moi bien.
Il marqua une pause et regarda le jeune homme droit dans les
yeux. Il formula sa question très
lentement :
- Quel est le degré d’existence d’un caillou ?
- Mais… on vient de le
dire, non ?
- Absolument pas, Samuel. Vous réfléchirez à cette question
et me trouverez la réponse. Alors nous pourrons poursuivre cette aimable
conversation et je vous parlerai de Fonticelli et de son fabuleux article sur
la Concrétion de l’invisible.
- Tout un programme... murmura Samuel en clignant des yeux,
comme s’il cherchait à réajuster son regard.
[…]
- J’ai la réponse à votre question. Elle est en fait assez
simple, dit Samuel.
- Bien. Je vous écoute.
- Je reprends votre droite, ou plutôt la mienne, mon échelle
de valeurs à moi, sur le degré de réalité que j’accorde aux choses qui
m’entourent. Je me suis demandé en fonction de quoi je décidais de placer le caillou ici plutôt qu’ailleurs, plus
haut ou plus bas. En fonction de quoi je
déterminais le degré de réalité d’un caillou. Pour m’aider à réfléchir, je suis
allé me promener au parc et j’en ai ramassé un petit au bord d’un sentier. Un
petit caillou que j’ai tenu entre mes doigts. Je l’ai regardé assez longuement
et j’ai alors compris que c’était parce que je le tenais entre mes doigts et
que je pouvais le voir, que je lui accordais un degré d’existence. Cependant il
m’a été impossible d’évaluer ce
degré. Impossible de dire si le caillou était très existant ou peu existant. Il
me semblait à la fois très réel et insignifiant.
Il marqua une pause.
- Poursuivez.
- C’est tout. J’ai été incapable de le situer sur ma propre
échelle. Je sais donc encore moins quel est son propre degré d’existence.
- Alors je vais vous aider. Supposons que vous soyez obligé
de situer le caillou sur votre échelle. Vous devez lui choisir une place, peu importe laquelle. Tout de suite, sans réfléchir, placez le
caillou sur votre échelle.
- Maintenant ?
- Peu importe cette place, vous devez trancher.
Maintenant !
- D’accord.
- Bien. Où l’avez-vous mis ?
- En bas.
- Dites moi pourquoi ?
- Parce que le caillou n’a pas d’importance. Je marche
dessus, ce n’est qu’un gravier. Il n’a aucune utilité.
- C’est fascinant n’est-ce pas ?
- Quoi donc…
- Mais cela, ce qu’on vient de faire. S’il n’y a pas d’urgence,
vous êtes incapable d’évaluer le degré d’existence qu’un caillou a pour vous.
Par contre, sous la pression, vous avez tranché. Vous l’avez placé au bas de
l’échelle. Est-ce que cela vous permet de me dire maintenant quel est le degré
d’existence d’un caillou ?
- Eh bien…non. Je n’en sais toujours rien. Parce que j’ai tranché dans l’urgence. En
fonction, finalement, de la place qu’a un gravier dans mon monde.
- En fonction de l’utilité que vous lui trouvez.
- Mais cela ne me permet pas de savoir en vrai…
- Parce que vous n’avez pas un critère objectif. Mettons que
tous vos compatriotes tranchent ainsi, comme vous venez de le faire, en
fonction de ce même critère, dans l’urgence.
- Eh bien cela ne change rien, dit Samuel. On ne peut
toujours savoir quel est, objectivement, le degré d’existence d’un caillou. Le
critère d’utilité est un critère qui nous est propre, à nous, et il n’a rien à
voir avec le caillou. Il faudrait trouver un autre critère…
- Un critère que vous n’avez pas. Je suis fier de vous, Samuel.
On est précisément là où je voulais que vous veniez. Je vais maintenant prendre
le relais. Je pourrais biensûr continuer
à vous guider comme je viens de le faire pour que vous découvriez par vous-même
ce que je vais maintenant vous dire, mais cela prendrait trop de temps et j’ai
très faim. Je vais vous raconter
quelques petites choses, si vous voulez bien.
- Je vous en prie, mais ne soyez pas trop…
-Trop quoi ?
- Bah ne soyez pas trop… là- haut.
- Où ça…
- Bon bref, allez-y.
- Le critère d’utilité que vous avez mentionné est un critère
de survie. Il est légitime, Samuel. Il
vous permet de classer les choses qui vous entourent, des choses avec
lesquelles vous avez un contact plus ou moins immédiat. Il y a donc, d’une
part, ce critère d’utilité qui vous façonne mais il y a aussi un critère d’urgence qui peut exercer une pression
plus où moins forte sur votre
discernement, en fonction de la menace qui pèse sur votre vie. Vous me
suivez ?
- Il y a d’un côté un besoin vital de savoir ce qui est utile
ou pas à ma survie, d’un autre côté une
urgence vitale plus ou moins forte qui me pousse à choisir, plus ou moins
rapidement, ce qui m’est utile ou pas. D’accord.
- Si l’urgence est maximale, que votre vie est terriblement
menacée, que la panique est totale, voilà à quoi ressemblera votre
échelle : Il n’y a que vous dessus. Si l’urgence est beaucoup moindre mais
que votre survie reste une préoccupation majeure (trouver à manger, trouver un
abri), des choses vont apparaitre sur votre échelle mais vous serez toujours au
sommet.
- C’est horrible ce que vous dites, on est des monstres
d’égoïsme !
- Pas du tout, Samuel. C’est un principe de survie naturel
présent en tout être vivant, humain ou pas. Cela n’a rien d’égoïste. Quand une
vie est menacée, elle se place au centre de son univers, de façon instinctive.
Appelez-cela un élan vital. C’est une force extraordinaire qui lui permet de
survivre, vous comprenez ? Sur-vivre ? C’est absolument fascinant.
Cependant, ce principe de survie – c’est le principe de vie, en fait- ce principe peut devenir, comme vous le suggériez,
une monstruosité.
Il marqua une pause. Il sentait le cœur de Samuel battre
fortement dans sa poitrine. Javolèn poursuivit.
- Cela devient une monstruosité, Samuel, lorsque l’on
conserve cette échelle de valeur alors qu’il n’y a aucune menace qui pèse sur
notre vie. Depuis qu’elle est apparue sur Terre, l’humanité a
consciencieusement travaillé son environnement pour gagner en sécurité. Une sécurité
toute relative mais suffisante cependant, pour écarter raisonnablement un
danger constant de mort imminente, vous êtes d’accord.
- Oui…
- Votre espèce a travaillé
son environnement et cet environnement l’a travaillée
en retour, cela se faisant autour de ce besoin vital de survivre et s’étalant
sur une période de plusieurs milliers de milliers d’années, car vous n’êtes pas
nés d’hier, Samuel, vous le savez.
- « travaillée en retour ? »
- Bien sûr. A force de ne tout voir qu’à travers le prisme de
l’utilité immédiate, vous finissez par ne plus rien voir autrement qu’à travers
ce prisme. Il y a une sorte de rétro-projection entre l’homme et son
environnement. Mais bon. Comme tout être vivant sur cette terre et ailleurs, vous
avez un peu plus que le principe d’utilité dans votre sac à malices. Et lorsque
votre vie n’est pas menacée, ces autres capacités, ces autres manières de voir,
peuvent se révéler. Croyez-moi, elles se sont révélées très tôt dans l’histoire
de l’humanité. Il y a eu des époques et des endroits sur Terre où les échelles
de valeurs de certaines communautés, parfois de très grandes communautés,
étaient d’une beauté exemplaire, élaborées autour de principes esthétiques, ou
d’altruité, et souvent élaborées de manière inconsciente ! Vous
rendez-vous compte ?
- Altruité ?
- L’altruité oui. Vous ne connaissez pas, c’est vrai. Ou
plutôt vous ne connaissez plus. Il s’agit d’une forme d’altruisme un peu plus
poussé, entremêlé de télé-empathie… Où en étais-je... Je disais que certaines
communautés avaient réussi à travailler consciemment son échelle de valeur
autour de principe non-utilitariste, au point que, même inconsciemment, cette
échelle intériorisée les guidait dans leur rapport au monde qui les entoure.
Vous comprenez ?
- J’essaie…
- Ces échelles de valeur, Samuel, étaient enchantées, d’une
certaine façon. Et cela était incroyable. Savez vous qu’il existe un musée –
c’est comme cela que vous appelez ce genre d’évènements- un musée où l’on
conserve vos plus belles échelles de valeurs ? Il ne se trouve pas dans
votre réalité, Samuel, cependant je pourrais vous le faire voir, un jour.
- Vous dites que vous pouvez observer les échelles de valeurs
des individus ? Vous les conservez dans un musée ?...
- Pas celles des individus, cela n’a aucun intérêt, mais
celles des communautés. Et toutes les communautés sont liées entre elles. Dans
l’espace – géographique- mais aussi dans le temps, et l’on peut voir les
échelles évoluer sensiblement d’une communauté à une autre, en fonction de
l’aire géographique et en fonction de l’ère …
- …temporelle. C’est vraiment dingue. Mais vous me parliez de
monstruosité il me semble…
- Exact, Samuel. J’y viens. Ce qui est monstrueux, c’est de
garder une échelle de valeurs inspirée par son instinct de survie alors que la
vie n’et pas menacée. Ce qui est monstrueux, c’est de se laisser guider par
cette échelle sans en avoir conscience. Je veux dire qu’il y a un travail de
construction à faire. Chercher son échelle, la comprendre, l’interroger, la
défaire, la refaire… Vous comprenez ?
- Je crois…
- Chaque homme doit faire ce travail. Vous le pouvez. Mais
vous ne le faites pas. Ou pas suffisamment. Le mécanisme s’est enraillé. L’échelle
de valeur de votre communauté s’est désenchantée. Le principe d’utilité
pourtant si important continue de vous guider. Il est devenu un principe
d’exploitation et de domination à l’égard l’environnement et à l’égard des
autres communautés. Vous percevez en majorité l’autre et votre environnement à travers ce prisme. Alors que votre
vie n’est pas menacée ! Comprenez-
vous ?
- Pas vraiment. Je n’ai pas l’impression de vouloir tout
soumettre à mon bon plaisir. Et il me semble que nous avons des valeurs, de
grandes valeurs de liberté, de droit…
- Elles sont fictives. C’est un verni. C’est valeurs ne
façonnent pas votre rapport à la nature. Votre échelle est inconsciente,
Samuel. Regardez ce qui s’est passé tout à l’heure avec le caillou.
- Il y avait urgence… je l’ai placé en bas. Sans réfléchir…
- Précisément. Il y avait urgence, je vous ai pressé, mais
votre vie n’était pas menacée.
- Mais avant cela, je vous ai dit que je ne savais pas où
placer le caillou sur mon échelle.
- Mais vous l’avez placé, Samuel, parce que l’échelle existe
dans votre inconscient.
- Je croyais que le principe d’utilité ou de survie était
normal. Que c’était un instinct vital. Vous l’avez dit vous-même.
- Oui Samuel. C’était normal avant, il y a quelques dizaines
de milliers d’années, quelques siècles. Ce principe était décisif sur l’échelle
globale des valeurs de l’humanité. Mais il a toujours cohabité avec d’autres
principes esthétiques façonnés de temps en temps par quelques communautés. Or
le temps a passé, si je puis dire. Vous avez évolué, oserais-je même avancer.
Je veux dire par là qu’on peut penser que l’humanité est maintenant capable de
ne plus se laisser guider par un instinct primaire de survie. Vous êtes
maintenant capables d’un peu plus de discernement. Vous devriez savoir ce qui,
dans votre tête, est le fruit d’une réflexion, d’une inflexion, d’un instinct,
d’une intuition, vous comprenez ? Les idées dialoguent avec les
sensations, les émotions, les impressions. Vous en êtes capables, c’est
d’ailleurs ce qui fait de votre espèce une communauté profondément admirable.
Vous ne devriez plus concevoir le monde à travers un prisme utilitaire. Votre
instinct de survie devrait être relégué à l’arrière-plan, voyez-vous. J’aurais aimé, par exemple, que dans
l’urgence vous placiez le caillou en haut…
- Mais je l’ai placé en haut, souvenez-vous ! Au tout
début de notre discussion ! Je l’ai placé en haut.
- Calmez-vous Samuel. Je le sais, j’étais là. Et en effet,
quand je vous ai demandé quel degré de réalité ce caillou avait pour vous, vous
avez répondu « très réel », avec une certaine innocence que j’ai
trouvée touchante, je vous l’avoue. Il y a de l’espoir quelque part, Samuel.
Mais au niveau de la communauté, depuis deux ou trois siècles, le principe
d’utilité revient en force. Il détermine la façon dont vous concevez votre
environnement et cette façon « contamine » de plus en plus
d’échelles. Si bien que votre monde, le monde des hommes, se désenchante.
- Pourquoi ce mot : « se désenchante » ?
- Je vous en ai déjà parlé : trop de réflexion, pas
assez d’inflexion. Trop de rationalité, pas assez d’imagination.
- Il y a pourtant beaucoup d’art, de créativité, de fantaisie
dans notre monde…
- Mais est-ce cela qui conditionne principalement votre
rapport à l’environnement ? Qui conditionne fondamentalement votre façon
de le percevoir et de le toucher ?
- Je ne sais pas.
- C’est la peur, Samuel. Une peur atavique. Une peur
ancestrale qui façonne un rapport utilitariste au monde. Monde qui en retour ne
s’affiche à vos yeux que sous une forme de plus en plus matérialiste. Voilà
pourquoi je parle de désenchantement.
- Comment a-t-on pu en arriver là…
- C’est un long processus qui recouvre l’histoire de
l’humanité. Un mouvement incessant de balancier entre la peur et la confiance,
l’émerveillement et la méfiance, l’humilité et l’orgueil…
-Il n’y a pas vraiment de coupable alors, pas de nom à
retenir, d’effigie sur laquelle tirer avec mes petites fléchettes…
- Non. Vous êtes tous ensemble. Tous coupables, tous
victimes. Pas un homme n’a plus de valeur qu’un autre à nos yeux. Vous êtes un
corps.
- Peut-être pourriez-vous me donner un exemple de critère à
partir duquel établir une échelle de valeur moins utilitariste ?
- Surement pas.
- Et pourquoi cela ?
- C’est la pire des choses à faire : vous donner des réponses. Non. Sûrement pas.
Soyez un homme : réfléchissez, infléchissez, rêver, imaginez, sentez. Vous
trouverez par vous-mêmes et pas autrement. Votre espèce a des capacités
insoupçonnées. Dans votre tête. Développez-les. Soyez à la hauteur de votre
condition.
- Mais par où commencer…
- Par là : vous êtes en danger. L’humanité est menacée.
D'où vient la menace ? De l’humanité elle-même. L’homme moderne se
méconnaît. Il se trompe sur sa place, sur sa valeur, sur ce qu’il est. L’homme
est ainsi devenu sa plus grande menace et ce qui peut vous sauver est
exactement ce qui a toujours été perçu par vous comme votre plus grande menace
– même bien après avoir cessé d’en être une, comme ce fut effectivement le cas
en des temps immémoriaux – je parle de la nature
et de ses forces invisibles. Je parle de ce que vous avez en vous et que vous
ne voulez pas voir.
- Et vous pensez qu’on peut changer les choses ?
- Oui, Samuel, tout est possible.
- On peut changer notre échelle… trouver un autre critère…
- Cessez de chercher un critère objectif. C’est une fuite en
avant. Vous n’en trouverez pas. Cherchez à savoir qui vous êtes. Laissez-vous
tenter par l’invisible. Il a autant de
réalité que le visible. Faites-lui
une place. Fabriquez-lui un sens. Un sens nouveau. Inédit. Inventez-lui quelque
chose.
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