Article du 6 juin 2013
Cela fait un bon quart d’heure que je suis devant cette page
blanche et ça suffit. J’ai beaucoup de mal à me concentrer aujourd’hui, je fais
des aller-retours inutiles, je cherche quelque chose d’urgent à faire, pour
m’échapper, vous comprenez, mais non, je n’ai rien d’autre à faire que de
travailler sur le sujet que j’ai choisi de traiter.
Alors que je regardais une émission il y a deux jours, un
sujet m’est resté dans la tête et a fait écho avec un vieux souvenir. Le sujet,
c’est l’arrivée dans le commerce des imprimantes 3D ; le vieux souvenir,
c’est la lecture d’une nouvelle de Philip K. Dick intitulée « Copies
non-conformes ».
Ce que je veux faire aujourd’hui, c’est voir pourquoi l’un
m’a rappelé l’autre. Biensûr, l’imprimante 3D et la nouvelle de K. Dick ont
ouvert la réflexion J’ai commencé par relire la nouvelle.
En voici un résumé : Après qu’une guerre nucléaire ait
ravagé la surface de la terre et décimé la majorité des espèces vivantes –
c’est là un contexte cher à notre auteur -
les survivants s’organisent en colonies. La planète étant dépourvue de
presque tout, c’est-à-dire d’objets et de matière – tout est en cendres – les
survivants ont eu la « chance » de voir venir à leur secours une
espèce extra-terrestre compatissante. Ces extra-terrestres sont les Biltongs,
organisme étrange assez peu ragoutant, avec des tentacules qui grouillent et
qui luisent, possédant bon nombre de caractéristiques que notre imaginaire
assimile à du « pas beau » et, par conséquent, « pas
gentil ».
Cependant, ces étranges extra-terrestres ont la capacité de
« dupliquer » n’importe quel objet. Ainsi les survivants ont-ils
organisé leurs colonies autour d’un Biltong auquel ils apportaient les objets
sauvés. Le Biltong à leur service les dupliquait. Ainsi, les vêtements, le
mobilier, les moyens de transports, le moindre objet du quotidien était à
nouveau devenu banal. Jusqu’au jour où les Biltongs commencent à mourir, et que
tout ce qu’ils ont dupliqué se dégrade et tombe en cendres.
Les hommes cèdent à la panique et leur premier réflexe est
de s’en prendre au Biltong, l’insultant et l’agressant, sans doute pour qu’il
fasse un effort supplémentaire alors que la mort l’accable. Philip K. Dick ne
défend pas une idée très idéale de l’homme, on est bien d’accord.
Depuis le début de la nouvelle, nous sommes avec un
personnage principal qui roule à bord de sa voiture pour rejoindre une colonie.
Il prend en stop un autre personnage qui vient de loin. Au fil de leur discussion,
on parle de duplication, de fabrication, de renoncement, de progrès.
Je crois que ce sont ces thèmes-là qui ont émergé alors que
je regardais ce reportage sur les nouvelles imprimantes 3D.
Allons-voir cela plus en détail.
Notre petit monde à nous est à bien des années lumières de
celui que Philip K. Dick nous offre dans ses nouvelles. Dans notre monde à nous, nous remarquons que
nous utilisons de plus en plus d’objets dont nous ignorons tout du
fonctionnement interne, de leur fabrication. Ils sont faciles et agréables
d’utilisation. Réciproquement leur utilisation facilite notre quotidien. On
peut faire ses courses en ligne, payer par téléphone portable, programmer
l’enregistrement de son feuilleton à distance, grâce à une application, gérer
ses alarmes, la fermeture des stores, et que sais-je. Une multitude de choses
pratiques. Enthousiasmés par cette praticité bien opportune, nous avons couru après
plus de praticité et de facilité. Soit.
Dans tout cela, que vient faire notre pauvre imprimante qui
n’a rien demandé et sur laquelle je donne l’air de m’acharner ?
Je crois qu’il y a une très grande différence entre une
imprimante 2D, qui trace des lignes et des points d’encre sur du papier, et une
imprimante 3D capable de reproduire un objet.
Cette différence réside dans le rapport que nous avons avec
notre environnement.
Permettons-nous d’anticiper un peu les choses et imaginons
cette situation : une demoiselle du futur proche souhaite, par exemple,
s’offrir une table et un jeu de chaises. Sur le net, cette personne surfe et
compare de sites en sites ce qui se fait. Elle choisit un modèle, et achète ce
modèle en ligne. Qu’achète –t-elle concrêtement ? Notre demoiselle achète
un programme sous le format mp3 ( ou un autre format, j’imagine là aussi qu’on
va vite avancer). Un programme contenant virtuellement les biens qu’elle veut
voir dans son salon. En cliquant sur le bouton « lancer
l’impression », les objets vont se matérialiser. C’est pratique et c’est
facile pour la demoiselle.
On pourrait parler d’une matérialisation
de la virtualité (le programme de la table se « réalise », se
matérialise) mais aussi de virtualisation
de la matérialité (la table matérielle est conceptualisée et transformée en
programme). Retombant ainsi sur nos pattes, nous pourrions parler de détour virtuel de la matérialité.
Cela étant dit, je vois dans ce détour virtuel quelque chose
qui s’éloigne de l’idée de fabrication.
Qu’est-ce que fabriquer ?
Je crois que la notion de fabrication est très importante
pour l’homme, bien qu’il semble l’avoir quelque peu oublié.
Fabriquer quelque chose, c’est interagir avec son environnement. Prenons un exemple simple
pour illustrer le fondement de cette idée: parmi nos ancêtres d’il y a 30
millions d’années, les hommes chassent quelques bêtes à l’aide d’outils
fabriqués à partir de bois, de pierres, de tiges, de nerfs. Les femmes cousent
des morceaux de peau de bête à l’aide de petits os et de boyaux.
En possession de ses deux seules mains, l’homme observe ce
qu’il y a autour de lui. Comment peut-il agencer cette chose bizarre ici avec
ce drôle de truc la-bas :
« Tiens, en les
mettant comme ça, avec un bidule pour les faire tenir, je pourrai peut-être
avoir un moyen de me protéger de… » … et là on a l’embarras du choix.
Fabriquer, c’est ça. C’est observer son environnement (le
tester, comprendre un peu comment ça marche), mettre des choses ensemble pour
obtenir quelque chose d’autre dont on
estime avoir besoin, dans le but, originel, de se protéger. Ce quelque
chose d’autre n’existe pas forcément dans la nature, c’est donc une
projection de son imagination, une création, une invention. Tant qu’il s’agit
de poterie, de vêtements, de roues, de mécanismes, on ne voit pas de problèmes.
Alors nous sommes remontés bien loin pour parler de
fabrication, mais il y a plein de choses contemporaines à dire sur le sujet. En
effet, lorsque l’on fabrique quelque chose, on se donne un peu de mal, on fait
un effort, et en même temps, on ressent de la satisfaction. Fabriquer, créer et
inventer sont à l’origine de ce que l’on appelle « travail ». Il y a
eu des détournements et des malentendus sur ces notions qui font que l’on ne
sait plus trop quoi en penser. Par exemple, le « travail » qui vient
du mot torture, met avant la dimension de l’effort, de la contrainte. Par
contre, la dimension de satisfaction est moins entendue. Je ne souhaite pas ici
approfondir la question du travail qui est fort compliquée. On va rester sur
l’idée de fabrication, d’effort et de satisfaction.
La satisfaction est le pendant psychologique qui accompagne
la contemplation de l’objet fabriqué par notre effort. Lorsque je fais l’effort
d’aller vers mon environnement, que ce soit en tendant la main ou bien en
faisant preuve de curiosité sur un détail, je fais quelque chose
d’épanouissant. Je fais quelque chose qui est en accord profond avec la nature
humaine. C’est pour cela que l’on ressent de la satisfaction. N’est-il pas
reconnu aujourd’hui que les activités manuelles les plus simples, - un cours de
poterie, par exemple- sont recommandées pour les enfants, les personnes âgées,
ou tout autre individu qui pourrait ne pas se sentir « bien » (utile
ou épanouis) ?
Je me permets d’aller plus loin en disant que toute activité
manuelle, ou artisanale est une activité artistique. Comment cela ? Parce
que dans la fabrication d’un objet, il y a projection d’une imagination.
J’ai l’impression alors, qu’avec le virtuel, nous cherchons
à concrétiser l’imaginaire du matériel. En gros, on imagine dans notre tête un
objet, mettons une table.
3 possibilités :
-
Je suis courageux, je me la fabrique moi-même.
Etape par étape, je vais agencer les matériaux pour qu’ils prennent la forme de
ce que j’ai dans ma tête. Cela va me prendre quelques heures ou une journée.
-
Je ne sais pas faire cela moi-même donc je vais
voir un mec qui sait faire ça bien. Je lui présente mon projet, on en discute,
etc, la table prend forme dans nos paroles échangées. Cela va me prendre une
bonne heure puis plusieurs jours pour la fabrication.
-
Je saute sur mon écran, je passe de site en
site, je vois des images de tables et je clique. Je peux y passer beaucoup de
temps la aussi.
Ce qui change entre les trois possibilités, c’est la valeur
de l’interaction :
-
L’interaction avec l’environnement (moi face aux
blocs de bois ou tiges de métal),
-
avec ses semblables (moi face à l’artisan
menuisier),
-
avec la machine (moi face à mon écran).
Aucune n’est nuisible en soi, ce qui est à mon avis dommage,
c’est que la troisième forme se répande au détriment de la première.
Si l’on déplore aujourd’hui que les enfants ne savent plus
que le jambon est fait à partir de cochon, c’est sans parce que les
interactions directes avec notre environnement ont évoluées….
Ne pourrions-nous pas développer des contre-parties ? Si
les interactions virtuelles se développent, s’il y a un retrait du réel dans
nos existences, il nous faudrait peut-être chercher à multiplier les
intéractions directs avec le réel, favoriser le contact avec la nature…
Je crois que bien des problèmes peuvent venir du
constat suivant:
La praticité et la
facilité sont des choses devenues
importantes. Notre société cherche à les développer. La notion d’effort est maintenant connotée de
manière négative. On cherche à fournir le moindre effort pour, cependant, obtenir la plus grande satisfaction. ( je choisis les électrodes SportElec pour ne pas
avoir à faire mes séances d’abdos, mais je veux le même résultat ; je
mange des barres protéinées pour perdre du poids plutôt que de devoir modifier
mes habitudes alimentaires ; je veux obtenir en un clic tout ce que je
vois qui m’intéresse et que mes moyens me permettent d’obtenir…)
Si l’on considère que « tout » dans la nature, et
dans l’histoire de l’humanité, nous montre qu’il n’y a pas de satisfaction sans
effort, que l’effort est sain et noble, et que c’est cet effort qui confère la
valeur de toute chose, eh bien on comprend que de plus en plus de gens se
sentent mal à l’aise.
La valeur, voici un point fondamental. A ce stade, la
réflexion pourrait s’orienter sur les formes d’interactions que l’argent, cet
intermédiaire fiduciaire, introduit. La notion de valeur est, de nos jours,
trop intimement liée à cet intermédiaire. Je ne me lancerai pas dans cette
réflexion pour l’instant.
Ce que j’ai à dire, c’est que le progrès technique et
technologique est une chose fantastique. Si des imprimantes 3D apportent à la
médecine le moyen de sauver des vies, c’est génial.
Il est fascinant de constater à quel point nous avons pu
nous protéger et nous prémunir des dangers.
Mais il importe de souligner, à mon avis, que ce progrès
technologique perd toute sa « fantasticité »
s’il n’est pas accompagné de respect, de responsabilité et d’humilité.
Respect, humilité, simplicité : on retrouve ces idées générales
dans des articles précédents, du style « la noblesse de la
simplicité ».
Donc : que comprendre de tout cela ? Eh bien principalement
qu’il faudrait nous réconcilier avec l’effort,
prendre le temps de faire des efforts (prendre les escaliers au lieu de
l’ascenseur, faire la cuisine au lieu d’acheter du surgelés, faire un potager,
faire du sport – qui est un des efforts les plus importants et les plus
bénéfiques, et tant de choses toute simples qui ne requiert que de la bonne
volonté). Je ne vous parle pas des effets psychologiques positifs que cela
entraînerait.
Faire des efforts implique un renoncement à certaines formes
de facilités. Des facilités heureusement illusoires pour la plupart. ( j’ai
beau mangé des barres protéinées, si j’en mange toute ma vie, je serai fine,
certes, mais j’aurai plein de carences et une santé mauvaise).
Pour terminer cette balade - qui nous a tout de même fait
passer de l’univers de K. Dick, aux premiers hommes et à Sport Elec –
souvenons-nous de cette allégorie philosophique :
L’allégorie du maître et de l’esclave :
Hegel nous raconte qu’entre un maître et son esclave, le moins
libre des deux est le maître. Pourquoi ? Parce que le maître a besoin de
son esclave au quotidien, dans sa maison, dans son jardin, pour accomplir toute
sorte de choses, fabriquer, réparer, cuisiner… Le maître est dépendant.
Dans notre réflexion, nous pourrions opérer un raccourci
facile et dire que, quelque part, la technologie du virtuel que nous
développons devient notre esclave. Elle est à notre service. Nous en devenons
dépendants. Grâce à elle nous obtenons ce que nous voulons sans faire trop
d’efforts.
Nous pensons maîtriser plus de choses parce que nos outils
nous offrent une large fenêtre sur le monde, or cette fenêtre nous cache le
plus important.
Je vous laisse méditer tout ça…
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