La discrétion de l’homme
moderne
L’homme moderne est à
l’origine d’une manière de voir le monde, la nôtre, et cette manière repose sur
le postulat d'un monde discret.
Tout d’abord, qu’entend-on
par homme moderne ?
Sans entrer dans les
controverses qui animent les historiens sur les dates qui entourent l’époque
moderne (plus ou moins la fin du 15ème siècle jusque début 19ème),
disons simplement que l’homme moderne est notre ancêtre à nous, les
occidentaux. Ce qui caractérise l’époque moderne, en gros, c’est l’émergence du
capitalisme, de l’individualisme, du libéralisme, de l’Etat-nation. C’est aussi
le progrès scientifique, la sécularisation des sociétés et la perte d’influence
relative de la religion.
Des modifications profondes
font évoluer le modèle de société issu du Moyen-âge et de la Renaissance,
entrainant les révolutions industrielles et de nouvelles gestions
politico-économiques dont notre société actuelle est l’héritière.
Dans notre quête
fondamentale de pourquoi toujours plus pernicieux, ce qui nous
intéresse dans cette histoire d’homme moderne, c’est qu’il est probable que ce
soit à cette époque de grands changements progressifs que notre vision du
monde, -notre perception de ce qui nous entoure, la réalité,- se soit greffée sur un paradigme qui
n’a rien d’anodin : le paradigme du discret.
Si l’homme moderne devait
être discret dans la mesure où sa discrétion renseignerait sur son tempérament,
nous aurions tôt fait de clore cet article sans autre forme de procès. En
effet, l’homme moderne -et plus surement encore l’homme d’aujourd’hui- n’a rien
d’un être discret ou réservé et il serait bien plus juste de le décrire,
généralement, comme perclus de suffisance et boursouflé de prétention…
Non, la discrétion telle
qu’elle est entendue ici, et telle qu’elle est abusivement présentée dans le
titre[i], ne définit pas un trait
de caractère. Il s’agit d’une notion un peu plus subtile, comme nous l’allons montrer dès à présent.
-
La discrétisation comme effet
rationnel
Les cinq sens dont nous
sommes dotés nous permettent d’interagir avec ce qui nous entoure et ce qui est
à notre portée. Nous percevons des choses distinctes les unes des autres et
nous pouvons à loisir les quantifier : quatre maisons, douze habitants,
trois vaches, quinze arbres, deux nuages…
Nous pouvons interagir avec
tout ce qui nous entoure : utiliser, ranger, fabriquer, etc., la liste des
verbes étant très longue.
Ce que nous savons aussi
très bien faire, c’est nous servir de notre tête et de la raison qui y loge.
Cette faculté peut s’apparenter à un sixième sens tant elle est indissociable
des cinq autres. En effet, si nos cinq sens nous permettent d’interagir avec la
réalité, c’est dans la mesure où ils sont vecteurs d’informations sur cette
dernière. C’est ensuite la raison qui interprète les informations pour en tirer
un usage généralement opportun.
La raison est une faculté
qui perçoit la réalité comme un ensemble constitué d’éléments discrets,
séparés. Elle ordonne ces éléments en fonction de critères nombreux et variés.
Elle pose des étiquettes sur chaque groupe d’éléments : elle crée des
concepts, elle généralise et elle abstrait les choses. Chaque élément de la
réalité peut être divisé en éléments plus petits qui le composent et on peut
diviser la matière presque à l’infini.
Jusque là, il n’y a rien de
bien compliqué. Alors allons un peu plus loin.
La discrétisation de la
réalité correspond à la manière dont nous percevons les choses qui nous
entourent. Il s’agit de percevoir ces choses comme entités distinctes, séparées
et séparables les unes des autres. Le paradigme du discret est lié à celui du continu. Or
il s’avère que notre raison a le plus grand mal à concevoir une continuité
autrement que comme une succession d’éléments discrets.
Prenons un exemple tiré des
mathématiques et de la physique : le calcul différentiel.
Newton et Leibnitz ont
inventé une méthode qui permet de comprendre l’écoulement d’un fluide,
c’est-à-dire une continuité. Pour ce faire, ils ont établit qu’une continuité
était une succession infinie et infinitésimale de petites parties : le
filet d’eau qui coule du robinet n’est autre qu’une succession de gouttelettes
microscopiques par exemple. Ainsi, à l’aide de fonctions, de dérivées et autres
procédés, on peut calculer la vitesse, la direction, la densité, la fluidité
d’une succession d’éléments discrets, autrement dit d’une continuité.
Posons la question qui nous
taraude :
Comment ne pas concevoir toute chose comme étant
composée d’éléments discrets ?
Cela s’avère compliqué dans
la mesure où l’acte de concevoir implique nécessairement la préhension
mentale d’une chose et son extraction de l’ensemble dont elle est issue. Toute
conception est une abstraction. Toute abstraction a quelque chose de
platonicien : une abstraction est un exercice mental qui vise à saisir une
généricité nécessairement idéale,
l’idéal platonicien ayant un caractère absolu du fait de sa perfection,
perfection autorisée par l’exercice d’abstraction.
Cela veut dire, au final,
que tout ce que nous conceptualisons, abstrayons, n’existe que dans notre
raison. La puissance heuristique d’un concept est tributaire de la distance qui
sépare ce concept de la réalité dont il est issu. Plus un concept est abstrait
et générique, plus on lui reconnaît un caractère absolu, c’est-à-dire qu’il est
de moins en moins sensible aux conditions extérieures susceptibles de le relativiser, le
modifier, d’aucun diront l’affaiblir puisque nous considérons la variabilité
moins solide que la constance, et que ce que nous voulons, probablement à tort,
ce sont des certitudes…
Dans la grande quête de
l’homme vers le Juste, le Beau, le Vrai, les concepts sont un outil formidable.
Cependant, à force d’élaborer des concepts à partir d’autres concepts eux-mêmes
reposant sur d’autres concepts et ainsi de suite, on prend le risque de se
barricader dans des certitudes illégitimes, de perdre de vue les rives de la
réalité et de nous détacher de certains de ses aspects que nos concepts ne nous
permettent plus de voir…
Si concevoir et conceptualiser sont ce que la raison sait faire de mieux, il est probable
que notre capacité à distinguer les choses les unes des autres soit donc une
propriété de la raison.
Dans la mesure où l’homme
moderne a grandement favorisé le recours à cette dernière -au détriment
d’autres moyens de percevoir- nous avons une immense difficulté à percevoir
autrement les choses qu’à travers leur apparence discrète. En conséquence, nous
avons tendance à estimer, inconsciemment, la réalité comme étant absolument discrète.
Or, si notre réalité est effectivement discrète - et elle l’est,
elle ne l’est pas absolument mais relativement.
Si, en effet, l’ensemble
des choses qui nous entoure et qui constitue le monde matériel peut être divisé
en une multitude d’objets que nous pouvons quantifier, séparer les uns des autres,
cela se passe dans
la mesure des interactions que nous
avons avec
le monde matériel.
On peut supposer avec
légitimité qu’en dehors de notre nécessité d’interagir avec notre
environnement, cet environnement soit autre, simplement, sans que nous soyons en
mesure de concevoir cet autre, c’est-à-dire, sans que nous soyons dans la mesure
d’appréhender cet autre par la raison seule.
La potentielle relativité
de la nature discrète de la réalité n’a d’autres conséquences que de nous
inciter à faire preuve d’un peu plus d’humilité. En effet, si nous connaissons
et comprenons un grand nombre de choses, nous ne comprenons ces choses que dans
la mesure de notre rapport à celles-ci. Ne pas garder à l’esprit la mesure du rapport revient à extrapoler et à conférer aux
choses qui nous entourent une ontologie démesurée dont nous n’avons probablement pas le
moyen de vérifier la pertinence.
Tout ceci étant dit, le
prisme rationnel du discret configure notre rapport au monde, notre rapport aux
autres et plus fondamentalement encore, notre rapport à nous-mêmes, la
définition que nous nous faisons de notre condition et notre posture face aux questions
existentielles et métaphysiques.
-
Le discret manifeste
Le postulat de la nature
discrète de la réalité structure de nombreuses trames du monde que nous nous
sommes construit. En voici quelques unes.
La certitude que la réalité
qui nous entoure est fondamentalement de nature discrète amène à penser que
les choses sont toutes séparées et séparables les unes des autres.
L’individualisme est une
notion fondamentale pour nous : il est certain que chaque individu est une
entité à part entière.
Le libéralisme économique
s’est développé d’après l’idée que chaque chose nous entourant pouvait
appartenir à quelqu’un. Nous avons entrepris de posséder toute chose à travers
le concept de propriété privée.
L’interaction entre
individu s’est formalisée autour du concept d’un étalon de valeur nommé
« monnaie ».
Nous avons développé de
nombreux stratagèmes nous permettant d’acquérir de la monnaie, afin de posséder
des choses.
Parallèlement, la
sécularisation du sacré a renforcé notre conception matérialiste de la réalité. En l’absence de réponses
à nos angoisses existentielles que la croyance religieuse tentait d’apaiser, nous
avons préféré la possibilité d’acquérir des choses. Plus la quantité de choses
accumulées est grande, plus notre vie est supposée réussie. En repoussant les
religions -ce qu’il était pertinent de faire-, nous avons repoussé la
spiritualité dans son ensemble – ce qu’il était moins pertinent de faire. En
conséquence, on réfléchit moins, on réfléchit à moins long terme, on agit vite.
Ainsi, nous avons développé
un modèle de société basé en grande partie sur le postulat qui est à la base de
la micro-économie et qui dit en gros que l’être humain est un
consommateur, que le consommateur est un des acteurs principaux du jeu
économique. Le jeu économique se joue sur un grand plateau et ce plateau n’est
autre que le marché. Sur ce marché, les acteurs échangent ce qu’ils possèdent
dans le seul but d’accroitre leur satisfaction. Le consommateur échange sa
capacité de travail contre de l’argent, puis son argent contre des biens et des
services. Tous ces échanges s’effectuent dans le but de satisfaire les besoins de
chacun. Il est postulé que la satisfaction des besoins individuels entraine
nécessairement l’accroissement du bien-être collectif, par le jeu d’une main invisible.
Cette main invisible (Adam
Smith) illustre le principe d’autorégulation. Ce principe s’inspire peut-être
du fait que dans la nature, les écosystèmes se maintiennent en équilibre
lorsque chaque acteur du système s’occupe de remplir sa fonction
« individuelle », à savoir : manger, se reproduire, etc. Ainsi
les hommes réunis en un groupe social atteindront le même équilibre si chacun
des acteurs du groupe remplit sa fonction dans le seul but de satisfaire ses
besoins personnels. Or il est probable que ce type de transposition simpliste
repose sur une mauvaise interprétation de nos observations de la réalité. Nous
ne voyons généralement dans ce que nous regardons que ce que nous voulons y
voir…
Ce modèle économique dont
nous avons hérité et que nous avons développé en forçant davantage le trait de
l’intérêt personnel repose essentiellement sur l’idée que l’être humain est
égoïste.
Or, il apparaît légitime de
postuler que l’être humain dispose d’une propension à compatir et que son
égoïsme n’est peut-être pas ce qui le caractérise fondamentalement.
D’innombrables exemples
viennent illustrer ce propos. Un simple regard autour de nous le confirme, ne
serait-ce que notre penchant pour les fictions cinématographiques. N’est-il pas
grisant de partager les émotions ressenties par les protagonistes d’un
film ? C’en est même cathartique. Ne sommes-nous pas continuellement
parcourus d’émotions ? Sont-elles si dangereuses qu’il faille nous en
défaire par tous les moyens ? C’est pourtant ce que prônent de nombreuses
sagesses. Par ailleurs, le mal être ambiant et croissant des membres de notre
société est révélateur d’une inadéquation entre ce qui est proposé aux citoyens
et ce qu’ils souhaitent fondamentalement faire de leur existence, sans pour
autant savoir quoi en faire.
Dans notre modèle de
société, la propension des êtres à compatir au sort de leurs semblables s’exprime
à travers des canaux secondaires, des formes de solidarité, de lien social, des
actes charitables, des exutoires artistiques, voire des regains de foi
religieuse. Mais l’altruisme est considéré comme un épiphénomène, une variable
trop fragile comparée à la constance supposée de notre égoïsme.
Malheureusement, à force d’individualisme et de libéralisme, on renforce le
tempérament égoïste de l’homme.
Se renfermer sur soi, c’est
entretenir l’illusion que nous contrôlons quelque chose : soi, sa vie, ses
biens. S’ouvrir aux autres, c’est prendre le risque d’élargir le champ à garder
sous contrôle et perdre un peu de ce contrôle auquel nous nous attachons
éperdument. Il est probable que tout contrôle soit illusoire, s’agissant d’un
concept lié au principe de domination, de maîtrise, il repose sur l’idée que
l’homme est hors du monde, et non une partie
indissociable de l’ensemble.
En conséquence, nous ne
vivons pas un altruisme serein parce que notre modèle de société nie
l’importance de notre capacité à nous intéresser aux autres. Plus encore, il
est probable que nous ayons intériorisé nous-mêmes, au plus profond de notre
conscience, le confort illusoire qu’apporte le repli individualiste et que nous
perpétuions ce modèle par manque de confiance, principalement, et pour de
nombreuses autres raisons qu’il est aisé d’envisager et qui ont fait l’objet
d’autres articles.
Et tout cela reposerait, au
fond, sur notre postulat d’un monde discret… ?
[i] Le terme
discrétion ne peut être étymologiquement appliqué au paradigme du discret. S’il
l’est ici dans le titre, ce n’est que pour créer un simple effet de style. Le mot juste est discrétisation.
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