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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 15 mai 2013

Correspondances




Aujourd’hui, je vous propose de partir à la rencontre des fabuleuses correspondances. Le concept de correspondance tel que je l’entends est très riche de signification et le meilleur moyen de l’introduire est poétique. Voici le poème de Baudelaire extrait des Fleurs du Mal :

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.


Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,


Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens
.

Quand j’ai découvert le poème de Baudelaire en classe de Première, il m’a marquée car j’y ai perçu quelque chose de vrai sans trop savoir quoi. Bien plus tard, je me suis souvenue de ce poème alors que je réfléchissais, tout simplement. L’idée de correspondance qu’il propose, au-delà de l’explication de texte qu’on en fait au lycée, m’a paru être un reflet imagé du processus de connaissance. C’est cela que je souhaite développer maintenant.
A chaque instant, nous percevons des sensations et des idées nous traversent l’esprit. Nous n’y prêtons pas souvent attention. Il n’empêche cependant que nous sommes en constante interaction avec ce qui nous entoure. Inconsciemment, toutes ces informations se lient entre elles, se questionnent et se répondent, se font échos, si bien qu’intérieurement nous nous construisons un petit monde fait de repères que nous comprenons, nous nous construisons un cadre dans lequel nous évoluons. Ce petit monde intérieur n’est pas dépourvu de contradictions, bien au contraire. Ce un petit monde est un équilibre fragile.
Que se passe-t-il lorsqu’on prend le temps de questionner ce petit monde intérieur ?
On se rend tout d’abord compte de sa fragilité. On se rend compte que les bases sur lesquelles il repose sont extrêmement confuses. On se rend compte que beaucoup de choses sont davantage ressenties que raisonnées. Lorsque l’on réfléchit sur quelque chose, on cherche généralement à raisonner à partir du ressenti.
Le ressenti relève de l’intuition, et les intuitions sont souvent trompeuses. La raison semble être bien plus fiable mais elle a son lot de défauts. (Voir la toute puissance de la raison)
En fait, intuition et raison, ressenti et raisonné sont inextricables. Je dirai plus précisément que la raison ne peut exister sans l’intuition, sans le ressenti. Il est ainsi vain de vouloir faire taire cette dernière sous prétexte que seule la raison est source de connaissance. La raison est source de compréhension, mais la compréhension seule n’est pas connaissance.
La compréhension consiste à révéler un maillon de la grande chaine de causalité. Pourquoi B ? Parce A, pourquoi A ? Parce que X, et ainsi de suite, telle une infinie mise en abîme qui plonge au fin fonds de la métaphysique et de la foi.
Comprendre signifie étymologiquement, prendre avec soi. C’est-à- dire ramener quelque chose à soi, à son monde, le faire sien, lui trouver une place dans le grand ensemble des choses admises.
Qu’est-ce que comprendre si ce n’est établir une correspondance entre l’extérieur et soi ? Comprendre, c’est révéler des ponts entre soi et le monde. Comprendre, c’est établir des correspondances entre notre intériorité et le monde qui nous entoure. En ce sens, comprendre c’est ramener le monde à soi mais c’est aussi se replacer soi-même dans le monde. C’est se remettre en question. Comprendre, c’est partir de soi et aller vers l’extérieur, l’autre. Car un pont s’emprunte dans les deux sens. Comprendre, ce n’est pas ajouter une brique de certitude à son petit monde dans un semblant de fortification. Comprendre c’est  s’ouvrir. C’est emprunter les ponts, franchir l’autre rive.
Qu’en est-il de la connaissance ? La connaissance est une compréhension sage. Elle commence quand on emprunte les ponts.
Bon, c’est une bien jolie métaphore que tout cela mais Baudelaire, lui qu’est-ce qu’il vient faire là.
Eh bien Baudelaire, dans ce poème, nous donne un bel exemple de connaissance.
Une connaissance autre et non raisonnée. Il nous parle de la sérénité qu’apporte la contemplation. Les ténèbres de l’inconnu peuvent effrayer, mais, nous dit-il, ces ténèbres s’estompent face à la familiarité confuse que nous inspirent les choses que nous percevons. Comment cela ?
Prenons le poème au pied de la lettre. Imaginons que nous sommes seuls dans une forêt, certains craquements peuvent nous effrayer, certaines formes peuvent apparaitre indistinctement et ne pas nous rassurer. Nous pouvons choisir d’avoir peur et nous enfuir, ou bien nous pouvons choisir de rester, de continuer à percevoir cette forêt encore plus pleinement. Nous percevons des sons, des odeurs, des couleurs et au lieu de chercher à les analyser un par un, laissons-les se répondre. L’apparent chaos fait alors place à une harmonie ressentie et ineffable. Ici, un battement d’ailes dans les feuilles d’un arbre, là, un drôle de buisson plein d’épines, à nos pieds, une pierre en forme de tétraèdre anormalement régulier. La forêt nous devient familière, nous sommes plantés au beau milieu de la vie.
Là aussi c’est une métaphore car nous sommes constamment au beau milieu de cette forêt. S’il est intéressant d’en analyser les moindres recoins, parfois une simple inspiration nous apporte toute la confiance dont nous avons besoin.
Les correspondances que Baudelaire décrit peuvent être interprétées de différentes manières. Une de ces manières correspond au phénomène de synesthésie.
Synesthésie ?
Une personne douée de synesthésie est une personne qui associe sans que ce soit volontaire, des couleurs à des formes, des sons. Communément, on cite l’exemple de quelqu’un pour qui la lettre A est verte, B violet, C jaune, etc. « Ces lettres forment un arc-en-ciel alors que je les lis ». De même, certaines personnes perçoivent des couleurs sur certains sons. D’autres ont une synesthésie numérique, c’est-à-dire qu’ils ont une sorte de carte mentale où les nombres sont localisés. D’autres encore ont une synesthésie gustative, certains mots ont un goût. Aussi, certains associent une personnalité à chiffres, des lettres, des jours, des mots (« 4 est honnête, K est une femme responsable » etc.). Dans tous les cas, il s’agit de correspondances involontaires, instinctives, innées. Il est probable qu’à différents degrés nous soyons tous doués de ce genre de facultés de perception. Les enfants sûrement davantage ; l’apprentissage de notre réalité estompant sans doute ces manières de percevoir.
Lorsque nous sommes concentrés et que nous réfléchissons sur une chose, il se passe quelque chose de très intéressant.
J’associe la concentration à une forme de méditation.
D’un côté, il est entendu que la méditation consiste précisément à déconcentrer toutes ses pensées, les laisser passer sans plus s’y attarder, afin que la conscience s’apaise, « s’élève » diront certains. Afin surtout que la conscience et l’inconscient se rejoignent.
La concentration est à mon avis une forme de méditation. Lorsque l’on est concentré sur une chose, une question, une idée, tout ce qui nous entoure disparaît. On ne perçoit plus grand-chose d’autre, la pièce dans laquelle on se trouve perd toute sa réalité. Notre pensée est focalisée sur un point et, comme j’aime le dire, elle se sublime elle-même.
Quand on est concentré sur une idée, on « envoie » cette idée dans les profondeurs de notre esprit ( j’emploie plus généralement l’expression du « cosmos de notre esprit » en référence à l’étendue insondable de l’esprit humain, comparable, si l’on veut, à l’étendue de l’espace). Dans ces profondeurs, des résonnances ont lieu. Ces résonnances sont guidées par l’intuition. Quand une résonnance a lieu, cela correspond à ces images communes du genre « ça a fait tilt » ou « la petite ampoule s’est allumée ». Toujours est-il que la résonnance provoque une sensation, une petite montée d’adrénaline. C’est à ce moment que la raison va s’activer pour formaliser cette résonnance, lui donner corps, l’inscrire dans notre conscience, la démontrer en établissant des correspondances raisonnées, c’est-à-dire en reconstituant la chaine de causalité.
Toutes les résonnances ne peuvent être démontrées. Je considère que les résonnances sont des correspondances intuitives, c’est-à-dire des correspondances ineffables, ressenties. La petite montée d’adrénaline est le pendant sensitif de la connexion intuitive qui vient de s’établir. Il est probable que la grande force de la raison soit de réussir à donner une interprétation des correspondances quand il est nécessaire qu’elles soient formalisées.
Il est donc probable que de nombreuses résonnances aient lieu en notre for intérieur sans qu’il y ait nécessité de les formaliser.
Comme je l’ai déjà souligné dans des articles précédents, je pense que l’intuition joue un rôle bien plus important qu’on veut bien le reconnaitre généralement. Elle nous induit si souvent en erreur qu’il est compréhensible qu’on s’en méfie, mais par la même occasion nous nions trop souvent la place primordiale qu’elle occupe dans notre fonctionnement. Si l’on va plus loin, l’intuition, l’émotion, l’empathie et la compréhension sont inextricables.
Tout cela étant dit, je souhaite donner un exemple des correspondances qui s’opèrent lorsque l’on est concentré.
Rien de tel que les mathématiques pour étayer notre réflexion.
Un mathématicien est un être doué d’une extraordinaire capacité  de concentration. Les plus grandes avancées dans le domaine ont été faites par des hommes dont l’imagination, la créativité, la capacité d’analyse et de raisonnement se complétaient. La capacité de sortir du cadre dans lequel s’inscrit un problème est indispensable. C’est ainsi que Montgomery (mathématicien) et Dyson (physicien) ont vu une correspondance entre l’hypothèse de Riemann – qui cherche une logique à la répartition des nombres premiers- et les variations du niveau d’énergie au sein des atomes lourd, en physique quantique (cf. La Symphonie des nombres premiers, Marcus du Sautoy). Lorsqu’ils ont osé spéculer sur certaines occurrences que leur esprit jugeait trop opportunes pour n’être que coïncidences, les expériences réalisées au sein du laboratoire d’AT&T par Andrew Odlyzko ont confirmé l’existence d’un lien. Un lien entre la fréquence d’apparition des zéros sur la droite de Riemann et des variations d’énergie en physique quantique ? Ces correspondances sont tellement effarantes et mystérieuses qu’elles ne provoquent pas une petite montée d’adrénaline mais un tourbillon étourdissant capable de liquéfier une pauvre petite cervelle. Ou presque.
De nombreuses correspondances interdisciplinaires jalonnent l’histoire des sciences. Elles ont donné naissance, par exemple, au programme de Langlands visant à établir des ponts entre les sous-disciplines mathématiques pour créer les mathématiques unifiées. En physique, de même, l’avancée des connaissances laisse supposer que les quatre grandes forces (électromagnétique, gravitation, nucléaire forte et faible) sont quatre manifestations d’une grande force unifiée (d’ores et déjà les forces électromagnétique et nucléaire faible constituent la force électrofaible). Il faudrait cependant unifier physique classique et physique quantique pour donner consistance à cette force supposée. Il est vrai que puisque le macroscopique et le microscopique sont deux points de vue que n’oppose que le regard de l’homme, « rien » n’empêche que d’un « autre » point de vue, tout cela ne soit qu’une seule et même chose…
La psychologie, la sociologie, l’histoire, la géographie humaine ne sont-elles pas toutes une seule et même chose ? La psychohistoire d’Asimov n’est-elle pas une extrapolation sympathique de l’intuition que des choses se passent au-delà de nos perceptions ? (cf. Le cycle « Fondation » d’Asimov). Ce n’est qu’une question de point de vue, encore une fois, et tout point de vue est relatif à l’observateur. Les correspondances sont partout et surtout là où l’on ne s’y attend pas. Elles se laissent découvrir volontiers pour peu que l’on fasse preuve de bonne volonté, de créativité, d’un peu de rigueur et de curiosité.

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