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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

dimanche 23 novembre 2014

Des nouvelles de Stefan Zweig

Je lis depuis quelques jours des nouvelles de Stefan Zweig et je dois dire qu’il me laisse sans mots. Vraiment, à chaud, lorsque je referme le bouquin, je ne sais pas quoi dire. 
Alors je cherche, ailleurs. Je ferme les yeux et je regarde ce que je vois. Dans quel univers m’a-t-il amenée ? Voyons. C’est comme si, au fil de sa prose, des organes humains, des cœurs, des poumons, sanglants et à vif, se présentaient devant ma bouche afin que je morde dedans, laissant ensuite le goût du vrai, du sang, du sang vivant, chaud et circulant, pas du sang morbide et effrayant mais le sang de la vie, courir dans mon gosier. Vous imaginez, croquer dans un cœur vivant ? Un cœur plein de vie, beau dans ce qu’il a d’humain, c’est-à-dire sa souffrance, son enthousiasme, ses palpitations, en un mot, sa passion.
Des essoufflements, des vertiges, des poussées de fièvre, des mains, des corps serrés sous leurs vêtements, sont comme des personnages qui viennent tourner autour de moi, s’agglutinant dans la chambre autour du lit sur lequel je suis posée, les yeux fermés et le livre de Zweig négligemment fermé, glissant de ma main, prêt à s’en échapper. Ce ne sont pas les personnages qui viennent, non, ce sont des essoufflements, des mains qui se crispent, des poitrines oppressées sous des corsages, des cœurs qui s’offrent à la morsure, généreusement, tous totalement gonflés jusqu’à la boursouflure, entièrement possédés par l’émotion.

C’est quelque chose à vivre que de lire des nouvelles de Stefan Zweig. Je n’en ai pas lu beaucoup : « La Confusion des sentiments », « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » et « Le voyage dans le passé ». « Vingt-quatre heures… »  m’a moins marqué que les deux autres. Et pourtant, j’en ai vu danser des mains et des gouttes de sueurs, des étourdissements, et même le spectre de la douleur la plus grande, l’essoufflement ultime, mortel, mais au final, je me suis moins laissée séduire par cette passion pour une raison toute personnelle que je vous dirai après. « Le voyage dans le passé » m’a beaucoup plu, mais pas autant que la « Confusion des sentiments », livre par lequel j’ai commencé et qui m’a amenée bien loin.

La « Confusion des Sentiments »  m’a littéralement subjuguée. Je pense avoir haleté, dans la soirée que j’ai passée à lire cette nouvelle, plus de fois encore que le jeune homme sur les six mois que dure sa confusion. J’ai senti le sang me monter aux joues au détour de chacune de ses longues phrases parfaitement précises et justes. Zweig est un virtuose, un véritable génie qui rend palpables, charnelles, des choses aussi diffuses et abstraites que les émotions. Plus que palpables, il leur donne une incarnation carnassière, il les « incorpore », leur donne un corps, comme si une émotion, une douleur, une attente, une déception, une rancœur, un désir, une ardeur, devenait un objet de chair et de sang dont chaque nervure, chaque irrigation nous était contée. La chair caoutchouteuse de l’émotion cède sous la pression de la canine et déverse son flux intense, glacial et bouillant, de sang et de vitalité, dans notre gosier assoiffé de vérité. Avec Stefan Zweig, le personnage est tout entier en train de ressentir l’émotion, depuis le bout des orteils jusqu’à la pointe de ses cheveux. Il devient l’organe, le souffle, la blessure, la partie, qui « prend le pas sur le tout », qui transcende l’être grand et complexe  pour n’en faire plus qu’un morceau de chair convulsant d’un seul et même allant.

Les quelques nouvelles que j’ai lues sont certes connues et plébiscitées jusqu’à être considérées comme des classiques de la littérature, cependant elles traitent toutes de la passion amoureuse, ce qui est loin d’être le seul thème de prédilection de notre auteur. La passion, plus généralement, oui. La passion qui engendre une forme de monomanie comme dans « le Joueur d’échec », écrit quelques mois avant son suicide en 1942. Mais dans ces quelques histoires à l’abord aisé, on retrouve avec force le plaidoyer en faveur de la « passion » – la disposition « passionnée » d’une âme, le tempérament « passionné » - qui fut le fil conducteur tant de sa vie que de son œuvre. En gros, ces histoires constituent une belle introduction à la « passion » selon Zweig. La passion de la connaissance, de l’étude, de la liberté, la passion amoureuse…
En ce qui me concerne, c’est là un thème qui me plaît beaucoup. La « passion ».

Je trouve éclairant le petit passage qui suit. Il se trouve au début de « La Confusion des Sentiments » :

« Mais dans ces excès, je ne faisais qu’obéir à une particularité de ma nature : dès mon enfance, incapable de m’intéresser à plusieurs choses à la fois, j’étais d’une indifférence radicale pour tout ce qui n’était pas la chose qui m’occupait ; toujours et partout mon activité s’est déployée suivant une seule ligne, et encore aujourd’hui, dans mes travaux, je mords en général à un problème avec un tel acharnement que je ne le lâche pas avant de sentir dans ma bouche les dernières bribes, les derniers restes de sa moelle. »

Une passion sans concession et qui prend tout le corps en otage, sans en  épargner aucune parcelle.
Cette chose mystérieuse, folle, dangereuse, brûlante et totale que peut être la passion, nous montre à quel point l’esprit et le corps sont intimement liés. Pouvant aussi bien mener à de grandes joies qu’à de terribles souffrances, elle impose un travail constant à celui qui, soumis à ses influx, cherche à ne pas s’y perdre. Jamais un tel emportement de l’esprit sur le corps n’a demandé autant d’effort au « cocher » pour maîtriser sa monture. ( On fait ici le pari que la somme du corps et de l'esprit,- de la pensée plutôt- forme quelque chose de « plus » que les parties prises séparément. Le cocher étant alors cette somme diffuse et ineffable de corps et de pensée qui ne cesse de nous dire, à travers les canaux de l’intuition, à travers les cris du corps, ce qui est bon pour soi et ce qui ne l’est pas. En sachant, de toute façon, que la passion qui nous anime – quand elle nous anime -est comme un cheval fou qu’il faut laisser courir, et qu’il faut savoir ramener lorsqu’il s’est égaré, pour le laisser repartir… etc.)

Alors pourquoi ai-je été moins emportée par « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ». Comme je le disais, c’est pour une raison sans grande légitimité parce que toute personnelle. C’est lié à l’écho que l’histoire de Mrs C trouve en moi. Mrs C est une femme bien rangée et qui a toujours placé la bienséance, le « bien comme il faut » comme une règle fondamentale aiguillant chaque pas de son existence. Pour resituer la narration, voici la situation de départ. Dans un hôtel luxueux sur la riviera, des gens de bonne société commentent un évènement qui vient de se produire : Mme Henriette est partie dans la nuit avec un jeune français rencontré la veille, laissant derrière elle son époux et ses deux enfants. Une vieille dame, Mrs C,  se souvient alors d’un épisode de sa vie survenu vingt ans plus tôt et prend le parti de se confier à un jeune homme qui manifeste ouvertement sa compassion vis-à-vis de l’attitude de Mme Henriette, alors que le reste des personnes s’offusquent d’un tel départ. Mrs C raconte, tout au long de la nouvelle, les vingt-quatre heures qui auraient pu bouleverser sa vie. Elle aussi, dans sa jeunesse, à rencontré un jeune homme pour lequel elle aurait été prête à tout quitter.
Ainsi, lorsque la jeune Mrs C rencontre le jeune homme, qu’elle le voit et l’observe, comme attirée par un aimant, elle se sent submergée par une émotion qui l’aveugle et qu’elle ne peut définir. Elle ne peut ni ne veut d’ailleurs, lutter contre. Elle va ainsi à sa rencontre, touchée par le désarroi profond qui émane de sa figure excessivement lumineuse et expressive, cherchant à l’aider, alors que bien des choses laissent supposer que ce jeune homme est une cause perdue. Biensûr, elle se fourvoie et sombre alors dans un grand malheur qui, bien que les années l’ait apaisé, n’a cessé de la hanter pendant vingt ans.

Bon. Ce n’est aucunement dans la forme du récit que mon enthousiasme s’est embourbé. La prose est d’une virtuosité égale à celle de la « Confusion des Sentiments ». Non. Voici ce qui rend compte de ma modération : lorsqu’il s’agit de « passion », on peut distinguer les gens selon deux types de tempérament. Il y a les gens capables de se tenir dans le monde, c’est-à-dire capables de faire des concessions avec eux-mêmes, de suivre les règles et de modérer leurs ardeurs. Je les différencie des gens pour lesquels il est beaucoup plus compliqué de composer avec les règles de la société (parce que ces concessions les étouffent, les brident, éteignent leur feu intérieur). J’envie les premiers car ils dominent, le plus souvent, leurs élans et mènent une vie sans trop de tumultes. Les seconds passent leur temps à suivre leurs élans et à les canaliser tant bien que mal. Cependant, c’est aux premiers qu’il arrive, parfois, de se trouver confronter à une émotion qui les dépasse jusqu’à les emporter dans des tourments qu’ils ne connaissaient pas et contre lesquels une vie de droiture les avait pourtant prémunis. Les seconds, eux, passent leur temps à être dépassés. Se connaissant un peu mieux, habitués peut-être à suivre leurs élans et devinant sans doute mieux jusqu’où ces derniers peuvent les conduire, ils sont moins susceptibles de se perdre dans les méandres de désirs refoulés et surgissant à l’improviste. C’est une description un peu schématique, mais en gros, c’est un peu cela quand même. Je me sens donc moins proche de Mrs C  - qui appartient à la première catégorie- que du narrateur de la « Confusion des Sentiments » qui, depuis son enfance, est habitué à composer avec un tempérament passionnel qui aurait pu le perdre mille fois.

Cependant, l’une et l’autre de ces histoires sont riches en vérité, en humanité, riches de ces eaux troubles et mystérieuses que l’âme humaine nous fait traverser bien souvent, toutes et tous.

En lisant la « Confusion des sentiments », une chose m’est aussi venue à l’esprit. C’est l’exemple concret que cette histoire donne à une réflexion antérieure que j’ai eue sur la sapiosexualité ; l’attirance magnétique, le trouble amoureux que ressent le jeune homme pour son professeur. Ce dernier, vieux maître et pédagogue de génie, inspire un enthousiasme de forcené pour l’étude de la littérature chez le jeune homme, mais il lui inspire aussi le désir d’entrer dans la vie du vieil homme, d’être avec lui, de lui apporter sa confiance et sa compassion, d’apaiser les tourments qui assombrissent l’œil de vieux maître, de lui insuffler à son tour un enthousiasme de jeune homme. Le vieil homme prend son jeune étudiant en affection.  Les deux ressentent l’un pour l’autre une forme d’amour confus, dérangeant, pur et sincère à la fois, et pourtant très différent chez l’un comme chez l’autre. Je trouve cela sublime. C’est pourquoi j’ai pris plaisir à retranscrire certains passages de cette nouvelle, que vous trouverez plus bas.

Concernant « Le Voyage dans le passé », voici brièvement la situation : un jeune homme dont l’enfance a été durement marquée par la précarité, s’acharne par le travail à se faire une situation. Il rencontre et tombe passionnément amoureux d’une femme qui l’aime tout aussi intensément. Cependant, leur histoire pleine de promesses est mise entre parenthèses le temps que le jeune homme parte exécuter une mission à l’étranger pour plusieurs années. A son retour, dix ans plus tard, les choses ont changé alors que leur amour même est resté intact. 

L’auteur, une fois de plus, décrit majestueusement le ressenti du jeune homme. Son tourment violent côtoyant la folie, l’impuissance qu’on ressent face à l’impossibilité de faire vivre un amour qui aurait dû être vécu, qui ne l’a pas été et qui ne peut plus l’être, non pas pour des raisons pratiques, non plus pour des raisons de volonté de part et d’autre, mais juste parce que quelque chose s’est essoufflé, à trop attendre, fantasmer et souffrir de la distance. Une belle histoire sur les priorités que l’on se donne, sur leurs conséquences, sur la passion bien évidemment, la passion vécue ou bien mise entre parenthèses.

Cette nouvelle a été publiée dans son intégralité à titre posthume bien qu’elle ait été écrite avant les années 30. Le brouillon en a été retrouvé bien plus tard et le titre « Le voyage dans le passé » était raturé. Que l’auteur lui en eût  préféré un autre, il n’en aura pas laissé trace, si bien que c’est le titre raturé qui a été conservé par les éditeurs. Cela dit, pour ma part, je trouve que ce titre aurait parfaitement convenu à la nouvelle intitulée « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme », car dans cette dernière, la narratrice secondaire, Mrs C, fait un exercice de mémoire résolument époustouflant. Elle revit instant après instant la journée qui l’a tant bouleversée, faisant parfaitement abstraction de la tentation d’user de la connaissance de l’ensemble des évènements pour en réécrire une instantanéité faussée. Non, à aucun moment elle ne se laisse distraire par la vision d’ensemble de cette journée vécue vingt ans plus tôt. La fin douloureuse ne brouille à aucun moment la joie, la passion et le trouble vertigineux qui ont précédé la chute. Chaque seconde retrouve son authenticité d’alors. La capacité qu’elle a à revivre exactement chacune de ces secondes bénéficie, avec une objectivité sans défaut, du commentaire que le recul des ans lui permet d’avoir désormais. Mrs C voyage dans le passé avec autant d’agilité - peut être davantage - que le jeune homme qui, le temps d’un voyage en train, se remémore l’intensité de la rencontre avec sa bien aimée d’il y a dix ans.

En rédigeant ces quelques lignes, celles qui précèdent et non celles qui suivent, je me rends compte que je fais des phrases longues et alambiquées à la manière de Zweig, ce qui n’est pas le style que je me connais. Et pourtant, je ne saurais écrire autrement ce que j’écris à son sujet. C'est comme si, toute pleine de sa sensibilité à lui, je voyais les choses avec ses yeux, pour un instant.

Maintenant, place au texte.

Voici tout d’abord le passage des « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme » qui m’a le plus marquée, et qui illustre magnifiquement le voyage dans le souvenir (traduit de l’allemand par Olivier Bournac et Alzir Hella, révision de Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, édition 2011- la traduction est un travail d’orfèvre !) :

Mrs C se souvient de son aventure avec un jeune homme blond, il y a vingt ans, et raconte son histoire au client de l’hôtel, l’ homme que le départ de Mme Henriette au bras d’un jeune français inconnu n’offense pas :

«  Je vous ai promis d’être entièrement sincère. Et je m’aperçois combien nécessaire était cette promesse, car c’est à présent seulement, en m’efforçant de décrire pour la première fois d’une manière ordonnée tout ce qui s’est passé dans cette heure-là et en cherchant des mots précis pour exprimer un sentiment qui alors était tout replié et confus, c’est maintenant seulement que je comprends avec netteté beaucoup de choses que je ne savais pas alors, ou que peut-être je ne voulais pas savoir ; c’est pourquoi je veux dire, à moi-même comme à vous, la vérité, avec énergie et résolution : alors, à cette heure-là, quand le jeune homme quitta la chambre et que je restai seule, j’eus (ce fut comme un évanouissement qui s’empara lourdement de moi), j’eus la sensation d’un coup venant frapper mon cœur. Quelque chose m’avait fait un mal mortel, mais je ne savais pas (ou bien je refusais de savoir) de quelle manière l’attitude à l’instant si attendrissante et pourtant si respectueuse de mon protégé m’avait blessée si douloureusement. Mais aujourd’hui que je m’efforce de faire surgir tout le passé du fond de moi-même, comme une chose inconnue, avec ordre et énergie, et que votre présence ne tolère aucune dissimulation, aucune lâche échappatoire d’un sentiment de honte, aujourd’hui je le sais clairement : ce qui alors me fit tant de mal, c’était la déception… la déception… que ce jeune homme fût parti si docilement… sans aucune tentative pour me garder, pour rester auprès de moi… qu’il eût obéi humblement et respectueusement à ma première demande l’invitant à s’en aller, au lieu… au lieu d’essayer de me tirer violemment à lui… qu’il me vénérât uniquement comme une sainte apparue sur son chemin… et qu’il… qu’il ne sentît pas que j’étais une femme. Ce fut pour moi une déception… une déception que je ne m’avouai pas, ni alors ni plus tard ; mais le sentiment d’une femme sait tout, sans paroles et sans conscience précise. Car… maintenant je ne m’abuse plus…, si cet homme m’avait alors saisie, s’il m’avait demandé de le suivre, je serais allée avec lui jusqu’au bout du monde ; j’aurais déshonoré mon nom et celui de mes enfants… Indifférente au discours des gens et à la raison intérieure, je me serais enfuie avec lui, comme cette Mme Henriette avec le jeune Français que, la veille, elle ne connaissait pas encore… Je n’aurais pas demandé ni où j’allais, ni pour combien de temps ; je n’aurais pas jeté un seul regard derrière moi, sur ma vie passée… J’aurais sacrifié à cet homme mon argent, mon nom, ma fortune, mon honneur… Je serais allée mendier, et probablement il n’y a pas de bassesse au monde à laquelle il ne m’eût amenée à consentir. J’aurais rejeté tout ce que dans la société on nomme pudeur et réserve ; si seulement il s’était avancé vers moi, en disant une parole ou en faisant un seul pas, s’il avait tenté de me prendre, à cette seconde  j’étais perdue et liée à lui pour toujours.  Mais… je vous l’ai déjà dit… cet être singulier ne jeta plus un regard sur moi, sur la femme que j’étais… Et combien je brûlais de m’abandonner, de m’abandonner toute, je ne le sentis que lorsque je fus seule avec moi-même, lorsque la passion qui, un instant auparavant, exaltait encore son visage illuminé et presque séraphique, fut retombée obscurément dans mon être et se mit à palpiter dans le vide d’une poitrine délaissée. Je me levai avec peine, […]. Il me semblait que mon front était surmonté d’un casque de fer lourd et oppressant sous le poids duquel je chancelais : mes pensées étaient décousues et aussi incertaines que mes pas lorsque je me rendis enfin à l’hôtel, auprès de mes parents. Là je restai assise, morne au milieu d’une causerie animée, et j’éprouvais un sentiment d’effroi chaque fois que par hasard je levai les yeux et que je rencontrais ces visages inexpressifs qui (comparés à l’autre, animé comme par les ombres et les lumières d’un jeu de nuages) me paraissaient glacés ou recouverts d’un masque. Il me semblait être au milieu de personnes mortes, si terriblement dépourvue de vie était  cette société ;  et tandis que je mettais du sucre dans ma tasse et que je disais quelques mots, l’esprit absent, toujours au-dedans de moi-même surgissait, comme sous la poussée brûlante de mon sang, cette figure dont la contemplation était devenue pour moi une joie ardente et que (pensée effroyable !) dans une ou deux heures, je verrais pour la dernière fois.»

Extraits de « La Confusion des sentiments », (mêmes traducteurs, même révision, édition 2001) :

Le jeune homme, avant de rencontrer son professeur, fuit l’étude.

« Lors de mon premier, et bref, passage dans un amphithéâtre, l’atmosphère viciée, l’exposé monotone comme celui d’un pasteur et en même temps ampoulé m’accablèrent déjà d’une telle lassitude que je dus faire effort pour ne pas m’endormir sur le banc. C’était là encore l’école à laquelle je croyais avoir heureusement échappé, c’était la salle de classe que je retrouvais là, avec sa chaire surélevée et avec les puérilités d’une critique faite de vétilles : malgré moi, il me semblait que c’était du sable qui coulait hors des lèvres à peine ouvertes du « Conseiller Honoraire » qui professait là – tant étaient usées et monotones les paroles ressassées d’un cours, qui s’égrenaient dans l’air épais. Le soupçon, déjà sensible au temps de l’école, d’être tombé dans une morgue pour cadavres de l’esprit, où des mains indifférentes s’agitaient autour des morts en les disséquant, se renouvelait odieusement dans ce laboratoire de l’alexandrinisme devenu depuis longtemps une antiquaille ; et quelle intensité prenait cet instinct de défense dès qu’après l’heure de cours péniblement supportée je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop vite affirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposait irrésistiblement à chacun un rythme de fiévreuse pulsation qui, avec sa sauvage ardeur, ressemblait extrêmement à l’ivresse de ma propre virilité, dont je venais précisément de prendre conscience. […] depuis le matin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : vraiment l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était celle d’un possédé. […] Alors, dans ce Berlin, le sentiment de la liberté devint pour moi un enivrement si puissant que je ne supportais même pas la claustration passagère des cours magistraux de la Faculté, ni même la clôture de ma propre chambre. Tout ce qui ne m’apportait pas une aventure m’apparaissait temps perdu. Et le provincial tout nouvellement débarrassé du licol du collège et qui n’était qu’un béjaune, montait sur ses grands chevaux pour avoir l’air bien viril : je fréquentai une association d’étudiants, je cherchais à acquérir dans mes manières (timides en réalité) quelque chose de la fatuité et de la morgue des étudiants au visage balafré ; au bout de huit jours d’initiation à peine, je jouais au fanfaron de la grande ville […] ; j’appris avec une rapidité étonnante […] la vanité et la fainéantise des piliers de cafés. […] Il y a des moments où il me semble que jamais jeune homme ne gaspilla son temps plus sottement que je ne le fis pendant ces mois-là. »

Première rencontre avec le professeur :

« Poussé par cette impatience de ne pas perdre une heure, et tout aussi ardent dans mon élan à rejoindre la connaissance que je m’étais appliqué auparavant à l’éviter,  je me trouvais (après un tour rapide à travers la petite ville, qui par comparaison avec Berlin me semblait plongée dans l’engourdissement) à quatre heures précises à l’endroit indiqué. L’appariteur m’indiqua la porte du séminaire. Je frappai, et comme il me sembla avoir entendu répondre une voix de l’intérieur, j’entrai. Mais j’avais mal entendu. Personne ne m’avait dit d’entrer, et le son indistinct qui m’était parvenu, c’était simplement la voix haute, l’élocution énergique du professeur, qui devant un cercle d’environ deux douzaines d’étudiants formant un groupe serré et très rapproché de lui, prononçait une harangue visiblement improvisée. Gêné d’être là sans autorisation par suite de ma méprise, je voulus me retirer sans bruit ; mais je craignis précisément, en le faisant, d’éveiller l’attention, car jusqu’alors aucun des auditeurs ne m’avait remarqué. Je restai donc près de la porte et malgré moi j’écoutai ce qui se disait.  L’intervention du professeur paraissait faire suite à une discussion ou à un exposé ; du moins, c’est ce que semblait indiquer la disposition informelle et spontanée du professeur et de ses étudiants : il n’était pas assis doctoralement sur un siège, à distance, mais sur une des tables, la jambes légèrement pendante, presque d’une façon relâchée ; et autour de lui étaient rassemblés les jeunes gens, dans des attitudes sans apprêt qui, d’abord nonchalantes, s’étaient sans doute fixées dans des poses de statues, sous l’effet de leur intérêt passionné. On voyait qu’au début ils devaient être en train de parler ensemble, lorsque soudain le professeur s’était juché sur la table et là, dans cette position surélevée, les avait attirés à lui par sa parole, comme avec un lasso, pour les immobiliser, fascinés sur place. Et après quelques minutes, je sentis moi-même, oubliant déjà le caractère d’intrusion de ma présence, la force fascinante de son discours agir magnétiquement ; malgré moi je m’approchai davantage, afin de voir, par-dessus les paroles, les gestes remarquablement arrondis et élargis des mains, qui parfois, lorsque sonnait un mot puissant, s’écartaient comme des ailes, s’élevaient en frémissant et puis s’abaissaient peu à peu musicalement, avec le geste modérateur d’un chef d’orchestre. Et toujours la harangue devenait plus ardente, tandis que, comme sur la croupe d’un cheval au galop,  cet homme ailé s’élevait rythmiquement au-dessus de la table rigide et, haletant, poursuivait l’essor impétueux de ses pensées traversées par de fulgurantes images. Jamais encore je n’avais entendu un être humain parler avec tant d’enthousiasme et d’une façon si véritablement captivante ; pour la première fois j’assistais à ce que les Romains appelaient « raptus », c’est-à-dire l’envol d’un esprit au-dessus de lui-même : ce n’était pas pour lui, ni pour les autres, que parlait cet homme à la lèvre enflammée, d’où jaillissait comme le feu intérieur d’un être humain. »

Plus tard, lorsque le jeune homme et son maître ont pris l’habitude de travailler le soir ensemble.

« Mais le plus inexplicable, le plus irritant pour moi, c’étaient ses escapades. Un jour, quand j’arrivai à la faculté, il y avait un écriteau disant que le cours était interrompu pendant deux jours. Les étudiants ne semblaient pas étonnés ; mais moi, qui la veille encore m’étais trouvé auprès de lui, je courus à sa demeure, poussé par la crainte qu’il ne fût malade. Sa femme ne fit que sourire sèchement devant l’émotion que trahissait mon apparition précipitée. « Cela arrive assez souvent » dit-elle avec une froideur étrange, « simplement, vous n’y êtes pas habitué.» Et de fait, j’appris par mes camarades qu’assez souvent il disparaissait ainsi pendant la nuit, parfois ne s’excusant que par une dépêche : un étudiant l’avait rencontré à quatre heures du matin dans une rue de Berlin, un autre dans un café d’une ville éloignée. Il partait soudain, comme un bouchon saute d’une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusque m’affecta autant qu’une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu’errer ça et là, l’esprit absent, inquiet et distrait. Soudain l’étude, hors de sa présence accoutumée, était devenue pour moi vide et sans objet ; je me consumais en hypothèses confuses, non dépourvues de jalousie ; et même un peu de haine et de colère surgit en moi à cause de sa dissimulation, qui me laissait comme un mendiant sous le froid glacial, en dehors de sa véritable vie, moi qui brûlais d’y participer. En vain je me disais que, n’étant qu’un adolescent, un étudiant, je n’avais aucun droit de lui demandé des comptes et des explications, car sa bonté m’accordait cent fois plus de confiance qu’un professeur de Faculté n’y est tenu par sa fonction. Mais la raison n’avait aucun pouvoir sur ma passion ardente : dis fois par jour, je vins sottement demander s’il n’était pas rentré, jusqu’au moment où je sentis déjà chez sa femme de l’irritation, à la façon dont ses réponses négatives devenaient toujours plus brusques. Je restais éveillé la moitié de la nuit, guettant le bruit de son pas lorsqu’il rentrerait ; le lendemain matin je rôdais avec inquiétude autour de la porte, n’osant plus maintenant poser de questions. Et quand finalement le troisième jour il entra à l’improviste dans ma chambre, la respiration me manqua : mon effroi fut sans doute extraordinaire, comme je le compris du moins à son expression de surprise embarrassée, qu’il tenta de dissimuler en me posant précipitamment quelques questions indifférentes. En même temps son regard m’évitait. Pour la première fois notre entretien alla de travers, les mots trébuchaient les uns contre les autres et, tandis que tous deux nous faisions effort pour écarter toute allusion à son absence, c’est précisément ce que nous ne disions pas qui barrait la route à toute conversation suivie. Lorsqu’il me quitta, la brûlante curiosité flambait en moi comme une torche : peu à peu elle dévora mon sommeil et mes veilles. »

Enfin, pour finir, un passage qui décrit magnifiquement la confusion des sentiments du jeune homme :



« Et réellement, mon maître ne me rendait pas la vie facile. Plus je le servais avec passion, plus il paraissait indifférent à mon culte empressé. Il était rare qu’il me remerciât ; quand je lui apportais au matin, le travail qui m’avait demandé une partie de la nuit, il se contentait de me dire sèchement : « Vous auriez pu attendre jusqu’à demain. » Si dans mon zèle ambitieux je prenais une initiative pour lui plaire, soudain, au milieu de la conversation, il pinçait les lèvres et un mot ironique me repoussait. Il est vrai qu’ensuite, en me voyant m’écarter humilié et troublé, son regard chaud et enveloppant se posait de nouveau sur moi, pour calmer mon désespoir, mais combien cela était rare, oui, combien rare ! Ce chaud et froid, cette alternance d’affabilité cordiale et de rebuffades déplaisantes troublait complètement mes sentiments trop vifs, qui désiraient… Non, jamais je n’aurais pu formuler nettement ce qu’à vrai dire je désirais, ce à quoi j’aspirais, ce que je réclamais, ce à quoi visaient mes efforts, quelle marque d’intérêt j’espérais obtenir par mon enthousiaste dévouement. Car, lorsqu’une passion amoureuse, même très pure, est tournée vers une femme, elle aspire malgré tout inconsciemment à un accomplissement charnel : dans la possession physique, la nature inventive lui présente une forme d’union accomplie ; mais une passion de l’esprit, surgissant entre deux hommes, à quelle réalisation va-t-elle prétendre, elle qui est irréalisable ? Sans répit elle tourne autour de la personne adorée, flambant toujours d’une nouvelle extase et jamais calmée par un don suprême. Son flux est incessant, et pourtant jamais elle ne peut se donner libre cours, éternellement insatisfaite, comme l’est toujours l’esprit. Ainsi son voisinage n’était jamais, pour moi, assez proche ; sa présence ne se manifestait et ne se réalisait jamais complètement dans nos longs entretiens ; même quand il abolissait les distances et se confiait, je savais que l’instant suivant pouvait  détruire d’un geste brutal cet accord profond. A chaque fois, cette instabilité troublait mes sentiments et je n’exagère pas en disant que dans ma surexcitation j’étais souvent sur le point de commettre une folie, simplement parce qu’il avait repoussé avec indifférence, d’une main nonchalante, un livre sur lequel j’avais appelé son attention, ou parce que soudain, lorsque le soir, nous étions plongés dans un profond entretien et que je suivais en haletant le jaillissement de ses pensées (juste après avoir tendrement appuyé sa main sur mes épaules) il se levait tout à coup et disait avec brusquerie : « Mais maintenant, partez ! Il est tard. Bonne nuit. » De telles vétilles suffisaient pour me bouleverser pendant des heures, pendant des jours et des jours. Peut-être que ma sensibilité surexcitée et continuellement sur le qui-vive apercevait une offense là où ne s’en trouvait aucune intention ; mais peut-on après coup s’apaiser soi-même, lorsqu’on éprouve des sentiments aussi perturbés ? Et la même chose se renouvelait chaque jour : près de lui je brûlais de souffrance et loin de lui, mon cœur se glaçait ; sans cesse, j’étais déçu par sa dissimulation sans qu’aucun signe vînt me rassurer, et le moindre hasard jetait en moi la confusion. »

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