Suite des aventures de la petite Eskarina auprès de
la sorcière Esméralda Ciredutemps, dite Mémé. La vieille dame lui enseigne les secrets
de la magie. Extrait du tome 3 des Annales du Disque-Monde par Terry Pratchet, suivi d'un petit commentaire personnel.
"Elles s’assirent sur le banc décoloré accoté au mur
de la chaumière orienté vers le Bord. Devant elles, les Herbes atteignaient
déjà une trentaine de centimètres de haut, sinistre parterre de feuilles vert
pâle.
« Bon, fit Mémé qui s’installa à son aise. Tu
te rappelles le chapeau accroché près de la porte ? Va me le chercher. »
Esk, obéissante, entra et décrocha le chapeau de
Mémé. Il était grand, pointu et, bien entendu, noir.
Mémé le retourna dans ses mains et le considéra
attentivement.
« Ce chapeau, dit-elle avec solennité,
contient l’un des secrets de la sorcellerie. Si t’arrives pas à me dire de quoi
il s’agit, alors autant que j’arrête les leçons, parce qu’une fois que t’auras
appris le secret du chapeau, tu pourras plus revenir en arrière. Dis-moi ce que
tu sais du chapeau.
- J’peux le tenir ?
- Je t’en prie. »
Esk scruta l’intérieur du couvre-chef. Il renfermait
une armature en fil de fer qui lui donnait sa forme et deux épingles à chapeau.
C’était tout.
Il n’avait rien de particulièrement bizarre, sauf
que personne dans le village n’en possédait de semblable. Mais ça ne le rendait
pas magique pour autant. Esk se mordit la lèvre, elle se voyait, honteuse,
renvoyée dans ses foyers.
Au toucher, il était normal, et il n’avait pas de
poches secrètes. Ce n’était qu’un chapeau de sorcière typique. Mémé s’en
coiffait toujours pour venir au village, mais en forêt elle ne portait qu’un
capuchon de cuir.
Esk s’efforça de retrouver les bribes de leçons que
Mémé dispensait au compte-goutte et de mauvaise grâce. Ce n’est pas ce que tu
sais mais ce que les autres ne savent pas. La magie, ça peut être ce qui est à
sa place là où il ne faut pas, et ce qui ne l’est pas là où il faut. Ca peut
être…
Mémé le portait toujours
au village. Et aussi la grande cape noire, qui n’était certainement pas magique
parce que pendant la majeure partie de l’hiver elle servait de couverture à une
chèvre et que Mémé la lavait au printemps.
Esk commençait à sentir la réponse qui prenait
tournure et elle n’aimait guère ça. C’était comme beaucoup de réponses de Mémé.
Elle ne faisait que jouer avec les mots. Elle disait des choses qu’on savait
depuis toujours, mais d’une manière différente pour qu’elles aient l’air
importantes.
« J’crois que j’sais, dit-elle enfin.
- Vas-y, alors.
- C’est comme qui dirait en deux parties.
- Et après ?
- C’est un chapeau de sorcière parce que tu le
portes. Mais t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau. Hum.
- Alors… lui souffla Mémé.
- Alors les gens qui te voient arriver avec ton
chapeau et ta cape, ils savent que t’es une sorcière ; et c’est pour ça qu’elle
marche, ta magie ? fit Esk.
- Parfaitement, répondit Mémé. On appelle ça de la
têtologie. » Elle tapota ses cheveux argentés ramassés en un chignon serré
capable de casser des cailloux.
« Mais c’est des inventions ! protesta
Esk. C’est pas de la magie, c’est… c’est…
- Ecoute, dit Mémé, si tu donnes aux gens une
bouteille de jollop rouge parce qu’ils ont des vents, ça peut marcher, mais si
tu veux que ça marche à coup sûr, tu laisses leur esprit s’en charger. Tu leur
racontes que c’est des rayons de lune mis en bouteille dans du vin de fée, n’importe
quoi. Tu marmonnes deux, trois mots pour faire bonne mesure. C’est pareil avec
les malédictions.
- Les malédictions ? fit Esk, la voix faible.
- Oui, les malédictions, ma fille, et pas la peine
de prendre cet air scandalisé ! T’en lanceras, le jour où t’en auras
besoin. Quand tu seras toute seule, que t’auras aucune aide à portée de main,
que… »
Elle hésita et, désagréablement consciente du regard
interrogateur de la fillette, termina maladroitement : « … que les
gens te manqueront de respect. Lance-la d’une voix forte, fais-la compliquée,
fais-la longue, invente s’il le faut, mais ça marchera. Le lendemain, quand ils
se cogneront sur le pouce, qu’ils tomberont de l’échelle ou que leur chien mourra
subitement, ils se souviendront de toi. Ils te traiteront avec plus d’égard la
fois d’après.
- Mais ça ressemble toujours pas à de la magie, dit
Esk qui frottait ses pieds dans la poussière.
- En une occasion, j’ai sauvé la vie d’un homme, dit
Mémé. Un remède spécial, deux fois par jour. De l’eau bouillie additionnée d’un
peu de jus de baies. Je lui ai raconté que je l’avais acheté aux nains. C’est
ça le plus important dans les soins, en fait. La plupart des gens guérissent de
la plupart des maladies s’ils ont l’esprit à ça, il suffit d’éveiller chez eux
un intérêt. »
Elle tapota la main d’Esk aussi gentiment que
possible. « T’es un peu jeune pour ça, mais avec l’âge tu verras que la
plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête. Toi pareil, ajouta-t-elle, sentencieuse.
- J’comprends pas.
- Le contraire m’aurait étonnée, fit brusquement
Mémé, mais tu vas me citer cinq herbes pour les toux sèches. » "
Derrière cette petite histoire amusante qu’on dirait
presque tirée d’un roman pour adolescents, se trouve en fait une idée très importante
et fondamentale en sciences : le principe tautologique. Ici, on sourit de
voir le jeu de mot créé par l’auteur (le traducteur, plus vraisemblablement),
avec l’allusion à une phrase magnifique située à la fin de l’extrait ci-dessus :
« La plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête ». Tout se
passe dans la tête des gens, c’est la têtologie.
Mais revenons au principe tautologique. Pour faire
simple, une tautologie c’est une sorte de "pléonasme redondant", si vous voyez ce que je veux dire. Exactement comme
dans l’exemple qu’on a dans le texte : « t’es une sorcière parce que
tu portes le chapeau ; tu portes le chapeau parce que t’es une sorcière ».
On ne sait pas ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. On tombe dans
une jolie impasse aporétique. On ne sait pas ce qui, entre le fait de porter le
chapeau ou le fait d’être une sorcière, vient en Premier. Lequel des deux faits
est plus fondamental que l’autre, en tout cas dans l'esprit des gens du Disque pour l'exemple en question.
Eh bien en épistémologie (c’est la discipline qui
étudie le pourquoi et le comment de toutes les sciences, c’est la science des
sciences et c’est une branche passionnante de la philosophie, c’est, par
exemple quand un biologiste s’interroge sur le sens de sa recherche, sur la
pertinence et la légitimité de sa démarche, de ses outils, son protocole, les
applications, et plus globalement sur ce qu’est la biologie, sur ce que veut
dire être biologiste, c’est très important comme travail de réflexion), donc en
épistémologie, on dit que chaque concept qui fait partie de nos outils de
réflexion, se définit par rapport à un autre concept plus fondamental que lui.
Par exemple, le concept de raison : on définit
la raison en ces termes « faculté propre à l’esprit humain ». Là, on
a trois concepts qui interviennent, voire quatre si on est pointilleux :
faculté, esprit, humain et propre. Des concepts plus « grands », plus
englobants que celui qu’on cherche à définir. Et ainsi de suite, de concepts en
définitions et de définitions en concepts, on arrive à remonter un filon
fragile, extrêmement fragile mais suffisamment solide pour qu’on s’y réfère,
qui mène aux concepts les plus fondamentaux : Temps, espace, matière, vie,
énergie, réalité, origine, etc.
Si on cherche à définir un de ces concepts
fondamentaux, on va recourir aux concepts voisins qui eux-mêmes sont défini en
fonction les uns des autres, sur un même plan de fondamentalité. On touche le
fond tautologique. On ne dispose pas de concept plus fondamental à part ceux de
Dieu, Tout, Un, Rien. On est comme au
pied du mur de Planck de la pensée. La pensée rationnelle. C’est au-delà de ce
mur que l’on change de « procédé » si je puis dire, et que l’on recourt
à la foi et à la croyance, pour approcher ce qu’il peut y avoir derrière ce que
la raison ne nous montre pas.
On va rester au pied du mur de Planck un instant
pour patauger un peu dans la têtologie de Mémé : La rationnalité et la
logique sont en fait des tautologies.
A l’instant, on partait de concepts « petits »pour
aller vers les quelques concepts les plus fondamentaux. Et si on faisait le
chemin inverse ? Si on partait des concepts les plus fondamentaux pour
regarder ensuite tous ceux qui en découlent ? Il ne s’agit pas de le faire, rassurez-vous,
mais d’imaginer le processus, la logique, que suivrait l’opération. Une
question se pose alors : comment une hiérarchie plus ou moins pyramidale
entre les concepts émergents peut elle survenir à partir de concepts de base
situés sur « même plan » de fondamentalité ? Des concepts qui,
rappelons-le, se définissent les uns par rapport aux autres, comme s’ils
étaient des morceaux séparés d’une même structure impossible à identifier, qu’on
retourne dans tous les sens entre nos mains (nos neurones si vous préférez), en
vain. Regardez : peut-on penser la matière sans espace ? le temps
sans matière ? la vie sans énergie ? l’énergie sans espace ? Oui ?
non ? Ce n’est pas un exercice facile et on est en pleine réflexion
tautologique.
Mieux encore : toute notre démarche de
réflexion, de connaissance, de science, etc, est opérée grâce à la raison,
cette faculté propre à l’esprit humain. C’est donc par la raison qu’on définit
tous les concepts que je mentionnais plus haut. La raison fait tout le travail,
alors qu’elle n’est, en fait, elle-même qu’une partie toute petite de tout ce
qu’elle étudie. Voyez-vous le problème ? En bonne ouvrière, elle
rationnalise tout ce qu’on lui donne. Elle fait du « ratiocentrisme »,
elle découpe, conceptualise, rapporte, divise, généralise, etc, et considère
que cette démarche est la seule qui apporte un vrai savoir. En suivant des
lignes de logiques, en définissant les choses les unes par rapport aux autres…
Je vous laisse voir où je veux en venir, ça termine par « logique ».
En mathématique, la science-mère, la science la plus
fondamentale qui puisse exister, qui touche les structures les plus
inconcevables de la nature, une grande partie de la discipline consiste à
évaluer la solidité des axiomes fondamentaux. Les 100 problèmes de Hilbert posés
en 1900 avaient pour objectif de questionner les Bases les plus importantes de
l’édifice mathématique, parce que précisément, des secousses tautologiques
venaient perturber l’édifice. D’ailleurs, d’un autre point de vue, si tant de
ponts sont possibles entre les différents sous-domaines mathématiques, entre
géométrie et analyse, etc, c’est parce que souvent ils disent la même chose de
façons différentes….
Ce que dit Terry Pratchett à travers les mots de
Mémé, c’est que l’Homme ne sort pas
beaucoup de sa tête, et que dans sa tête, il tourne en rond.
A suivre !
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