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Petite épistémologie de la créativité - première partie

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mercredi 20 juillet 2016

La têtologie - Annales du Disque-Monde, tome 3

Suite des aventures de la petite Eskarina auprès de la sorcière Esméralda Ciredutemps, dite Mémé. La vieille dame lui enseigne les secrets de la magie. Extrait du tome 3 des Annales du Disque-Monde par Terry Pratchet, suivi d'un petit commentaire personnel.

"Elles s’assirent sur le banc décoloré accoté au mur de la chaumière orienté vers le Bord. Devant elles, les Herbes atteignaient déjà une trentaine de centimètres de haut, sinistre parterre de feuilles vert pâle.
«  Bon, fit Mémé qui s’installa à son aise. Tu te rappelles le chapeau accroché près de la porte ? Va me le chercher. »
Esk, obéissante, entra et décrocha le chapeau de Mémé. Il était grand, pointu et, bien entendu, noir.
Mémé le retourna dans ses mains et le considéra attentivement.
«  Ce chapeau, dit-elle avec solennité, contient l’un des secrets de la sorcellerie. Si t’arrives pas à me dire de quoi il s’agit, alors autant que j’arrête les leçons, parce qu’une fois que t’auras appris le secret du chapeau, tu pourras plus revenir en arrière. Dis-moi ce que tu sais du chapeau.
- J’peux le tenir ?
- Je t’en prie. »
Esk scruta l’intérieur du couvre-chef. Il renfermait une armature en fil de fer qui lui donnait sa forme et deux épingles à chapeau. C’était tout.
Il n’avait rien de particulièrement bizarre, sauf que personne dans le village n’en possédait de semblable. Mais ça ne le rendait pas magique pour autant. Esk se mordit la lèvre, elle se voyait, honteuse, renvoyée dans ses foyers.
Au toucher, il était normal, et il n’avait pas de poches secrètes. Ce n’était qu’un chapeau de sorcière typique. Mémé s’en coiffait toujours pour venir au village, mais en forêt elle ne portait qu’un capuchon de cuir.
Esk s’efforça de retrouver les bribes de leçons que Mémé dispensait au compte-goutte et de mauvaise grâce. Ce n’est pas ce que tu sais mais ce que les autres ne savent pas. La magie, ça peut être ce qui est à sa place là où il ne faut pas, et ce qui ne l’est pas là où il faut. Ca peut être…
Mémé le portait toujours au village. Et aussi la grande cape noire, qui n’était certainement pas magique parce que pendant la majeure partie de l’hiver elle servait de couverture à une chèvre et que Mémé la lavait au printemps.
Esk commençait à sentir la réponse qui prenait tournure et elle n’aimait guère ça. C’était comme beaucoup de réponses de Mémé. Elle ne faisait que jouer avec les mots. Elle disait des choses qu’on savait depuis toujours, mais d’une manière différente pour qu’elles aient l’air importantes.
« J’crois que j’sais, dit-elle enfin.
- Vas-y, alors.
- C’est comme qui dirait en deux parties.
- Et après ?
- C’est un chapeau de sorcière parce que tu le portes. Mais t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau. Hum.
- Alors… lui souffla Mémé.
- Alors les gens qui te voient arriver avec ton chapeau et ta cape, ils savent que t’es une sorcière ; et c’est pour ça qu’elle marche, ta magie ? fit Esk.
- Parfaitement, répondit Mémé. On appelle ça de la têtologie. » Elle tapota ses cheveux argentés ramassés en un chignon serré capable de casser des cailloux.
«  Mais c’est des inventions ! protesta Esk. C’est pas de la magie, c’est… c’est…
- Ecoute, dit Mémé, si tu donnes aux gens une bouteille de jollop rouge parce qu’ils ont des vents, ça peut marcher, mais si tu veux que ça marche à coup sûr, tu laisses leur esprit s’en charger. Tu leur racontes que c’est des rayons de lune mis en bouteille dans du vin de fée, n’importe quoi. Tu marmonnes deux, trois mots pour faire bonne mesure. C’est pareil avec les malédictions.
- Les malédictions ? fit Esk, la voix faible.
- Oui, les malédictions, ma fille, et pas la peine de prendre cet air scandalisé ! T’en lanceras, le jour où t’en auras besoin. Quand tu seras toute seule, que t’auras aucune aide à portée de main, que… »
Elle hésita et, désagréablement consciente du regard interrogateur de la fillette, termina maladroitement : «  … que les gens te manqueront de respect. Lance-la d’une voix forte, fais-la compliquée, fais-la longue, invente s’il le faut, mais ça marchera. Le lendemain, quand ils se cogneront sur le pouce, qu’ils tomberont de l’échelle ou que leur chien mourra subitement, ils se souviendront de toi. Ils te traiteront avec plus d’égard la fois d’après.
- Mais ça ressemble toujours pas à de la magie, dit Esk qui frottait ses pieds dans la poussière.
- En une occasion, j’ai sauvé la vie d’un homme, dit Mémé. Un remède spécial, deux fois par jour. De l’eau bouillie additionnée d’un peu de jus de baies. Je lui ai raconté que je l’avais acheté aux nains. C’est ça le plus important dans les soins, en fait. La plupart des gens guérissent de la plupart des maladies s’ils ont l’esprit à ça, il suffit d’éveiller chez eux un intérêt. »
Elle tapota la main d’Esk aussi gentiment que possible. «  T’es un peu jeune pour ça, mais avec l’âge tu verras que la plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête. Toi pareil, ajouta-t-elle, sentencieuse.
- J’comprends pas.
- Le contraire m’aurait étonnée, fit brusquement Mémé, mais tu vas me citer cinq herbes pour les toux sèches. » "


Derrière cette petite histoire amusante qu’on dirait presque tirée d’un roman pour adolescents, se trouve en fait une idée très importante et fondamentale en sciences : le principe tautologique. Ici, on sourit de voir le jeu de mot créé par l’auteur (le traducteur, plus vraisemblablement), avec l’allusion à une phrase magnifique située à la fin de l’extrait ci-dessus : « La plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête ». Tout se passe dans la tête des gens, c’est la têtologie.
Mais revenons au principe tautologique. Pour faire simple, une tautologie c’est une sorte de "pléonasme redondant", si vous voyez ce que je veux dire. Exactement comme dans l’exemple qu’on a dans le texte : « t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau ; tu portes le chapeau parce que t’es une sorcière ». On ne sait pas ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. On tombe dans une jolie impasse aporétique. On ne sait pas ce qui, entre le fait de porter le chapeau ou le fait d’être une sorcière, vient en Premier. Lequel des deux faits est plus fondamental que l’autre, en tout cas dans l'esprit des gens du Disque pour l'exemple en question. 

Eh bien en épistémologie (c’est la discipline qui étudie le pourquoi et le comment de toutes les sciences, c’est la science des sciences et c’est une branche passionnante de la philosophie, c’est, par exemple quand un biologiste s’interroge sur le sens de sa recherche, sur la pertinence et la légitimité de sa démarche, de ses outils, son protocole, les applications, et plus globalement sur ce qu’est la biologie, sur ce que veut dire être biologiste, c’est très important comme travail de réflexion), donc en épistémologie, on dit que chaque concept qui fait partie de nos outils de réflexion, se définit par rapport à un autre concept plus fondamental que lui.

Par exemple, le concept de raison : on définit la raison en ces termes «  faculté propre à l’esprit humain ». Là, on a trois concepts qui interviennent, voire quatre si on est pointilleux : faculté, esprit, humain et propre. Des concepts plus « grands », plus englobants que celui qu’on cherche à définir. Et ainsi de suite, de concepts en définitions et de définitions en concepts, on arrive à remonter un filon fragile, extrêmement fragile mais suffisamment solide pour qu’on s’y réfère, qui mène aux concepts les plus fondamentaux : Temps, espace, matière, vie, énergie, réalité, origine, etc.
Si on cherche à définir un de ces concepts fondamentaux, on va recourir aux concepts voisins qui eux-mêmes sont défini en fonction les uns des autres, sur un même plan de fondamentalité. On touche le fond tautologique. On ne dispose pas de concept plus fondamental à part ceux de Dieu, Tout, Un, Rien.  On est comme au pied du mur de Planck de la pensée. La pensée rationnelle. C’est au-delà de ce mur que l’on change de « procédé » si je puis dire, et que l’on recourt à la foi et à la croyance, pour approcher ce qu’il peut y avoir derrière ce que la raison ne nous montre pas.
On va rester au pied du mur de Planck un instant pour patauger un peu dans la têtologie de Mémé : La rationnalité et la logique sont en fait des tautologies.

A l’instant, on partait de concepts « petits »pour aller vers les quelques concepts les plus fondamentaux. Et si on faisait le chemin inverse ? Si on partait des concepts les plus fondamentaux pour regarder ensuite tous ceux qui en découlent ?  Il ne s’agit pas de le faire, rassurez-vous, mais d’imaginer le processus, la logique, que suivrait l’opération. Une question se pose alors : comment une hiérarchie plus ou moins pyramidale entre les concepts émergents peut elle survenir à partir de concepts de base situés sur « même plan » de fondamentalité ? Des concepts qui, rappelons-le, se définissent les uns par rapport aux autres, comme s’ils étaient des morceaux séparés d’une même structure impossible à identifier, qu’on retourne dans tous les sens entre nos mains (nos neurones si vous préférez), en vain. Regardez : peut-on penser la matière sans espace ? le temps sans matière ? la vie sans énergie ? l’énergie sans espace ? Oui ? non ? Ce n’est pas un exercice facile et on est en pleine réflexion tautologique.

Mieux encore : toute notre démarche de réflexion, de connaissance, de science, etc, est opérée grâce à la raison, cette faculté propre à l’esprit humain. C’est donc par la raison qu’on définit tous les concepts que je mentionnais plus haut. La raison fait tout le travail, alors qu’elle n’est, en fait, elle-même qu’une partie toute petite de tout ce qu’elle étudie. Voyez-vous le problème ? En bonne ouvrière, elle rationnalise tout ce qu’on lui donne. Elle fait du « ratiocentrisme », elle découpe, conceptualise, rapporte, divise, généralise, etc, et considère que cette démarche est la seule qui apporte un vrai savoir. En suivant des lignes de logiques, en définissant les choses les unes par rapport aux autres… Je vous laisse voir où je veux en venir, ça termine par « logique ».

En mathématique, la science-mère, la science la plus fondamentale qui puisse exister, qui touche les structures les plus inconcevables de la nature, une grande partie de la discipline consiste à évaluer la solidité des axiomes fondamentaux. Les 100 problèmes de Hilbert posés en 1900 avaient pour objectif de questionner les Bases les plus importantes de l’édifice mathématique, parce que précisément, des secousses tautologiques venaient perturber l’édifice. D’ailleurs, d’un autre point de vue, si tant de ponts sont possibles entre les différents sous-domaines mathématiques, entre géométrie et analyse, etc, c’est parce que souvent ils disent la même chose de façons différentes….

Ce que dit Terry Pratchett à travers les mots de Mémé, c’est que l’Homme  ne sort pas beaucoup de sa tête, et que dans sa tête, il tourne en rond.

A suivre !

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