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lundi 18 juillet 2016

Les annales du Disque-Monde : La magie du savoir naturel.

Voici un extrait du tome 3 des Annales du Disque-Monde de Pratchett (saga qui n’en contient pas moins de 35...). Il y est question de magie. La sorcière Esméralda Ciredutemps, dite Mémé, prend sous son aile la petite Eskarina pour lui enseigner les rudiments de son savoir... Petit clin d’oeil à la magie du savoir naturel.



Ainsi, tandis que l’hiver prenait un virage et abordait à regret la longue côte vers le printemps, Esk passait des périodes deplusieurs jours consécutifs chez Mémé Ciredutemps pour apprendre le métier de sorcière.
Apparemment, il s’agissait surtout d’une affaire de mémoire. Les leçons étaient plutôt pratiques. Il y avait le nettoyage de la table de la cuisine et l’Herborisme de Base. Il y avait le décrottage des
chèvres et l’Emploi de Champignons. Il y avait la vaisselle et l’Invocation desPetits Dieux. Et il y avait toujours l’entretien du gros alambic de cuivre dans neige à demi fondues sur le tronc des arbres, côté Moyeu, Esk savait préparerl’arrière-cuisine et la Théorie et Pratique de la Distillation. Lorsque se levèrent les vents chauds du Bord et qu’il ne resta plus que des traînées de spéciales et nombre de potions mystérieuses dont Mémé disait qu’elle apprendraittout un assortiment d’onguents, plusieurs cordiaux médicinaux, une vingtaine d’infusions
à se servir au bon moment.
En aucune façon elle n’avait fait de la magie.

« Tu verras tout ça, mais attendons le bon moment, répétait distraitement Mémé.

-Mais je suis censée être une sorcière !

-T’es pas encore une sorcière. Cite-moi trois herbes qui soulagent les intestins. »

Esk se mit les mains dans le dos, ferma les yeux et récita :

« Les extrémités en fleurs du Grand-Pois-de-Menteur, la médulle de racine de la Culotte-du-Vieux, les tiges du Lis-de-Sang, les enveloppes des graines de…

-Ca va. Où trouve-t-on des cornichons d’eau ?

-Dans les tourbières et les mares stagnantes, du mois de…

-Bien, ça rentre.

-Mais c’est pas de la magie, ça ! »

Mémé s’assit à la table de la cuisine.

« Le plus gros de la magie, c’en est pas, dit-elle. Ca consiste seulement à connaître les bonnes herbes, apprendre à observer le temps, étudier les habitudes des bêtes. Et aussi celles des gens.

-C’est tout ? fit Esk horrifiée.

-Comment, c’est tout ? C’est plutôt beaucoup, dit Mémé, mais non, c’est pas tout. Y a autre chose.

- Tu peux pas me l’apprendre ?

- Faut attendre le bon moment. Pas la peine que tu te montres déjà.

- Que je me montre ? A qui ? »

Les yeux se Mémé se précipitèrent vers les ombres dans les coins de la pièce.

« T’occupes pas de ça. »

Puis même les dernières traînées résiduelles de neige disparurent, et les grands vents de printemps rugirent entre les montagnes. La forêt se mit à sentir la feuille moisie et la térébenthine.Quelques fleurs précoces bravèrent les gelées nocturnes, et les abeilles commencèrent à voler.

« Les abeilles, dit Mémé Ciredutemps, ça, c’est vraiment de la magie. »

Elle souleva avec précaution le couvercle de la première ruche.

« Tes abeilles, poursuivit-elle, c’est ton hydromel, ta cire, ta gomme, ton miel. Les abeilles c’est merveilleux. Et c’estune reine qui les dirige, en plus, ajouta-t-elle avec un petit rire approbateur.

- Elles ne te piquent pas ? » fit Esk, qui recula un peu. Des abeilles sortaient à flot du rayon et submergeaient les parois rugueuses de la boîte en bois.

« Presque jamais, dit Mémé. Tu voulais de la magie, alors regarde. »

Elle plongea une main dans la masse grouillante d’insectes puis émit un son léger, perçant et flûté, depuis le fond de sa gorge. Il seproduisit un mouvement dans la masse, et une grande abeille, plus longue et
plus grosse que les autres lui grimpa sur la main. Quelques ouvrières l’accompagnaient,elles se frottaient contre elle et plus généralement pourvoyaient à ses besoins.

« Comment t’as fait ça ? demanda Esk.

- Ah, fit Mémé. Ca te plairait de le savoir ?

- Oui. Ca me plairait. C’est pour ça que j’ai posé la question, Mémé, dit sévèrement Esk.

- Tu crois que je me suis servie de magie ? »

Esk baissa les yeux sur la reine. Les releva sur Mémé.

« Non, dit-elle, je crois seulement que tu en sais long sur les abeilles. »

Mémé sourit.

« Tout à fait exact. C’est une forme de magie, bien entendu.

- Quoi ? Seulement de savoir des choses ?

- Savoir des choses que les autres, ils savent pas », dit Mémé. Elle laissa doucement retomber la reine parmi ses sujets et referma le couvercle de la ruche.

« Et je crois qu’il est temps pour toi d’apprendre quelques secrets », ajouta-t-elle.

Enfin, songea Esk.

« Mais d’abord, nous devons présenter nos respects à la Ruche », dit Mémé. Elle parvint à faire sentir le R
majuscule du mot « Ruche ».

Machinalement, Esk fit une petite révérence. La main de Mémé se referma derrière son cou.

« Incline-toi, je t’ai dit, ordonna-t-elle sans animosité. Les sorcières s’inclinent. » Elle fit une démonstration.

« Mais pourquoi ? se plaignit Esk.

- Parce que les sorcières doivent être différentes, et que ça fait partie du secret », dit Mémé.

Elles s’assirent sur le banc décoloré accoté au mur de la chaumière orienté vers le Bord. Devant elles, les Herbes atteignaient déjà une trentaine de centimètres de haut, sinistre parterre de feuilles vert pâle.

« Bon, fit Mémé qui s’installa à son aise. Tu te rappelles le chapeau accroché près de la porte ? Va me le chercher. »

Esk, obéissante, entra et décrocha le chapeau de Mémé. Il était grand, pointu et, bien entendu, noir.

Mémé le retourna dans ses mains et le considéra attentivement.

« Ce chapeau, dit-elle avec solennité, contient l’un des secrets de la sorcellerie. Si t’arrives pas à me dire de quoiil s’agit, alors autant que j’arrête les leçons, parce qu’une fois que t’auras appris le secret du chapeau, tu pourras plus revenir en arrière. Dis-moi ce que tu sais du chapeau.

- J’peux le tenir ?

- Je t’en prie. »

Esk scruta l’intérieur du couvre-chef. Il renfermait une armature en fil de fer qui lui donnait sa forme et deux épingles à chapeau. C’était tout.
Il n’avait rien de particulièrement bizarre, sauf que personne dans le village n’en possédait de semblable. Mais ça ne le rendaitpas magique pour autant. Esk se mordit la lèvre, elle se voyait, honteuse, renvoyée dans ses foyers.
Au toucher, il était normal, et il n’avait pas de poches secrètes. Ce n’était qu’un chapeau de sorcière typique. Mémé s’en coiffait toujours pour venir au village, mais en forêt elle ne portait qu’un capuchon de cuir.
Esk s’efforça de retrouver les bribes de leçons que Mémé dispensait au compte-goutte et de mauvaise grâce. Ce n’est pas ce que tu sais mais ce que les autres ne savent pas. La magie, ça peut être ce qui est à sa place là où il ne faut pas, et ce qui ne l’est pas là où il faut. Ca peut être…

Mémé le portait toujours au village. Et aussi la grande cape noire, qui n’était certainement pas magique parce que pendant la majeure partie de l’hiver elle servait de couverture à une chèvre et que Mémé la lavait au printemps.

Esk commençait à sentir la réponse qui prenait tournure et elle n’aimait guère ça. C’était comme beaucoup de réponses de Mémé.Elle ne faisait que jouer avec les mots. Elle disait des choses qu’on savait depuis toujours, mais d’une manière différente pour qu’elles aient l’air importantes.

« J’crois que j’sais, dit-elle enfin.

- Vas-y, alors.

- C’est comme qui dirait en deux parties.

- Et après ?

- C’est un chapeau de sorcière parce que tu le portes. Mais t’es une sorcière parce que tu portes le chapeau. Hum.

- Alors… lui souffla Mémé.

- Alors les gens qui te voient arriver avec tonchapeau et ta cape, ils savent que t’es une sorcière ; et c’est pour ça qu’elle marche, ta magie ? fit Esk.

- Parfaitement, répondit Mémé. On appelle ça de la têtologie. » Elle tapota ses cheveux argentés ramassés en un chignon serré capable de casser des cailloux.

« Mais c’est des inventions ! protesta Esk. C’est pas de la magie, c’est… c’est…

- Ecoute, dit Mémé, si tu donnes aux gens une bouteille de jollop rouge parce qu’ils ont des vents, ça peut marcher, mais situ veux que ça marche à coup sûr, tu laisses leur esprit s’en charger. Tu leur racontes que c’est des rayons de lune mis en bouteille dans du vin de fée, n’importe quoi. Tu marmonnes deux, trois mots pour faire bonne mesure. C’est pareil avec les malédictions.

- Les malédictions ? fit Esk, la voix faible.

- Oui, les malédictions, ma fille, et pas la peine de prendre cet air scandalisé ! T’en lanceras, le jour où t’en auras besoin. Quand tu seras toute seule, que t’auras aucune aide à portée de main, que… »

Elle hésita et, désagréablement consciente du regard interrogateur de la fillette, termina maladroitement : « … que les gens te manqueront de respect. Lance-la d’une voix forte, fais-la compliquée, fais-la longue, invente s’il le faut, mais ça marchera. Le lendemain, quand ils se cogneront sur le pouce, qu’ils tomberont de l’échelle ou que leur chien mourrasubitement, ils se souviendront de toi. Ils te traiteront avec plus d’égard la fois d’après.

- Mais ça ressemble toujours pas à de la magie, dit Esk qui frottait ses pieds dans la poussière.

- En une occasion, j’ai sauvé la vie d’un homme, dit Mémé. Un remède spécial, deux fois par jour. De l’eau bouillie additionnée d’unpeu de jus de baies. Je lui ai raconté que je l’avais acheté aux nains. C’est
la plupart des maladies s’ils ont l’esprit à ça, il suffit d’éveiller chez euxça le plus important dans les soins, en fait. La plupart des gens guérissent de un intérêt. »

Elle tapota la main d’Esk aussi gentiment que possible. « T’es un peu jeune pour ça, mais avec l’âge tu verras que la plupart des gens sortent pas beaucoup de leur tête. Toi pareil, ajouta-t-elle, sentencieuse.

- J’comprends pas.

- Le contraire m’aurait étonnée, fit brusquement Mémé, mais tu vas me citer cinq herbes pour les toux sèches. »

A suivre !

Terry Pratchett, Les annales du Disque-monde "La huitième fille", tome 3, ed. l'Atalante, 1998.

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