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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mardi 18 octobre 2016

Extraits du roman "Soufi, mon amour", d'Elif Shafak

Je vous propose dans cet article deux passages, en texte intégral, du roman d'Elif Shafak, "Soufi, mon amour".

On est aux alentours de l'année 1244, quelque part en territoire perse, entre l'Afganistan et la Turquie actuelle.

Le sage Rûmi, approchant la quarantaine, père de deux fils et d'une fille adoptive, marié à sa seconde épouse après le décès de la première, est célèbre pour ses sermons. Sa renommée dépasse les frontières du pays et son mérite spirituel ne laisse pas de doute parmi la population. Cependant, il se sent seul, incomplet. Quelque chose lui manque qui ferait que sa joie soit complète. Il lui manque un compagnon. Quelqu'un qui le comprendrait mieux que quiconque, quelqu'un qui l'aiderait à se connaître davantage, à avancer dans sa quête spirituelle.
A l'autre bout du pays, un jeune derviche aux regard sombre, les cheveux longs, libre et rebelle, parcours le monde sans aucune possession. Côtoyant les plus infortunés aussi bien que les puissants de ce monde, sa parole garde la même authenticité, pouvant choquer, car rien n'a plus d'importance aux yeux de Shams que la Vérité, qui n'est pas fixe mais qui se forge à chaque instant. Passant un temps dans un centre derviche situé à Bagdad pour y rencontrer des sages, on lui parle d'un grand homme qui serait dans l'attente d'un compagnon. Shams de Tabriz sait que ce vieux sage dont il n'a jamais entendu parler deviendra son compagnon. Car lui aussi, depuis tout ce temps, cherche une personne qui serait le reflet de son âme, mettrait ses ombres en lumière et approfondirait sa Connaissance. C'est ainsi que Shams traverse tout le pays pour découvrir son mystérieux ami. Avant de se présenter à lui, il part à la rencontre des habitants de Konya, ville où réside Rûmi. Il souhaite entendre ce qui se dit parmi le peuple d'en bas sur l'éminent prédicateur. Il n'en entend dire que du bien.

Avant de présenter l'extrait, je rappelle que ces deux hommes ont existé, que Rûmi est un des plus grands poètes que le monde musulman ait connu et que son inspiration poétique lui est venue des quelques années qu'il a passées en compagnie du mystérieux derviche, assassiné par des ennemis restés imperméables au message de liberté qu'il écumait sur son passage. (Dès le début du roman, on sait que Shams se fait assassiner et lui-même le sait, à travers une de ses nombreuses visions).

Soufi, mon amour

Roman - Elif Shafak, édition 10/18, 2010

Premier extrait (pages 207-215)

SHAMS

KONYA, 30 octobre 1244

Bien avant que je rencontre Rûmi, la veille,je me suis assis sur mon balcon, à l’auberge des Vendeurs de Sucre. Mon cœur s’est réjoui de la magnificence de l’Univers que Dieu a créé à Son image, afin que, où qu’on se tourne, on puisse à la fois, Le chercher et Le trouver. Pourtant, les êtres humains le font rarement.
Je me suis souvenu des personnes que j’avais rencontrées : le mendiant, la prostituée et l’ivrogne. Des gens ordinaires qui souffraient d’une même maladie : l’aliénation de l’Un. C’était le genre de personnes que les érudits ne voyaient pas, depuis leur tour d’ivoire. Je me demandais si Rûmi était différent. Dans le cas contraire, je me promis de devenir le médiateur entre lui et les bas-fonds de la société.
La ville dormait enfin. C’était le moment de la nuit où même les animaux nocturnes hésitaient à troubler la paix qui régnait. Cela me rendait toujours à la fois immensément triste et exalté d’écouter une ville dormir, de me demander quelles histoires étaient vécues derrière ces portes closes, quelles histoires j’aurais pu vivre si j’avais choisi une autre voie. Mais j’avais fait un choix. Ou plutôt, la Voie m’avait choisi.
Je me suis souvenu d’un conte : un derviche errant arrive dans une ville où les habitants ne font pas confiance aux étrangers. « Va-t-en ! lui crient-ils. Personne ne te connaît, ici ! » Le derviche répond calmement : « Oui, mais je me connais, et croyez-moi, c’eut été bien pire dans le cas contraire. »
Tant que je me connaissais, j’irais bien. Celui qui se connaît connaît l’Un.
La lune me baignait dans sa lueur chaleureuse. Une petite pluie aussi délicate qu’un foulard en soie commença à tomber sur la ville. Je remerciai Dieu de ce moment béni et me remis entre Ses mains.
La fragilité, la brièveté de la vie me frappèrent de nouveau, et je me souvins d’une autre Règle :
La vie est un prêt temporaire et ce monde n’est qu’une invitation rudimentaire de la Réalité. Seuls les enfants peuvent prendre un jouet pour ce qu’il représente. Pourtant les êtres humains, soit s’entichent du jouet, soit, irrespectueux, le brisent et le jettent. Dans cette vie, gardez-vous de tous les extrêmes car ils détruisent votre équilibre intérieur. Les soufis ne vont pas aux extrêmes. Un soufi reste toujours clément et modéré.
Demain matin, j’irai à la grande mosquée et j’écouterai Rûmi. Il est sans doute un grand prédicateur, tout le monde le dit, mais, en fin de compte, l’envergure et la portée de tout prédicateur sont déterminées par celles de son auditoire. Si les paroles de Rûmi ressemblent à un jardin en friche, plein de ronces, d’herbes, d’arbustes et de buissons, c’est toujours au visiteur de choisir ce qui lui plaît. Les belles fleurs sont immédiatement cueillies, et peu de gens prêtent attention aux plantes affligées d’épines et de poils. Mais en vérité, on peut souvent en tirer de grands médicaments. N’en va-t-il pas de même dans le jardin de l’amour ? Comment l’amour serait-il digne de son nom, si on ne choisissait que les bonnes choses et qu’on délaissât les épreuves ? Il est aisé d’apprécier le bien et d’être rebuté par le mal. Tout le monde peut le faire. Le vrai défi, c’est d’aimer le bien et le mal ensemble, non parce qu’on a besoin de prendre le rugueux avec le doux, mais parce qu’il nous faut aller au-delà de ce genre de description et accepter l’amour dans sa totalité.
Il ne reste qu’un jour avant que je rencontre mon compagnon. Je ne peux pas dormir.
Ô Rûmi ! Souverain du royaume des mots et des significations !
Me reconnaîtras-tu quand tu me verras ? Me verras-tu ?

RÛMI
KONYA, 31 octobre 1244

Béni soit ce jour, car j’ai rencontré Shams de Tabriz.
Cet après-midi, la mosquée était pleine, comme d’habitude. Quand je prêche devant une foule, je prends bien soin de ne jamais oublier mon auditoire. Il n’y a qu’une manière de le faire : imaginer la foule comme une seule personne. Des centaines de personnes m’écoutent chaque semaine, mais je ne parle qu’à une seule : celle qui entend mes paroles, dans le cœur de qui elles résonnent et qui me connaît comme nul autre.
Quand je suis ressorti de la mosquée, j’ai trouvé mon cheval préparé à mon intention. La crinière de l’animal avait été tressée de fils d’or et ornée de clochettes en argent.  A pas mesurés, nous sommes passés devant les boutiques misérables et les maisons au toit de chaume. Les appels des pétitionnaires se mêlaient aux cris des enfants et aux gémissements des mendiants avides de gagner quelques pièces. La plupart de ces gens voulaient que je prie pour eux, certains souhaitaient simplement marcher près de moi. Mais d’autres encore nourrissaient de plus grandes attentes – que je les guérisse d’une maladie mortelle ou d’un sort maléfique. C’étaient eux qui m’inquiétaient. Comment ne voyaient-ils pas que, n’étant ni prophète ni sage, j’étais incapable de réaliser des miracles ?
Alors que nous tournions au coin de la rue de l’auberge des Vendeurs de Sucre, j’ai remarqué un derviche errant qui se frayait un chemin dans la foule ; il marchait droit sur moi en me fixant de ses yeux perçants. Il se mouvait avec allure et détermination, et exsudait une aura de compétence et d’autosuffisance. Bien que son visage ait été aussi ouvert que possible, il arborait une expression impénétrable.
Ce n’est pourtant pas son apparence qui m’intrigua. Au fil des années, j’ai vu des derviches errants de toutes sortes passer par Konya en quête de Dieu. Avec leurs tatouages spectaculaires, leurs nombreuses boucles d’oreilles et de nez, la plupart aiment que tout en eux dise combien ils sont indisciplinés. Quand je vis ce derviche pour la première fois, ce ne fut pas son aspect extérieur qui me surprit. Ce fut, j’ose le dire, son regard.
Ses yeux noirs me transperçaient plus efficacement que des dagues. Au milieu de la rue, il leva les bras haut et large, comme s’il voulait stopper non seulement la procession mais aussi le cours du temps. Je sentis un choc me parcourir le corps, comme une intuition soudaine. Mon cheval, rendu nerveux, se mit à hennir et à secouer la tête de haut en bas. Je tentai de le calmer, mais il était si agité que moi aussi, je me sentis nerveux.
Sous mes yeux, le derviche s’approcha de mon cheval, qui reculait et trépignait, et lui murmura quelque chose d’inaudible à l’oreille. L’animal se mit à respirer lourdement, mais quand le derviche agita la main en un geste final, il se calma sur-le-champ. Une vague d’excitation parcourut la foule, et j’entendis quelqu’un murmurer : « C’est de la magie noire ! »
Indifférent à ce qui l’entourait, le derviche me regarda d’un air curieux.
« Ô ! grand érudit de l’Orient et de l’Occident, j’ai tant entendu parler de toi ! Je suis venu ici aujourd’hui  pour te poser une question, si tu me le permets.
- Je t’en prie, dis-je tout bas.
- Il faudrait que tu descendes de ton cheval, d’abord, pour être au même niveau que moi. »
Je fus si stupéfait d’entendre cela que je ne pus rien dire pendant un moment. Autour de moi, les gens parurent tout aussi décontenancés. Personne n’avait jamais osé me parler de cette manière.
Je sentis mon visage s’enflammer et mon estomac se serrer d’irritation, mais je réussi à contrôler mon égo et je mis pied à terre. Le derviche avait déjà fait demi-tour et s’éloignait.
« Hé ! Attends, s’il te plaît ! m’écriai-je en le rattrapant. Je veux entendre ta question. »
Il s’arrêta et se retourna, me souriant pour la première fois.
« Daccord. Dis-moi, s’il te plaît, qui est le plus grand, à ton avis , le prophète Muhammad ou le soufi Bistrami ?
- Quelle question est-ce là ? Comment peux-tu comparer notre Prophète vénéré – que la Paix soit avec lui- le dernier d’une longue lignée de prophètes, avec un infâme mystique ? »
La foule, curieuse, s’était rassemblée autour de nous, mais le derviche semblait ne pas prendre conscience de ce public. Scrutant toujours mon visage, il insista : « Je t’en prie, réfléchis ! Le Prophète n’a-t-il pas dit « pardonne-moi, Dieu, je n’ai pas pu Te connaître comme je l’aurais dû », alors que Bistrami a annoncé : « La gloire soit sur moi, je porte Dieu dans mon habit » ? Si un homme se trouve si petit par rapport à Dieu alors qu’un autre homme prétend porter Dieu en lui, lequel des deux est le pus grand ? »
Mon cœur faisait pulser ma gorge. La question ne me paraissait plus aussi absurde. En fait, j’eus l’impression qu’on avait soulevé un voile et que ce qui m’attendait dessous était un puzzle des plus intrigants. Un sourire furtif, comme une petite brise, passa sur les lèvres du derviche. Je compris qu’il n’était pas complètement fou. C’était un homme qui posait une question – une question à laquelle je n’avais pas réfléchi auparavant. Evitant qu’il puisse remarquer le moindre tremblement dans ma voix, je répondis :
« Je vois ce que tu tentes de dire. Je vais comparer ces deux déclarations et te dire pourquoi, même si la déclaration de Bistrami semble supérieure, c’est l’inverse, en fait.
-Je suis tout ouïe.
- Tu vois, l’amour de Dieu est un océan infini, et les êtres humains aspirent à en obtenir autant d’eau qu’ils le peuvent. Mais à la fin du jour, la quantité d’eau obtenue par chacun dépend de la taille de sa tasse. Certains ont des tonneaux, d’autres des baquets et d’autres encore de simples bols. »
Tandis que je parlais, je vis l’expression du derviche passer d’une réprobation subtile à une franche reconnaissance, et à partir de là, il arbora le doux sourire de celui qui reconnaît ses propres pensées dans les mots d’un autre.
« Le récipient de Bistrami, dis-je, était assez petit, et sa soif fut étanchée après une gorgée. Il était heureux au stade où il se trouvait. C’était merveilleux de reconnaître le divin en lui ; mais même alors, il reste une distinction entre Dieu et Soi. L’Unité n’est pas réalisée. Quant au Prophète, il était l’Elu de Dieu et il avait une coupe bien plus grande à remplir. Sa coupe était si immense que sa soif ne pouvait être étanchée. Pas étonnant qu’il ait dit : « Je n’ai pas pu Te connaître comme je l’auras dû », alors même qu’il Le connaissait comme nul autre. »
Avec un large sourire sincère, le derviche hocha la tête et me remercia. Puis il plaça sa main sur son cœur en un geste de gratitude  et resta ainsi quelques secondes. Quand nos yeux se croisèrent à nouveau, je remarquai qu’une trace de gentillesse s’était insinuée dans son regard.
Il s’inclina devant moi avec respect. Je m’inclinai devant lui. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, tandis que le ciel virait au violet au-dessus de nos têtes. Au bout d’un moment, la foule autour de nous devint nerveuse, car tous avaient suivi notre échange avec une stupéfaction qui frôlait la réprobation. Jamais ils ne m’avaient vu m’incliner devant quiconque auparavant et, comme je l’avais fait devant un simple soufi errant, certains étaient choqués, à commencer par mes plus proches disciples.


Second extrait ( pages 318 – 333)

Voici près de deux ans que Shams vit dans la maison de Rûmi avec la famille de ce  dernier. Ils passent leur temps à discuter dans la bibliothèque et sont devenus des amis inséparables.

 SHAMS
KONYA, Février 1246

Bruissant de la promesse d’une journée bien remplie, le matin passa plus vite que d’ordinaire sous le ciel bas et gris. En fin d’après-midi, je trouvai Rûmi dans sa chambre, assis près de la fenêtre, le front plissé, en contemplation, ses doigts bougeant sans cesse sur les perles d’un rosaire. La pièce était plongée dans la pénombre à cause des lourds rideaux en velours à moitié fermés. Seul un étrange rayon de lumière tombait à l’endroit où Rûmi était assis, donnant à la scène une dimension onirique. Je ne pus m’empêcher de me demander si Rûmi pourrait déceler la véritable intention derrière la question que j’allais lui poser, ou s’il serait choqué, ou bouleversé.
Alors que j’intégrais la sérénité de l’instant tout en éprouvant une certaine nervosité, j’eus une vision fugitive. Je vis Rûmi, bien plus âgé et plus frêle, vêtu d’une robe vert foncé et assis précisément à ce même endroit, le regard plus que jamais plein de compassion et de générosité, mais souffrant dans son cœur d’une cicatrice permanente, qui avait ma forme. Je compris deux choses d’un coup : que Rûmi passerait ses vieux jours dans cette maison et que la blessure laissée par mon absence ne guérirait jamais. Les larmes me montèrent aux yeux.
« Est-ce que tu vas bien ? Tu as l’air pâle », dit Rûmi.
Je m’efforçai de sourire, mais le fardeau de ce que je m’apprêtais à dire pesait lourdement sur mes épaules. Ma voix sortit un peu éraillée et moins puissante que je ne l’aurais voulu.
« Pas vraiment. J’ai très envie de boire, et il n’y a rien dans cette maison pour apaiser ma soif.
-Veux-tu que je demande à Kerra ce qu’elle peut faire pour y remédier ?
- Non, parce que ce dont j’ai besoin n’est pas dans la cuisine. C’est dans une taverne. Je suis d’humeur à m’enivrer, tu vois. »
J’ai feint de ne pas remarquer l’ombre d’incompréhension qui passait sur le visage de Rûmi et j’ai continué :
« Au lieu d’aller à la cuisine me chercher de l’eau, pourrais-tu aller à la taverne m’acheter du vin ?
- Tu veux dire… que tu me demandes d’aller te chercher du vin ? demanda Rûmi en prononçant le dernier mot avec mille précautions, comme s’il avait peur de le briser.
- C’est cela. J’apprécierais beaucoup que tu ailles nous acheter du vin. Deux bouteilles suffiront, une pour toi, une pour moi. Mais, fais-moi plaisir, s’il te plaît : quand tu seras à la taverne, ne te contente pas de prendre les bouteilles et de revenir. Reste là un moment. Parle aux gens. Je t’attendrai ici. Inutile de te presser. »
Rûmi posa sur moi un regard mi-irrité, mi-stupéfait. Cela me rappela le visage du novice, à Bagdad, qui voulait m’accompagner, mais s’inquiétait trop de se réputation pour plonger.Le souci qu’il avait de l’opinion des autres l’avait retenu. Aujourd’hui je me demandais si sa réputation allait aussi retenir Rûmi. A mon grand soulagement, Rûmi se leva et hocha la tête. « Je ne me suis jamais rendu dans une taverne, et je n’ai jamais consommé de vin. Je ne crois pas que boire soit une bonne chose. Mais je te fais pleinement confiance, parce que j’ai confiance dans l’amour entre nous. Tu dois avoir une raison de me demander une telle chose. Il faut que je découvre quelle est cette raison. Je vais aller nous chercher du vin. »
Il me dit au revoir et sortit.
Dès qu’il eut quitté la pièce, je tombai au sol en état de transe. Je saisis le rosaire d’ambre que Rûmi avait abandonné là, et je remerciai Dieu, encore et encore, de m’avoir donné un vrai compagnon. Je priai pour que sa si belle âme ne dessoûle jamais de l’Amour divin.


SULEIMAN L’IVROGNE
KONYA, février 1246

Brumes de vin, vous m’avez donné de nombreuses hallucinations aussi folles les unes que les autres, quand j’étais ivre, mais voir le grand Rûmi passer la porte de la taverne a été dément, même pour moi. J’ai eu beau me pincer, la vision ne s’est pas évanouie.
« Hé, Hristos ! Qu’est-ce que tu m’as servi, vieux ? ai-je crié. Cette dernière bouteille de vin devait être une superbibine ! Tu ne devineras jamais quelle hallucination j’ai en ce moment.
- Chut, idiot ! » a murmuré quelqu’un derrière moi. Je me suis retourné pour voir qui essayait de me faire taire, et j’ai été stupéfait de voir tous les hommes dans la taverne, y compris Hristos, qui regardaient fixement la porte. La salle était plongée dans un silence surnaturel – jusqu’à Saqui, le chien des lieux, qui semblait perplexe, allongé, ses longues oreilles comme collées à terre. Le marchand de tapis persans a cessé de chanter ses horribles mélodies qu’il appelait chansons et s’est  mis à osciller sur ses pieds, le menton levé, l’air trop sérieux d’un ivrogne qui tente de passer pour autre chose.
C’est Hristos qui a brisé le silence. «  Bienvenue dans ma taverne, Mawlânâ ! a-t-il dit d’une voix dégoulinante de politesse. C’est un honneur de vous voir sous ce toit. En quoi puis-je vous être utile ? »
J’ai cillé à plusieurs reprises, et j’ai fini par comprendre que c’était vraiment Rûmi qui se tenait là.
« Merci, a dit Rûmi avec un large sourire pourtant sans chaleur. Je suis venu chercher du vin. »
Le pauvre Hristos a été si surpris d’entendre ça qu’il en est resté bouche bée. Quand il a de nouveau pu parler, il a conduit Rûmi à la table libre la plus proche, qui était justement à côté de la mienne !
« Selamun aleykum », m’a dit Rûmi dès qu’il s’est assis.
Je lui ai rendu ses salutations, auxquelles j’ai ajouté quelques mots aimables, mais je ne suis pas certain que mon discours ait eu du sens. Avec son expression tranquille, sa robe onéreuse et son élégant caftan brun sombre, Rûmi était franchement déplacé, ici.
Je me suis penché en avant et, dans un murmure, je lui ai demandé :
« Est-ce qu’il serait tout à fait grossier de vous demander ce qu’un homme tel que vous fait dans un endroit pareil ?
- Je subis une épreuve soufie ! m’a répondu Rûmi  avec un clin d’œil, comme si nous étions les meilleurs amis du monde. J’ai été envoyé ici par Shams, pour ruiner ma réputation.
- Est-ce bien ? ai-je demandé.
- Je crois, a répondu Rûmi, que ça dépend de la manière dont on considère la situation. Il arrive qu’il soit nécessaire  de détruire tout ce à quoi on est attaché pour vaincre son égo. Si on est trop attaché à notre famille, à notre position dans la société, même à notre école ou à notre mosquée, au point qu’elles se mettent  en travers du chemin menant à l’Union avec Dieu, il nous faut renoncer à ces attachements. »
Je n’étais pas certain de le suivre comme il aurait fallu. Cette explication parut pourtant parfaitement logique à mon esprit embrouillé. J’avais toujours soupçonné que les soufis étaient une bande de fous pittoresques capables de toutes les excentricités.
Ce fut au tour de Rûmi de se pencher et de me demander dans un murmure : « Serait-il terriblement grossier de ma part de vous demander comment vous avez eu cette cicatrice au visage ? 
- Ce n’est pas une histoire très intéressante, je le crains. Je rentrais chez moi tard un soir, quand je suis tombé sur ce garde de la sécurité qui m’a tabassé.
- Pourquoi ? a demandé Rûmi avec un air sincèrement inquiet.
- Parce que j’avais bu du vin », ai-je dit en montrant la bouteille que Hristos venait de placer devant Rûmi.
Rûmi a secoué la tête. Au début il a paru tout à fait décontenancé, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’une telle chose puisse se produire, mais bientôt ses lèvres ont formé un sourire amical. Et c’est ainsi que nous avons continué à deviser. En mangeant du pain et de fromage de chèvre, nous avons parlé de la foi, de l’amitié et d’autres choses de la vie que je croyais avoir oubliées depuis longtemps, mais que j’étais enchanté de raviver dans mon cœur.
Peu après le coucher du soleil, Rûmi s’est levé pour partir. Tous les clients de la taverne se sont levés aussi pour le saluer. Un spectacle mémorable !
« Vous ne pouvez pas partir sans nous dire pourquoi le vin a été interdit ! » me suis-je exclamé.
Hristos est accouru en fronçant les sourcils, inquiet que ma question puisse ennuyer son prestigieux client.
« Chut, Suleiman ! Pourquoi faut-il que tu poses ce genre de questions ? 
- Non, sérieusement, ai-je insisté auprès de Rûmi. Vous nous avez vus. Nous ne sommes pas de mauvaises gens, mais c’est ce qu’on dit tout le temps de nous. J’aimerais savoir ce qu’il y a de mal à boire du vin, à condition de bien nous conduire et de ne faire de mal à personne ? »
En dépit de la fenêtre ouverte au coin, l’air dans la taverne était devenu lourd et enfumé, imprégné d’anticipation. J’ai bien vu que tout le monde était curieux d’entendre la réponse. Pensif, gentil, sobre, Rûmi s’est approché de moi, et voilà ce qu’il a dit :
Si le buveur de vin est profondément gentil, il le montrera quand il sera ivre.
Mais s’il dissimule de la colère ou de l’arrogance, elles apparaissent.
Comme c’est le cas chez la plupart des gens, le vin est interdit à tous.

Il y a eu un bref silence, pendant lequel nous avons tous réfléchi à ces paroles.
« Mes amis, le vin n’est pas une boisson innocente ! a continué Rûmi d’une voix nouvelle, autoritaire et pourtant posée et ferme. Il fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous. Je crois qu’il vaut mieux nous abstenir de boire. Cela dit, nous ne pouvons accuser l’alcool de ce dont nous sommes responsables. C’est notre propre arrogance et notre propre colère sur lesquelles nous devrions travailler. »

Cela a déclenché de vifs hochements de tête chez certains clients. Quant à moi, j’ai préféré lever mon verre, convaincu qu’aucune pensée sage ne devrait être énoncée sans que l’on trinque.

« Vous êtes un homme bon au grand cœur, ai-je dit. Quoi que les gens racontent à propos de ce que vous faites aujourd’hui, et je suis certain qu’ils vont déverser des flots de commentaires, je crois qu’en tant que prêcheur, c’était très courageux de votre part de venir dans cette taverne parler avec nous sans porter de jugements. »

Rûmi a posé sur moi un regard amical, puis il a pris les bouteilles de vin qu’il n’avait pas encore touchées et il est sorti dans la brise du soir.


ALADIN

KONYA, février 1246

Bel et bien épuisé d’attendre, ces trois dernières semaines, j’ai guetté le bon moment pour demander à mon père la main de Kimya. J’avais passé des heures à lui parler en imagination, à reformuler les mêmes phrases encore et encore, à chercher un meilleur moyen de m’exprimer. J’avais préparé une réponse à toutes les objections qu’il pourrait m’opposer. S’il disait que Kimya et moi étions comme frère et sœur, je lui rappellerais que nous n’avions aucun lien de sang. Sachant combien mon père aimait Kimya, j’avais prévu de dire que s’il nous laissait nous marier, elle n’aurait pas à partir vivre ailleurs, qu’elle pourrait rester avec nous toute sa vie. J’avais tout préparé dans ma tête, sauf de ne pas trouver un moment seul avec mon père.

Mais ce soir, je suis tombé sur lui de la pire manière possible. J’allais quitter la maison pour retrouver mes amis, quand la porte s’est ouverte et mon père est entré avec une bouteille dans chaque main.
Je suis resté interdit.
« Père, qu’est-ce que tu apportes ? ai-je demandé.
- Oh ça ! répondit mon père sans le moindre soupçon d’embarras. C’est du vin, mon fils.
-  Vraiment ! Est-ce ce qu’est devenu le grand Mawlânâ ? Un vieillard imbibé de vin ?
- Surveille ton langage ! » ordonna une voix morne derrière moi.
C’était Shams. Fichant ses yeux dans les miens sans ciller, il gronda :
« Ce n’est pas une façon de parler à son père. C’est moi qui lui ai demandé d’aller à la taverne.
- Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? n’ai-je pu m’empêcher d’ironiser.
Si mes paroles offensèrent Shams, il n’en montra rien.
« Aladin, nous pouvons en parler, dit-il froidement, à condition que ta colère ne trouble pas ta vision des choses. »
Puis il inclina la tête de côté et me dit que je devais adoucir mon cœur.
« C’est une des Règles, ajouta-t-il : Si tu veux renforcer ta foi, il te faudra adoucir ton cœur. A cause d’une maladie, d’un accident, d’une perte ou d’une frayeur, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous confrontés à des incidents qui nous apprennent à devenir moins égoïstes, à moins juger les autres, à montrer plus de compassion et de générosité. Pourtant, certains apprennent la leçon et réussissent à être plus doux, alors que d’autres deviennent plus durs encore. Le seul moyen d’approcher la Vérité est d’ouvrir son cœur afin qu’il englobe toute l’humanité et qu’il reste encore de la place pour plus d’amour.
- Restez en dehors de ça ! dis-je. Je ne prends pas d’ordre de derviches ivres. Contrairement à mon père.
- Aladin, tu devrais avoir honte ! » intervint mon père.
Je ressentis un fulgurant accès de culpabilité, mais il était trop tard. Tout le ressentiment que j’avais cru oublier m’inonda soudain.
« Je ne doute pas un instant que tu me haïsses autant que tu le dis, proclama Shams, mais je ne crois pas que tu aies cessé une seule minute d’aimer ton père. Ne vois-tu pas que tu le blesses ?
- Ne voyez-vous pas que vous gâchez nos vies ? rétorquai-je.
C’est alors que mon père se jeta vers moi, la bouche serrée, la main droite levée au-dessus de sa tête. Je crus qu’il allait me frapper, mais quand il ne le fis pas, quand il ne le voulut pas, je me sentis plus mal à l’aise encore.
« Tu me fais honte ! » dit mon père sans me regarder.
Mes yeux s’emplirent de larmes. Je détournai la tête et soudain, je me retrouvai face à Kimya. Depuis combien de temps était-elle là dans un coin, à nous regarder de ses yeux effrayés ? Combien de ces paroles avait-elle entendues ?
La honte d’être humilié par mon père devant la fille que je voulais épouser me retourna l’estomac, laissant un goût amer dans ma bouche. Je sentis mon cœur battre dans ma gorge.
Incapable de rester là un instant de plus, je pris mon manteau, j’écartai brutalement Shams de mon chemin et je sortis précipitamment de la maison, loin de Kimya, loin d’eux tous.

SHAMS

KONYA, février 1246

Blessé, après le départ d’Aladin, Rûmi était si triste qu’il ne put parler pendant un bon moment. Lui et moi sommes sortis dans le jardin couvert de neige. C’était un soir sinistre de février et l’air était lourd d’une immobilité particulière. Nous avons regardé passer les nuages, écouté un monde qui ne nous offrait que du silence. Le vent nous apportait l’odeur de la fôret, très lointaine, parfumée, musquée, et pendant un moment, je crois que nous avons tous les deux eu envie de quitter cette ville pour de bon.
J’ai pris une des bouteilles de vin, je me suis agenouillé dans la neige devant un rosier grimpant, nu et épineux, et j’ai lentement versé le vin sur la terre en dessous. Le visage de Rûmi s’est éclairé et il a eu ce sourire mi-pensif, mi excité qui est le sien.
Peu après, étonnamment, le rosier dénudé a repris vie, son écorce s’est adoucie comme une peau humaine. Il a produit une rose unique sous nos yeux. Tandis que je continuais à verser le vin au pied de l’arbuste, la rose a pris une jolie teinte orange chaleureuse.
J’ai saisi la seconde bouteille et je l’ai déversée au même endroit. La rose est passée de l’orange à un rouge lumineux, rayonnant de vie. Il ne restait qu’un peu de vin au fond de la bouteille. Je l’ai versé dans un verre, j’en ai bu la moitié et j’ai offert l’autre moitié à Rûmi.
Il a pris le verre de ses mains tremblantes, répondant à mon geste avec une merveilleuse gentillesse et une grande équanimité, cet homme qui jamais n’avait bu une goutte d’alcool de toute sa vie.
« Les règles et les interdits religieux sont importants, a-t-il dit, mais ils ne doivent pas devenir des interdits indiscutables. C’est en ayant cela à l’esprit que je bois le vin que tu m’offres aujourd’hui, convaincu de tout mon cœur qu’il y a une sobriété au-delà de l’ivresse de l’amour. »
A l’instant où Rûmi allait porter le verre à ses lèvres, je le lui ai arraché des mains et l’ai jeté au sol. Le vin s’est répandu sur la neige, telles des gouttes de sang.
« Ne le bois pas ! ai-je dit, maintenant que je n’éprouvais plus le besoin de mener ce test à son terme.
- Si tu ne voulais pas que je boive ce vin, pourquoi m’as-tu envoyé à la taverne ? a demandé Rûmi d’un ton moins curieux que compatissant.
-Tu sais pourquoi, ai-je répondu en souriant. L’élévation spirituelle concerne la totalité de notre conscience ; elle n’est pas obsédée par quelques aspects particuliers. Règles numéro trente-deux :
Rien ne devrait se dresser entre toi et Dieu. Ni Imam, ni prêtre, ni maître spirituel, pas même ta foi. Crois en tes valeurs et tes règles, mais ne les imposent jamais à d’autres. Sois ferme dans ta foi, mais garde ton cœur aussi doux qu’une plume.
Apprends la Vérité, mon ami, mais ne transforme pas tes vérités en fétiches. »
J’avais toujours admiré la personnalité de Rûmi, j’avais toujours su que sa compassion, infinie et extraordinaire, était ce qui me manquait. Ce jour-là, mon admiration pour lui a bondi plus haut encore.
Ce monde est plein de gens obsédés par la richesse, la reconnaissance et le pouvoir. Plus ils gagnent de signes de réussite, plus ils semblent avoir besoin de davantage. Rapaces et envieux, ils font des possessions matérielles leur qibla, regardant toujours dans cette même direction, inconscients de devenir les serviteurs des choses qu’ils convoitent. C’est un schéma courant. Ca arrive tout le temps. Mais il est rare, aussi rare qu’un rubis, qu’un homme déjà arrivé au sommet, un homme qui a beaucoup d’or, de célébrité et d’autorité, renonce un beau jour à sa position et mette sa réputation en péril pour un voyage intérieur dont personne ne saurait dire où ni comment il finirait. Rûmi est ce rare rubis.
« Dieu veut que nous soyons modestes et sans prétention, ai-je dit.
- Et Il veut être connu, a doucement ajouté Rûmi. Il veut que nous Le connaissions avec chaque fibre de notre être. C’est pourquoi il vaut mieux être attentif et sobre qu’ivre et écervelé. »
J’ai abondé dans son sens. Nous sommes restés assis dans le jardin avec la rose rouge unique entre nous jusqu’à ce qu’il fasse froid et noir. Sous la fraîcheur du soir flottait le parfum de quelque chose de neuf et de doux. Le Vin de l’Amour faisait doucement tourner nos têtes, et je me suis rendu compte avec joie et gratitude que le vent ne murmurait plus de désespoir.

Fin de l'extrait.

Elif Shafak

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