Extrait du livre Entering the Circle, par Olga Kharitidi
.« Anatoli ne m’avait encore jamais parlé de l’Altaï et j’étais curieuse d’entendre ce qu’il avait à en dire.
.« Anatoli ne m’avait encore jamais parlé de l’Altaï et j’étais curieuse d’entendre ce qu’il avait à en dire.
- Bon, comme tu le sais, je suis chasseur. Pas seulement
parce que symboliquement j’aime à débusquer le sens des choses, mais aussi
littéralement : il m’arrive d’aller dans la taïga pour des parties de
chasse.
Ma grand-mère vit dans l’Altaï. Mais, comme il faut deux
jours entiers pour atteindre son village, j’ai rarement l’occasion de lui
rendre visite. Or, il y a un peu plus d’un an, j’ai décidé de prendre quelques
jours de congé et d’aller chasser dans les environs de son village. J’ai pris
mon meilleur fusil et je m’y suis rendu le cœur léger.
Quelques jours après mon arrivée au village, je suis sorti
avec mon fusil. L’hiver avait pris fin et la neige avait en grande partie
fondu, laissant derrière elle le tapis brun-jaune et humide que faisait l’herbe
de l’année précédente. Bientôt, les jeunes pousses vertes du printemps allaient
en sortir. La marche était aisée et je me suis enfoncé dans la forêt.
Je marchais dans un silence complet, à la fois détendu et
absorbé par une méditation particulière. Je conservais toutefois les instincts
aiguisés du chasseur. C’était exactement ce que j’avais espéré en venant là et
je m’en réjouissais.
Un léger bruit sur ma droite a attiré mon attention. J’ai
tourné la tête et je l’ai vue. Une magnifique jeune biche se tenait là, sous
les arbres. Elle m’a paru quelque peu étrange et j’ai spontanément deviné qu’il
faudrait m’y prendre de façon particulière pour l’abattre.
Elle restait là, à me regarder, dans le silence. Elle ne faisait aucun
mouvement, mais je savais qu’elle n’était
immobilisée ni par la surprise, ni par la peur. On aurait dit une statue. La
grâce de son attitude, la beauté de ses formes suggéraient les plus grands chefs-d’œuvre
de l’art. La moindre ligne de son corps était d’une élégance indicible.
Auparavant, j’avais considéré les animaux que je chassais
sous un angle purement utilitaire. Ce n’était jamais à mes yeux qu’un gibier
impersonnel : si je savais me montrer plus malin qu’eux et viser juste,
ils finissaient sur ma table. J’ignore pourquoi je n’y voyais rien d’autre ;
toujours est-il que, jusqu’à ce jour, je
n’avais jamais imaginé qu’une bête puisse receler tant de beauté.
Un instant, nos regards se sont croisés. Elle m’a regardé
droit dans les yeux. J’ai perdu toute notion du temps. J’étais plongé dans les
doux yeux noirs de la nature même. Puis il s’est passé en moi quelque chose d’étrange.
Je me suis aperçu que c’étaient mes yeux qui me rendaient mon regard. Entre l’homme
que j’étais et la biche, la frontière s’était évanouie et nous ne formions plus
qu’un. J’étais devenu à la fois le chasseur et la proie. J’éprouvais un
puissant sentiment de réalité et savais que ce n’était pas là un effet de mon
imagination. Par tout mon être, depuis la moindre molécule jusqu’au tréfonds de
mon âme, j’étais lié à cet animal. Alors ma maudite rationalité a cessé de
peser sur moi. Je n’éprouvais plus le besoin continuel de tout expliqué par la
logique, de tout traduire en symboles. J’ai connu un instant d’existence pure,
concentrée.
Puis, sans même que je réfléchisse, ma main a armé le fusil.
Ce mouvement s’inscrivait dans le même flot d’énergie qui me reliait à la biche.
Il n’y avait là rien que de naturel et de juste car j’avais conscience des deux
faces de ce qui se passait. Prêt à tuer, j’étais prêt aussi à être tué. Tout
cela participait du même continuum, du même équilibre.
J’ai visé et pressé sur la détente d’un même mouvement. Tout
d’abord, je n’ai rien entendu. J’ai seulement vu le superbe animal chanceler
doucement, puis s’enfoncer. Chaque fraction de mouvement formait le motif d’une
chorégraphie compliquée et parfaite en soi, comme une succession de photos
magnifiques. En même temps je sentais que moi aussi je m’écroulais, que j’étais
projeté hors de cette vie. Enfin ses yeux se sont fermés et le contact a été
rompu.
C’est seulement à ce moment que j’ai entendu la détonation,
ce son primordial de vie et de mort, et qu’un tonnerre a emplit l’espace autour
de moi. J’ai levé les yeux vers le sommet des grands pins et ai regardé le
ciel. Aussi incroyable que cela paraisse, il y avait un bel arc-en-ciel juste
au-dessus de nous. C’était trop pour moi. Je me suis assis sur l’herbe morte et
humide et je me suis mis à pleurer.
J’avais toujours cru être fort, et voilà que je sanglotais
comme un enfant. Mes larmes étaient à la fois de douleur et de ravissement. Mon
esprit comme mon corps étaient en état de choc. Je me sentais complètement
transformé. C’est probablement le seul fait de ma vie consciente que je n’aie
jamais tenté d’interpréter ou d’expliquer.
Je suis rentré à Novossibirsk mais j’avais changé. Le sentiment
que j’avais éprouvé à la mort de la biche, ce déchirement du cœur sous le coup
d’une douleur sublime causée par le contact avec le monde qui m’entourait, tout
cela faisait désormais partie de ma vie.
Tu m’as demandé un jour pourquoi je n’avais pas cherché à
aller plus loin dans ma vie professionnelle. Je ne t’avais pas répondu à l’époque,
mais j’ai l’impression que c’est chose faite ce soir. Quand je suis revenu de l’Altaï,
l’idée de carrière avait perdu toute signification pour moi. Ce qui comptait, c’était
uniquement d’aider les gens par mon travail. Depuis lors, chaque fois que je
vois un patient, je retrouve cette même sensation d’être à la fois chasseur et
victime. C’est une perspective qui marque mes relations professionnelles. Je
crois que cela fait de moi psychiatre un peu différent des autres et, je l’espère,
meilleur. »
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