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samedi 8 octobre 2016

Le récit d'Anatoli

Extrait du livre Entering the Circle, par Olga Kharitidi

.« Anatoli ne m’avait encore jamais parlé de l’Altaï et j’étais curieuse d’entendre ce qu’il avait à en dire.
- Bon, comme tu le sais, je suis chasseur. Pas seulement parce que symboliquement j’aime à débusquer le sens des choses, mais aussi littéralement : il m’arrive d’aller dans la taïga pour des parties de chasse. 
Ma grand-mère vit dans l’Altaï. Mais, comme il faut deux jours entiers pour atteindre son village, j’ai rarement l’occasion de lui rendre visite. Or, il y a un peu plus d’un an, j’ai décidé de prendre quelques jours de congé et d’aller chasser dans les environs de son village. J’ai pris mon meilleur fusil et je m’y suis rendu le cœur léger.
Quelques jours après mon arrivée au village, je suis sorti avec mon fusil. L’hiver avait pris fin et la neige avait en grande partie fondu, laissant derrière elle le tapis brun-jaune et humide que faisait l’herbe de l’année précédente. Bientôt, les jeunes pousses vertes du printemps allaient en sortir. La marche était aisée et je me suis enfoncé dans la forêt.
Je marchais dans un silence complet, à la fois détendu et absorbé par une méditation particulière. Je conservais toutefois les instincts aiguisés du chasseur. C’était exactement ce que j’avais espéré en venant là et je m’en réjouissais.
Un léger bruit sur ma droite a attiré mon attention. J’ai tourné la tête et je l’ai vue. Une magnifique jeune biche se tenait là, sous les arbres. Elle m’a paru quelque peu étrange et j’ai spontanément deviné qu’il faudrait m’y prendre de façon particulière pour l’abattre.
Elle restait là, à me regarder,  dans le silence. Elle ne faisait aucun mouvement,  mais je savais qu’elle n’était immobilisée ni par la surprise, ni par la peur. On aurait dit une statue. La grâce de son attitude, la beauté de ses formes suggéraient les plus grands chefs-d’œuvre de l’art. La moindre ligne de son corps était d’une élégance indicible.
Auparavant, j’avais considéré les animaux que je chassais sous un angle purement utilitaire. Ce n’était jamais à mes yeux qu’un gibier impersonnel : si je savais me montrer plus malin qu’eux et viser juste, ils finissaient sur ma table. J’ignore pourquoi je n’y voyais rien d’autre ; toujours est-il  que, jusqu’à ce jour, je n’avais jamais imaginé qu’une bête puisse receler tant de beauté.
Un instant, nos regards se sont croisés. Elle m’a regardé droit dans les yeux. J’ai perdu toute notion du temps. J’étais plongé dans les doux yeux noirs de la nature même. Puis il s’est passé en moi quelque chose d’étrange. Je me suis aperçu que c’étaient mes yeux qui me rendaient mon regard. Entre l’homme que j’étais et la biche, la frontière s’était évanouie et nous ne formions plus qu’un. J’étais devenu à la fois le chasseur et la proie. J’éprouvais un puissant sentiment de réalité et savais que ce n’était pas là un effet de mon imagination. Par tout mon être, depuis la moindre molécule jusqu’au tréfonds de mon âme, j’étais lié à cet animal. Alors ma maudite rationalité a cessé de peser sur moi. Je n’éprouvais plus le besoin continuel de tout expliqué par la logique, de tout traduire en symboles. J’ai connu un instant d’existence pure, concentrée.
Puis, sans même que je réfléchisse, ma main a armé le fusil. Ce mouvement s’inscrivait dans le même flot d’énergie qui me reliait à la biche. Il n’y avait là rien que de naturel et de juste car j’avais conscience des deux faces de ce qui se passait. Prêt à tuer, j’étais prêt aussi à être tué. Tout cela participait du même continuum, du même équilibre.
J’ai visé et pressé sur la détente d’un même mouvement. Tout d’abord, je n’ai rien entendu. J’ai seulement vu le superbe animal chanceler doucement, puis s’enfoncer. Chaque fraction de mouvement formait le motif d’une chorégraphie compliquée et parfaite en soi, comme une succession de photos magnifiques. En même temps je sentais que moi aussi je m’écroulais, que j’étais projeté hors de cette vie. Enfin ses yeux se sont fermés et le contact a été rompu.
C’est seulement à ce moment que j’ai entendu la détonation, ce son primordial de vie et de mort, et qu’un tonnerre a emplit l’espace autour de moi. J’ai levé les yeux vers le sommet des grands pins et ai regardé le ciel. Aussi incroyable que cela paraisse, il y avait un bel arc-en-ciel juste au-dessus de nous. C’était trop pour moi. Je me suis assis sur l’herbe morte et humide et je me suis mis à pleurer.
J’avais toujours cru être fort, et voilà que je sanglotais comme un enfant. Mes larmes étaient à la fois de douleur et de ravissement. Mon esprit comme mon corps étaient en état de choc. Je me sentais complètement transformé. C’est probablement le seul fait de ma vie consciente que je n’aie jamais tenté d’interpréter  ou d’expliquer.
Je suis rentré à Novossibirsk mais j’avais changé. Le sentiment que j’avais éprouvé à la mort de la biche, ce déchirement du cœur sous le coup d’une douleur sublime causée par le contact avec le monde qui m’entourait, tout cela faisait désormais partie de ma vie.
Tu m’as demandé un jour pourquoi je n’avais pas cherché à aller plus loin dans ma vie professionnelle. Je ne t’avais pas répondu à l’époque, mais j’ai l’impression que c’est chose faite ce soir. Quand je suis revenu de l’Altaï, l’idée de carrière avait perdu toute signification pour moi. Ce qui comptait, c’était uniquement d’aider les gens par mon travail. Depuis lors, chaque fois que je vois un patient, je retrouve cette même sensation d’être à la fois chasseur et victime. C’est une perspective qui marque mes relations professionnelles. Je crois que cela fait de moi psychiatre un peu différent des autres et, je l’espère, meilleur. »

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