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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

vendredi 14 octobre 2016

Shams de Tabriz ou les "quarante règles de la religion et de l'amour".

«  Cher Ella,

Votre lettre m’a trouvé alors que je m’apprêtais à quitter Amsterdam pour le Malawi. Je dois aller y prendre des photos des habitants d’un village. Si tout va bien, je serai de retour dans quatre jours. Puis-je le souhaiter ? Oui. Puis-je l’imposer ? Non !  Tout ce que je peux faire, c’est espérer vivre un jour de plus. Le reste n’’est pas entre mes mains. C’est ce que les soufis appellent le cinquième élément : le vide. Un élément divin inexplicable et incontrôlable que nous, êtres humains, ne pouvons comprendre, et dont pourtant nous devrions toujours être conscients.
Je ne crois pas qu’il soit bon de « suivre le courant », si par là vous voulez dire ne montrer ni intérêt ni implication dans le processus. Mais je crois au respect du cinquième élément.
J’ai passé un accord avec Dieu. Quand je suis devenu soufi, j’ai promis à Dieu De faire ma part aux mieux de mes capacités et de lui laisser le reste, et à lui seul.  J’accepte le fait que certaines choses soient au-delà de mes limites. Je n’en vois que des parties, comme des fragments d’un film qui flottent dans ma mémoire, mais le projet d’ensemble dépasse mon entendement.
Vous pensez que je suis pieux. Je ne le suis pas. Je suis spirituel. C’est différent. Il ne faut pas confondre religiosité et spiritualité, et le fossé entre les deux n’a jamais été aussi profond qu’aujourd’hui.
Savez-vous que Shams de Tabriz disait que le monde est un énorme chaudron et que quelque chose d’essentiel y cuit ? Nous ne savons pas encore quoi. Tout ce que nous faisons, sentons ou pensons est un ingrédient  de cette mixture. Nous devons nous demander ce que nous ajoutons au chaudron. Y ajoutons-nous du ressentiment, des animosités, de la violence ? Ou y ajoutons-nous de l’amour et de l’harmonie ?
Et vous, chère Ella ? Quels ingrédients pensez-vous ajouter au ragoût collectif de l’humanité ? Chaque fois que je pense à vous, l’ingrédient que j’ajoute, c’est un grand sourire. 
Aziz. »

Extrait du roman « Soufi, mon amour », d’Elif Shafak. 



Sur l'auteur:

Fille de diplomate, Elif Shafak est née à Strasbourg en 1971. Elle a passé son adolescence en Espagne avant de s'établir en Turquie. Après un doctorat en sciences politiques, elle a un temps enseigné aux Etats-Unis. Elle vit aujourd'hui à Istanbul. Internationalement reconnue, elle est notamment l'auteur de La bâtarde d'Istanbul, de Bonbon Palace et de Lait noirSoufi, mon amour est l'un des plus grands succès de librairie des dernières années en Turquie. (note de l'édition 10/18, 2011)

 Ce magnifique roman retrace la relation entre le poète Rûmi et le derviche Shams de Tabriz qui ont vécu au 13ème siècle. Ces deux sages, rebelles et libres, hérétiques à l’époque, ont noué des liens incroyablement forts, d’une amitié qui dépasse les conventions humaines.

Leur quête spirituelle respective, que la complémentarité des deux hommes permet de mener au plus près de la sagesse, les amènent à questionner leur égo qui est l’élément le plus entravant sur le chemin de la spiritualité appliquée, vivante, sincère, véritable et désintéressée. Pour cela ils vont tout perdre, ruiner toutes les apparences et les faux semblants, et tout gagner en retour, mais non sans souffrir de façon monumentale.

Outre cela, ce roman donne une lecture du Coran tout à fait magnifique, ouverte et profonde, mettant en relief l’étroitesse malheureuse des intégristes qui ne se contentent que d’une lecture superficielle du texte.

Le petit extrait que j’ai choisi ici vient d’une correspondance que deux personnages vivant à notre époque entretiennent, suite à la lecture d’un manuscrit relatant justement l’histoire belle et tragique de Shams et Rumi (histoire vraie). La vie de ces deux personnages va prendre un tourment inattendu, inspiré par le souffle de liberté et de vérité de l’histoire des deux anciens amis.
Shams, le derviche, l’ami du poète Rûmi, après avoir parcouru le monde, a établi quarante règles d’une profonde sagesse.

En voici quelques unes :

« Il y a plus de faux gourous et de faux maîtres dans ce monde qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers. Ne confonds pas les gens animés par un désir de pouvoir et égocentriques avec de vrais mentors. Un maître spirituel authentique n’attirera pas l’attention sur lui ou sur elle, et n’attendra de toi ni obéissance ni admiration inconditionnelle, mais t’aidera à apprécier et à admirer ton moi intérieur. Les vrais mentors sont aussi transparents que le verre. Ils laissent la lumière de Dieu les traverser. »

« La manière dont tu vois Dieu est le reflet direct de celle dont tu te vois. Si Dieu fait venir surtout de la peur et des reproches à l'esprit, cela signifie qu'il y a trop de peur et de culpabilité en nous. Si nous voyons Dieu plein d'amour et de compassion, c'est ainsi que nous sommes. »

« La voie de la vérité est un travail de cœur, pas de tête. Faites de votre cœur votre principal guide! Pas de votre esprit. Affrontez, défiez et dépassez votre nafs (égo) avec votre cœur. Connaitre votre ego vous conduira à la connaissance de Dieu. »

« Chaque lecteur comprend le Saint Coran à un niveau différent, parallèle à la profondeur de sa compréhension. Il y a quatre niveaux de discernement. Le premier est la signification apparente, et c'est celle dont la majorité des gens se contentent. Ensuite, c'est le niveau intérieur. Le troisième niveau est l'intérieur de l'intérieur. Le quatrième est si profond qu'on ne peut le mettre en mots. Il est donc condamné à rester indescriptible. »

« Est, Ouest, Sud, ou Nord, il n’y a pas de différence. Peu importe votre destination assurez-vous seulement de faire de chaque voyage un voyage intérieur. Si vous voyagez intérieurement, vous parcourez le monde entier et au-delà. »

« Les sages-femmes savent que lorsqu’il n’y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance De même pour qu’un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires. Comme l’argile doit subir une chaleur intense pour durcir, l’amour ne peut être perfectionné que dans la douleur. »

«  Tu peux étudier Dieu à travers toute chose et toute personne dans l'univers parce que Dieu n'est pas confiné dans une mosquée, une synagogue ou une église. Mais si tu as encore besoin de savoir précisément où Il réside, il n'y a qu'une place ou Le chercher : dans le cœur d'un amoureux sincère. »
« Ne tente pas de résister aux changements qui s’imposent à toi. Au contraire, laisse la vie continuer en toi. Et ne t’inquiète pas que ta vie soit sens dessus dessous. Comment sais –tu que le sens auquel tu es habitué est meilleur que celui à venir ? »

« Il est facile d’aimer le Dieu parfait, sans tache et infaillible qu’il est. Il est beaucoup plus difficile d’aimer nos frères humains avec leurs imperfections et leurs défauts. Sans aimer les créations de Dieu on ne peut sincèrement aimer Dieu. »

« La seule vraie crasse est celle qui emplit nos cœurs. Les autres se lavent. Il n’y a qu’une chose qu’on ne peut laver à l’eau pure : les taches de la haine et du fanatisme qui contaminent notre âme. On peut tenter de purifier son corps par l’abstinence et le jeune, mais seul l’amour purifiera le cœur. »

« Tout l’univers est contenu dans un seul être humain : toi. Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que tu aimes guère, y compris les gens que tu méprises ou détestes, est présent en toi à divers degrés. Ne cherche donc pas non plus ton Sheitan hors de toi. Le diable n’est pas une force extraordinaire qui t’attaque du dehors. C’est une voix ordinaire en toi. »

« Si tu veux changer la manière dont les autres te traitent, tu dois d’abord changer la manière dont tu te traites, Tant que tu n’apprends pas à aimer, pleinement et sincèrement, tu ne pourras jamais être aimée. Quand tu arriveras à ce stade, sois pourtant reconnaissante de chaque épine que les autres pourront jeter sur toi. C’est le signe que, bientôt, tu recevras une pluie de roses. »

« Ne te demande pas ou la route va te conduire. Concentre-toi sur le premier pas. C’est le plus difficile à faire. »

Voilà, il y en a quelques autres mais je ne vais pas toutes les reproduire ici sinon on dira de moi que je suis pieuse, ce qui est loin d’être le cas.

Pour finir, voici un petit poème, très court, qui résume en quelques mots, le fin mot de l’histoire. C’est Suleiman l’ivrogne qui déclame ces quelques vers du poète Omar Khayyam, haut et fort, au milieu d’une taverne moyenâgeuse et animée, après s’être fait vertement tancé par quelques intégristes en quête de bagarre :

« Bois ! Car tu ne sais pas d’où tu viens ni pourquoi ;
Bois ! Car tu ne sais pas pourquoi tu avances ni vers où. »


Ce roman, best seller en Turquie et bien ailleurs, éclaire ce qu’est l’amour au sens le plus élevé. J’en conseille vivement la lecture.

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