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vendredi 11 septembre 2015

Coup de Tabac

Témoignage sur ma première purge de tabac.

Septembre 2015.

On avait rendez-vous à 17h dans un petit village des Bauges où un wigwam avait été installé. Il s’agit d’un habitat inuit ressemblant à un igloo en toile avec une armature en bois. Plus loin, une yourte, un bain norvégien, des toilettes sèches, des étangs de poissons, vergers et potagers, le tout entouré de montagnes. On était 10 participants à jeun, en plus de la chamane et de son assistant. La cérémonie a duré environ quatre heures. La moyenne d’âge était de 40-45 ans, tous d’un profil assez uniforme : clowns d’hôpitaux, naturopathes, profs de musique en milieu associatif, kiné, sensibilisés à l’écologie.
Alors que s’est-il passé, qu’est-ce que c’était que ce coup de tabac… Comme je te l’ai dit, ce qu’on appelle la purge au jus de tabac est le tout premier pas à franchir pour entrer dans la « médecine traditionnelle amazonienne ». Il n’y a pas de trip mystico-hallucinogène là-dedans. Il ne s’agit pas de rechercher des sensations, des révélations, des connections, etc, comme moi-même je l’imaginais par méconnaissance et que je n’ai d’ailleurs jamais recherché.
En début de cérémonie, la chamane explique brièvement ce qui va se passer. Nous sommes en cercle, elle va ouvrir le rituel, appeler le chant du tabac sur la décoction, puis nous aurons ensuite à boire rapidement un bro d’un litre et demi d’eau tiède dans lequel seront dilués environ 20cl de pur jus de tabac. S’ensuivront deux autres bro d’eau chaude, à boire rapidement également – le tout entre 30 et 45 minutes- entrecoupé de vomissements puisque le liquide est purgatif et que les trois litres d’eau chaude n’ont rien de très agréables. Un grand seau a été gentiment déposé devant chacun des participants. Elle chantera pendant ce temps, fera ce qu’elle aura à faire, puis prendra certaines personnes au centre du cercle pour leur faire un soin si elle en sent le besoin. Enfin, elle clôturera la cérémonie.
Voilà la description pratique du coup de tabac et je conçois tout à fait qu’à ce stade, rien ne séduise dans l’affaire. Alors où est l’intérêt ? Bah il est ailleurs.
La spiritualité qui entoure les pratiques chamaniques me parle énormément. Le tabac, le vrai, le pur, le brun, celui qui ressemble à celui dont on se sert pour faire des cigares, est la plante la plus utilisée par les tribus. Elle est associée à une figure paternelle. Je ne rentre pas dans les détails de cette spiritualité mais ce qui est important, c’est que la vision de la médecine chamanique, ou du soin du corps, repose sur l’idée de confrontation. Vouloir se confronter à ses problèmes, ses maux, ses peurs, lâcher prise. C’est une médecine coup de poing si tu veux, issue d’une longue tradition guerrière. On n’y va pas par quatre chemins, timidement ou à moitié, non, on y va franchement, et ça ça me plait bien. En gros, aie le courage de boire cet immonde breuvage noir, de le noyer sous 3 litres de flotte, de tout dégueuler, et de voire ce qui se passe.
Dans notre culture on a tendance à se précipiter chez le médecin dès le moindre symptôme de fièvre pour qu’il nous prescrive un truc qui la fera tomber dans l’heure. On fuit la douleur en général, ce que je peux comprendre, mais on fuit aussi certaines douleurs que nous aurions besoin d’affronter. On ne peut pas « tout avoir » sans rien faire (et je ne parle absolument pas d’avoir des choses matérielles mais plus d’avoir la santé, un esprit sain, etc) Rien ne se fait sans effort. Manger sainement est un effort, faire de l’exercice est un effort, prendre un livre au lieu d’allumer la télé est un effort, tout ce qui a de la valeur n’a de valeur que parce qu’il y a un sain effort fait en amont. Les machines, la chimie, l’argent ne procure pas de valeur, ne confère pas aux choses le sens que seul l’effort donne. Les machines, la technique, etc, facilitent énormément de choses, mais la facilitation
du quotidien ressemble plus à un fléau des temps moderne caché dans le cheval de Troie du « progrès », qu’à un véritable progrès.
Revenons-en à notre rituel. La chamane explique qu’on ne vénère pas les plantes parce qu’elles seraient douées de forces magiques et d’esprit divin ou je ne sais quoi de farfelu, non, il s’agit en fait d’une collaboration humains – nature. On utilise les plantes dans un grand respect et toujours à bon escient. L’intention du « preneur » qui va ingurgiter, la connaissance du chamane en terme de choix de la plante et de son dosage, en terme de chants, sont déterminants dans le rituel. L’intention du « preneur » n’est pas recevable si c’est juste de la curiosité ou, pire, l’envie d’un trip. Bref. De même, chaque chamane doit s’inscrire dans une tradition. Tradition chrétienne, celtique, etc. Elle nous précise que dans son cas à elle, la tradition est chrétienne, qu’il y a des prières adressées à Marie, etc, mais qu’en aucun cas cela n’implique de la part des participants qu’ils doivent adhérer à une croyance quelconque. Le rite est profondément acultuel, c’est même là un principe fondamental. Toutes les croyances, religions et spiritualités sont acceptées.
Juste un mot sur la chamane : quand elle est arrivée sur le lieu du rituel avant qu’il ne commence, elle avait l’air d’une femme normale, la soixantaine, souriante, discrète, fraîche et joviale. Par contre, une fois sous le wigwam, vêtue de blanc, concentrée, entourée de fioles et de grigris, elle avait un air terrifiant au point que je peux dire qu’elle était alors la femme la plus laide que j’ai jamais vue. Son visage était d’une sévérité inimitable, ses rides exacerbées, dégageant une froideur la rendant intouchable et pourtant très douce dans ses paroles, nous regardant droit dans les yeux, un à un, avec la plus grande bienveillance. Par la présence qu’elle imposait, j’ai cru voir une femme capable de se battre d’égal à égal avec les forces de l’univers.
Quand elle a entamé le premier chant « Tabaquero, tabaquerito, ensename a curar… Cura mi cuerpecito, mi mentecita, » etc, pendant près de cinq minutes, j’ai eu les larmes aux yeux. Je voyais cette femme blanche, laide et vieille, forte et inébranlable invoquer avec le plus grand des respects, la plus courbée des humilités le pouvoir curatif du tabac. Les brocs de jus noir distribués à chacun, elle dit simplement : « allez-y, vous pouvez boire ». Là, il n’était plus question de réfléchir et dans un geste commun, on a tous porté le pot à la bouche. En ce qui me concerne, juste ce geste, celui d’approcher le broc de mon visage, a constitué l’acte de foi le plus marquant de toute ma vie. Foi dans une tradition millénaire, foi dans ma propre confiance en la nature, foi en une connaissance que je n’ai pas, foi dans son chant, et puis j’ai bu, bu, bu et tout bu. Elle continuait à chanter d’une voix claire et posée ces mêmes paroles de remerciement, d’humilité, de reconnaissance, des chants qui parle d’eau, de soleil, de vent, de cœur, d’esprit.
L’expérience n’a pas été douloureuse. Pas de tord-boyaux, de malaises ou quoi que ce soit. Le premier broc avec le jus était dégueulasse mais supportable. L’impression de boire un peu un cendrier, la plante grattant la gorge et piquant la langue. Il ne se passe pas longtemps avant de commencer à rendre le trop plein. Une fois le procédé arrivé à son terme, une espèce de vide se fait dans le corps et pas qu’au sens propre. On se sent posés, assis sur son postérieur, confortablement, pleinement installés, entièrement présents et calmes. Il ne se passe absolument rien dans la tête, on ne va nulle part, pour le dire autrement. On est là, on voit ce qui se passe. La chamane fume ses cigarettes d’un centimètre de diamètre dont elle crache la fumée sans l’avaler. On se sent bien. Le vide créé engendre une plénitude. La chamane a pris trois personnes successivement au centre pour leur faire un soin individuel, puis elle a clôturé le rituel par un chant de gratitude.
Le rituel implique que pendant trois jours on poursuive la diète ( pas d’alcool, viande, graisse, sucre, etc) pour bénéficier au mieux des effets de la purge. Perso, je sens une différence que je ne peux pas associer pleinement à un effet placebo. Je me sens bien, mais pas « bien » comme d’habitude. Je me sens plus présente, plus incarnée dans mon corps, je ressens plus de joie et d’apaisement juste ici, au niveau du plexus solaire, comme tu peux voir. Je me sens un peu plus combattante, moins tourmentée et moins dans les nuages tout en étant toujours aussi folle, bien sûr. Je me sens « plus au monde ». Sensations étranges que j’avais déjà commencé à ressentir après ma séance chez la magnétiseuse il y a six mois (magnétiseuse qui n’a rien à voir avec la chamane qu’elle ne connait ni d’Eve ni d’Adam).
Voilà, il faut un minimum d’ouverture d’esprit pour envisager ces choses qui sont tellement éloignées, à tort, de notre mode de vie. Evidemment, en période de crise existentielle globalisée, les charlatans abusent à foison du besoin de sens des gens. C’est bien dommage mais inévitable puisqu’il y a du profit à se faire au crédit de la crédulité. Dommage car c’est un véritable apport de sens que de découvrir cet autre rapport au monde.
Je pense avoir fait le tour du rituel, comme un indien à cloche-pied autour d’un feu de camp, la plume au fusil, comme d’habitude.

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