A la Une

Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 4 novembre 2015

Pour l'amour du Nez.

"Je ne sais plus ce que je voulais dire. C’est là, je l’ai sur le bout de la langue, mais ça ne vient pas. J’ai oublié. Pourtant, la sensation est forte. Je veux dire, c’est là, très présent, tout en moi, mais je ne sais plus ce que c’est. C’était important j’en suis sûre et vous allez m’en vouloir de ne pas me souvenir. Je m’en veux déjà… Je ne sais pas. C’était … drôle. Inhabituel. Il y avait de la couleur. Des fleurs peut-être. Ou plutôt des petites formes colorées et bariolées qu’on aurait prises pour des fleurs.

Aubergine. La couleur. Et des petites tâches vertes, roses, bleues.  Je ne sais pas où elles étaient ces fleurs, mais je les ai vues. Il y en avait beaucoup et elles bougeaient. Comme s’il y avait du vent. Une brise légère. Elles étaient drôles. Vivaces. Je crois même qu’elles avaient une odeur sucrée alors que ce n’était pas des fleurs mais des formes, comme je vous l’ai dit. Des formes sur un rideau, ou un manteau ? Je ne sais plus, mais ça bougeait. Vous ne les avez pas vues vous, ces fleurs ? C’est fou. Moi, je trouve cela fou.

Un nez…  Il y avait un énorme nez ! Je le vois ! Il était sous mes yeux ! Un nez… très très rouge, très très gros. Tout rond. Attendez… Il y avait des petits yeux noirs au-dessus… Si, je les revois ! Deux petits yeux rieurs. Coquins. Quelle impertinence ! Ils m’ont parlé, je vous jure qu’ils m’ont parlé. Je ne sais plus ce qu’ils m’ont dit, mais ils m’ont parlé. Ils connaissaient mes secrets.  Ils sont venus dans mon jardin comme s’ils étaient chez eux. Bah je les ai accueillis, vu qu’ils semblaient connaître l’endroit. Ils faisaient un sacré boucan mais j’ai laissé faire. Bah oui ! Mon jardin adorait alors j’allais pas les bouter hors de chez moi, pas les petits yeux rieurs, pas le nez, vous êtes fou ! Ah ben non, le nez, je le veux !  

Mon gros nez rouge dans le jardin, des petites fleurs sur le rideau, ou le manteau, avec de gros souliers plein de terre. Il a un peu sali le gazon car il faisait n’importe quoi,- il marchait sur les murs, dansait la carmagnole, faisait du patinage-  mais à mon âge, on laisse faire ! Ce n’est pas une plate-bande malmenée qui va me contrarier !  Au contraire ! Mon jardin, il est bien mieux comme ça. Dites, vous pensez qu’il va revenir ? Le nez, le gros nez rouge… Vous pensez qu’il va revenir ?

Vous savez, j’ai peu de visite là où je vis désormais. Il est difficile de me trouver. Je suis souvent absente et même si je laisse la porte ouverte, rares sont ceux qui osent entrer. Mais ce gros nez, il ose. Il entre, et tant mieux si ses gros souliers font du raffut ! C’est comme ça qu’il me trouve.

Oh ! Le nez, il m’a chanté une chanson !  Les notes… La, lalala,lala… Vous connaissez ? « Ce n’est pas un Apollon, mon Jules, il n’est pas taillé comme un Hercule ». Qu’est-ce que c’était bon ! Taper dans les mains, chanter fort... Et j’ai dansé. Oui, j’ai dansé avec mon nez. Dans les bras d’un bel Hercule, mon grand gaillard. Et les petites fleurs tournaient autour. Les petits yeux noirs m’encourageaient et je dansais comme une pucelle ! Oh, ça va, vous en avez vu d’autre.

Attendez… Il y a autre chose. C’est pas fini… j’ai oublié… quelque chose. Le Nez… il est tout près. Tellement près qu’il est encore plus rond et plus rouge.
Ma main. Un frisson. Pourtant il ne fait pas froid. Chez moi il fait toujours bien chaud, vous pouvez me croire. Ma main. On me tient la main. Ma vieille main rigidifiée par l’arthrose. Une main qu’on ne touche plus, devenue inutile et déjà enterrée, si vous me permettez… On me tient la main et elle reprend vie ! Si ! Regardez ! … Avec quelle agilité je bouge mes doigts ! Quelque chose lui redonne sa souplesse. Sa jeunesse. Je peux serrer la main de mon nez. Comme cela me fait plaisir ! Et comme c’est doux…

Oooh ! Excusez-moi… Donnez-moi un instant…  Voilà que je suis toute rouge… Il m’a fait un bisou ! Le nez, ici, vous ne voyez pas ? Sur ma joue… Là,  je le sens encore. Il y est forcément, regardez bien. Il n’a pas pu aller bien loin. Si ? Vous le voyez ? Bon, tant mieux, vous me rassurez. Il est là, je le sens, chaud, mou et tout doux ! Vous en avez eu un vous aussi ? Ah parce que moi je ne vous donnerai pas le mien… Comment ? Vous n’en avez pas eu ? Alors il faut que je vous donne le mien, il vous en faut un, vous devez en avoir un. Ah, vous en avez eu un ? Tant mieux, vous m’avez fait peur. On ne plaisante pas avec les bisous du nez. Ils sont précieux. Approchez, approchez donc votre oreille que je vous dise un secret : ces bisous, les bisous du nez, ils sont magiques. Si ! C’est un ballon de soleil qui passe par la joue et descend dans le cœur. Là, ils gonflent, gonflent, gonflent dans la poitrine et vous font flotter comme sur un nuage. Vous comprenez ? Ils sont magiques. Ce ne sont pas des bisous secs et de circonstances, comme vous m’en faites, vous, à l’occasion, mais ce n’est pas de votre faute, vous n’avez pas de nez. Non, ce sont des vrais bisous, très chargés. Ils croulent sous leur chargement. Mais ils arrivent jusqu’à ma joue et y libèrent leur contenu magique. Et je flotte.

Dites, vous pensez qu’il va revenir ? Le nez, le gros nez rouge ?"

Cet article est inspiré d’une journée d’observation de l’intervention des Clowns Plumo et Rosalie à l’EHPAD « Les Terrasses de Reinach », auprès de résidents atteints de la maladie d’Alzheimer.


Les clowns Rosalie et Plumo étaient attendus. Les résidents atteints de la maladie d’Alzeimher ne se souviennent peut-être pas de grand-chose, mais à chaque fois que les clowns viennent leur rendre visite, ils en gardent une trace, quelque part, très profondément enfouie. Les visages s’illuminent, quelques sourires se fendent, des corps se lèvent de leur fauteuil. Tien, Rosalie vient de chuter. Elle ne tient pas debout ! Elle se cogne aux portes. Le vieux Jacques essaie de la soulever mais elle glisse sur le sol ! Quelle chipie. Plumo s’indigne. Il abandonne. Elle préfère les mains fortes du vieux Jacques. Alors il sort sa guitare et entame un air mélancolique. Jeanne reconnaît les premières notes et commence à chanter. Emilienne se lève et fait quelques pas de valses. Julie, l’aide-soignante, la rejoint et toutes deux tournent au milieu de la pièce.

C’est la simplicité et la spontanéité du Nez qui trouvent chez les résidents un écho rare. Il n’y a plus de place pour l’inhibition dans cette pièce. Ce qui est ressenti est exprimé. On ne réfléchit pas, on est. On nez ! 

Plus tard, Plumo et Rosalie entrent dans la chambre de Georgette. Elle ne sort quasiment pas depuis plusieurs jours, d'après Julie qui, un peu plus tôt, dansait avec Emilienne. "Elle est grognon... alors si vous n'avez pas peur de vous faire jeter, allez-y." précise-t-elle avec complicité.

Toc toc toc.
Entrez… dit une petite voix.
-Bonjour Georgette ! C’est nous !
Et Plumo d’entamer un petit riff enjoué à la guitare. Et Rosalie d’entrer en se dandinant. De suite, Georgette tape dans les mains et sourit, étendue sur son lit. Rosalie s’allonge sans ménagement à ses côtés, tapant dans ses mains au rythme de Georgette. C’est parti pour une bonne demie heure de blague. En toute impertinence et dans une douce familiarité, on se moque, on se taquine, on chante et on rigole.En prime, on aura droit à un petit tour de magie vraiment bluffant.

Georgette, c’est ma maman, c’est ma grand-mère, c’est la tienne, c’est la sienne. Quand cette petite dame voutée  prend Rosalie dans ses bras, ce sont tous les petits vieux qui la prennent dans leurs bras. Et moi, cela me réchauffe le cœur.

A la fin de la journée, après plus de quatre heures de clownerie intense, nos deux zigotos barbouillés sont épuisés. Ils ont tout donné. L'énergie dispensée à être à l'écoute tant des patients, du confrère que de soi-même, les a rincés. Mais quelle satisfaction ont -ils! Monsieur Durand, totalemnt invalide dans son fauteuil roulant, a serré la main de Plumo. Il y avait de la lumière dans son regard autrement éteint.On se repasse les petits moments de grâce de la journée et on se dit, en son for intérieur, quel beau métier je fais.

Plumo et Rosalie sont des clowns qui interviennent auprès d’un public particulier. Les malades d’Alzeimher mais aussi les enfants et les adultes handicapés mentaux.
Ce public ne réagit pas aux choses dites normales du quotidien. Il faut aller les «  chercher », les rencontrer dans un endroit bien spécifique, où vous et moi avons du mal à aller. Je ne parle pas d’un institut dont on trouverait l’adresse dans les pages jaunes et dont on rechignerait à pousser la porte, non. Je parle d’un endroit dans l’esprit, dans la conscience. Un endroit qui nous semble loin, dangereux et inaccessible, à nous, mais dont certains connaissent le chemin : les clowns.
Vous pensez que ces derniers gesticulent en grand fracas juste pour animer l’ambiance ? Eh bien vous vous trompez.

Les malades d’Alzeimher et les handicapés forment un public insensible à la niaiserie et aux bons sentiments. La superficialité d’une bonne intention entachée d’un « mal-à-l’aise » ne les touche pas.Il faut autre chose.

Le clown sait être exactement et intégralement dans le présent. Cette chose qui nous échappe et après laquelle on court. Etre dans le présent, y être pleinement, comme n’importe quel gamin sait l’être aussi, c’est ce que fait le clown. C’est aussi tout ce qui reste à un malade d’Alzeimher ou à une personne au comportement psychique différent. Le clown est désinhibé, spontané, impertinent, impoli, provocateur, et généreux, émerveillé, tendre, câlin, tactile, aimant sans condition et égal à lui-même en toutes conditions, traitant son prochain  quel que soit son état,  avec le même amour un peu taquin et la même familiarité réconfortante. Le clown est vrai au plus profond de son être et c’est cela qui fait de lui un être indispensable dans le quotidien de tout un chacun, aussi bien auprès des vieux que des jeunes, des valides que des invalides. Il dit des conneries, ne prend pas grand-chose au sérieux, semble ne pas respecter les bons usages de la respectabilité qui nous honore, et c’est tant mieux. Ca fait du bien. Le clown est aussi humblement vrai qu’on souhaiterait l’être. C’est en cet endroit, cette vérité de l’être, qu’il touche l’autre, aussi loin soit-il.


Alors Vive le gros nez rouge !

4 commentaires:

  1. Réponses
    1. Votre texte sonne très juste, il y a un territoire secret où l'on peut se rencontrer sans maquillage !!! paradoxe du clown ! mais sans être clown aussi on peut suivre ce tout petit ruisseau pétillant de l'instant âme à âme sans "bons sentiments". Merci pour votre très beau récit. Claire Avril

      Supprimer