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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

jeudi 5 mars 2015

A la recherche du Paradigme

Cet article fait suite à "On ira tous au Paradigme!"


Nous avons pris l’habitude de soigner les symptômes plus que de soigner le mal. Il en va ainsi en médecine par exemple. Quand on tombe malade, qu’il s’agisse d’une maladie de type chronique, d’une maladie digestive, ou bien une maladie des articulations, même une dépression, on soigne les manifestations de ces dernières à l’aide de médicaments. On calme la douleur. Mais on se doute que la maladie ne surgit pas de nulle part. C’est souvent le stress et notre mode de vie, notre alimentation et notre sédentarité qui sont à l’origine des maux qui nous accablent. 

A une autre échelle, celle de la société française ou plus largement celle de la société occidentale par exemple, il existe aussi de nombreux maux qui sont symptomatiques d’un mal que l’on peine à identifier. Il est d’ailleurs probable que les causes des maux qui font souffrir notre corps soient proches des maux qui font souffrir la société ( rythme de vie des citoyens, alimentation industrialisée de masse, sédentarité, etc…) Le point à souligner, c’est cette tendance que nous avons à soigner, partout, les symptômes. On pense qu’à force de soigner ces derniers, de les faire disparaître, on soigne le mal. On éteint le signal d’alarme et parce qu’on ne l’entend plus, on considère que ce qui a déclenché l’alarme a disparu. Pourtant, si l’on fait l’effort d’être honnête, on sait qu’on ne touche pas le cœur du problème en modifiant ses manifestations. Mais c’est comme si nous avions peur d’aller voir ce qui se cache derrière les symptômes. Alors on se rassure hâtivement en se disant que si la douleur a disparu, c’est que les causes qui l’on amenée sont elles aussi parties. Ces causes sont en fait simplement enfouies, niées, négligées. On ne veut pas les voir car elles semblent être incurables. Trop profondes. Tellement liées à notre système, à notre société, à notre nature humaine, qu’on n’imagine pas qu’il soit possible d’y toucher. On sent qu’on a à faire à un problème de taille incommensurable aux aspects très nombreux et imbriqués, et dont on ose péniblement s’approcher.

On parle volontiers de « crise totale », tant on ne saurait dire si cette « crise » est davantage économique, politique, sociale, ou idéologique, écologique… Ou bien si elle a d’abord été économique puis sociale, etc. On peut parler d’une crise de civilisation, comme si notre civilisation affrontait ses propres limites, ce qui est probablement le cas. Toujours est-il que cet imbroglio problématique à visage de crise généralisée semble d’une complexité inextricable. On peine à identifier les causes profondes qui ont conduit à la situation actuelle. Or les défis qui nous attendent ne pourront être relevés, dans le meilleur des cas, que si parvenons à voir un peu plus clair dans ce qui nous arrive. 
D’après les scientifiques, biologistes, géologues, climatologues, il serait 23h57 sur l’horloge de l’humanité, soit 3 minutes avant le tombé de rideaux. C’est dire l’urgence qu’il y a à « faire quelque chose ». 

Voici les étapes de la réflexion que je vous propose ici. Tout d’abord, il s’agira d’expliquer ce qu’est un paradigme. Comment le mettre en évidence ? Pis, comment changer de paradigme ? Ensuite, je proposerai les trois lames de fond qui me semblent être déterminantes dans le rapport qu’entretient la culture occidentale avec la nature. Bien que les trois lames se nourrissent mutuellement les unes des autres, on peut les distinguer chronologiquement pour clarifier la démonstration. De la plus « récente » à la plus ancienne, nous aurons ainsi le Capitalisme (apparu au long des 17ème et 18ème siècle), le Matérialisme (antiquité grecque), La Rationalité ( et la dualité corps/esprit, thème qui jalonne toute l'histoire de la pensée). 
On regardera ces trois lignes paradigmatiques et on constatera qu’elles ne sont pas universelles, inéluctables ou incontournables. Bien au contraire. Au passage, nous aborderons les questions de consommation de masse et information de masse, de servitude volontaire et de souveraineté populaire, donc de démocratie, et nous constaterons que le détenteur de toute puissance n’a jamais cessé d’être le peuple. Nous aborderons aussi les questions de dématérialisation, de transhumanisme, pour voir jusqu'où nous pousse l’image que nous nous faisons de notre condition, puis nous nous attarderons sur une petite critique de la raison qui nous amènera à remettre en cause le postulat de la supériorité de l’homme au sein du règne animal et sur la nature en général. Non pas pour rabaisser l’homme à l’état de bête inepte, mais au contraire, pour faire de notre « exceptionnalité » une faculté présente partout dans la nature.

*

Que l’on ait fait des erreurs par le passé dans nos choix collectifs de société, en pensant bien faire à priori, n’est pas condamnable. On peut tous, toujours, se tromper. Ce qui est inadmissible, c’est de savoir que notre mode de vie épuise la planète, nous tuant le plus sûrement possible, et persévérer dans l’erreur. 

Il est vrai que lorsqu’on naît, qu’on on arrive dans une société donnée, c’est un peu comme si on débarquait au milieu d’une partie de cartes. On se retrouve très rapidement avec un éventail de cartes à jouer en main. On découvre progressivement notre éventail, puis on apprend peu à peu les règles du jeu auquel on joue, et enfin on y joue. Bien qu’on n’ait pas choisit le jeu et qu’on ne sache pas s’il existe d’autres jeux auxquels jouer, on ne peut que continuer la partie qui a été commencée bien avant notre arrivée. La société ne nous a pas attendus pour être ce qu’elle est. Travail, argent, consommation, loisirs, famille. Un petit jeu qui rempli notre existence et qui permet de supporter des choses difficiles (la mort, le désespoir, la solitude par exemple). Un petit jeu auquel on ne pourra plus jouer bien longtemps d’après ce que nous disent les études scientifiques. Il est possible et sans doute nécessaire de replier l’éventail de cartes que nous avons en mains, de le poser sur la table et de croiser les bras en se demandant s’il est bon de continuer à jouer à un jeu dont les règles, si elles ont semblé ingénieuses à une époque, mènent aujourd’hui inéluctablement à une défaite générale. Il est donc temps de regarder ce qui se passe, d’essayer de comprendre, de changer les règles et pour ce faire, il convient de trouver les grandes lignes directrices du paradigme qui façonne notre rapport au monde.

Un « changement de paradigme », un changement de société est nécessaire, d’après Pierre Rabhi. Il n’est sûrement pas le seul penseur à avoir trouvé cette idée mais il est de ceux qui insistent sur l’importance d’un tel changement. Cependant, pour changer de paradigme, il faut comprendre celui sur lequel nous reposons et que nous voulons modifier. Un changement de paradigme, c’est quelque chose d’assez compliqué. Pour commencer, voyons ce qu’est un « paradigme ».

Un paradigme, c’est comme une paire de lunettes. On la chausse sur notre nez et on regarde à travers. On voit ainsi « nettement » ce qui nous entoure, on voit le monde tel qu’il est, semble-t-il. Et nous pouvons plus aisément interagir avec ce monde puisque nous le distinguons de manière « claire ». Un paradigme c’est comme un filtre inconscient qui structure la luminosité d’un paysage. Par exemple, il peut fait ressortir certains reliefs d’un paysage et masquer les vallées, ou bien encore il peut colorer toute la réalité de nuances violettes si bien que nous ne pouvons pas voir d’autres couleurs, ni savoir qu’elles existent. Un paradigme est comme un filtre qui nous fait voir certaines choses mais nous en cache d’autres. Un paradigme, c’est une manière intuitive et intériorisée de voir le monde. C’est un ensemble de principes tellement enfouis dans notre culture, dans notre tête, qu’on ne sent même plus qu’ils existent et qu’ils façonnent notre vision des choses. Ces principes remontent, pour la plupart, à près de 3000 ans en occident, près de 5000 ans en Asie, et chaque grande aire culturelle a ses propres paradigmes. Mais toujours et partout on peine à les mettre en évidence. Ils remontent très difficilement à la surface de la conscience – aussi bien de la conscience collective que de la conscience individuelle. Alors imaginez : changer de paradigme quand on ne sait pas très bien sur quel paradigme on repose ! C’est compliqué… Bien heureusement, on dispose de plusieurs « mots-clés » qui nous éclairent sur notre paradigme parce qu’on y réfléchit de temps en temps : matérialisme, rationalité, individus, libéralisme, utilitarisme, richesse, confort matériel, etc… On sent bien que ces principes sont davantage propres à notre civilisation occidentale qu’à une autre civilisation (africaine, asiatique), et donc qu’ils ne sont pas universels (bien qu'on ait longtemps cru et souhaité qu'ils le soient). Cependant, on est attaché à ces valeurs et on ne saurait pas vivre sans elles. On a aussi l’impression que notre civilisation est ce qu’elle est parce qu’elle a simplement progressé à partir de ce qu’elle était, que nous sommes dans une continuité logique, normale, dans une perspective évolutionniste depuis 300 ans, depuis 600 ans, depuis 2000 ans. Nous avons avancé. Certes, nous avons avancé, mais avec les lunettes que je mentionnais plus haut bien fichées sur le nez.

Mettre en évidence un paradigme, c’est comme si on cherchait à analyser notre manière d’analyser, sans utiliser notre manière d’analyser. On peut imaginer un chercheur qui aurait l’œil rivé sur son microscope et qui voudrait non pas regarder à travers la lentille un échantillon minuscule, mais qui voudrait regarder le microscope tout en gardant l’œil collé dessus. C’est comme vouloir regarder ses lunettes de loin tout en les gardant sur le nez. On voit que l’affaire n’est pas mince. Mais elle n’est pas impossible. Reprenons notre métaphore de la paire de lunettes. Quand on regarde à travers ses lunettes, on focalise notre regard à travers les verres bien devant soi, au centre de la monture. On ne regarde pas trop dans les coins car ceux-ci échappent à la correction, ils sont flous, ils sont hors-cadre. On préférera tourner l’ensemble du visage – et avec un peu de chance les lunettes adroitement posées dessus devraient suivre le mouvement - pour qu’un coin qui était flou devienne le centre de notre champ de vision, à travers nos verres. Eh bien ces coins flous qui n’entrent pas dans notre champ de vision clair et familier, sont comme les événements et les phénomènes qui se produisent dans notre société et que nous peinons à interpréter. Il peut s’agir de milles petites choses qui échappent à la préhension rationnelle, des choses que des théories sociologiques ou scientifiques ne parviennent pas à incorporer dans leur corpus. Chercher à interpréter des événements, c’est ajuster notre paire de lunettes. Mais il reste toujours des zones floues. C’est à partir de celles-ci que l’on peut envisager de regarder autrement. Si l’on accepte qu’une zone reste floue, si on accepte de la regarder du coin de l’œil quitte à plisser celui-ci, on peut voir des formes bizarres, des couleurs étranges, des sensations ineffables, des choses nouvelles qu’on ne saurait définir. L’imagination entre en jeu. On est dans un processus bien moins rationnel et bien plus artistique. Déjà, accepter de regarder du coin de l’œil une zone floue est un changement de paradigme.

Prenons la question du changement climatique. Il s’agit d’un symptôme tel que j’en parlais au tout début de ce papier. Il s’agit aussi d’un ensemble de phénomènes sur lesquels nous ne sommes pas tous d’accord. Sommes-nous responsables du réchauffement climatique ? Est-il aussi dangereux qu’on le dit ? Nous ne pouvons pas piller la terre de ses richesses en toute impunité? Certains doutent que l'homme soit en effet responsable en grande partie de ce problème et certains nient totalement  l'urgence du problème. Pourtant ce symptôme est très réel. Mais il contredit très violemment notre mode de fonctionnement si bien que beaucoup préfèrent nier le symptôme plutôt que d’embrasser le problème dont il émane. Soit. La question du changement climatique (extinctions de milliers d’espèces animales, déforestation, réchauffement, épuisement des ressources, stérilisation des sols…) nous fait caqueter si bien que nos lunettes en tremblotent. Et c’est tant mieux car nos lunettes ne nous ont pas fait voir distinctement le mur vers lequel nous fonçons. C’est exactement parce que nos lunettes ne tiennent plus bien en place que les penseurs avertis comme Pierre Rabhi dont je parlais tout à l’heure nous invitent à un changement de paradigme.

Ce qui fait peur, dans un premier temps, quand il s’agit de « changer de paradigme » c’est qu’on ne sait pas comment voir le monde autrement que tel qu’on le voit. On ne sait pas s’il est possible de fonctionner autrement. Et si oui, on a peur que ce soit moins bien. On a peur de perdre en confort, en bien-être, par exemple. Si toutefois on peut affirmer que nous vivons dans le confort et le bien-être. Il y a donc une tentation nihiliste : si notre mode de vie est mauvais, alors rien n’est à garder. Tout est foutu. Et on entend beaucoup de discours qui s’entrechoquent sur un ton catastrophiste et apocalyptique. Qu’ils soient légitimes ou pertinents, ces commentaires ne sont pas productifs. Ce n’est pas parce que les choses ne peuvent plus être telles qu’on les a connues qu’elles ne peuvent pas être « autres ». Il ne s’agit pas de tout balayer d’un revers de main contrarié et de chercher à revenir en arrière. On ne revient jamais en arrière. Par contre, il est évident que toute « situation présente » est toujours inédite. Jamais une crise n’est identique à une autre. La situation dans laquelle nous nous trouvons n’a pas de solutions ailleurs ou de solutions passées. Ce n’est pas non plus parce que 2000 ans ont façonné notre manière de voir que celle-ci est sacrée, juste et légitime. Comme si 2000 ans de processus garantissaient celui-ci contre l’erreur. Deux millénaires c’est peu à l’échelle d’une civilisation. Mais comme il s’agit de la nôtre, nous la chérissons et voulons la préserver dans son état, en corrigeant tant bien que mal ses aspects négatifs (pauvreté, dépression, maladie, ruine des écosystèmes…). Ca ne suffit pas. Les aspects négatifs ne sont pas périphériques, ils sont centraux et demandent à être regardés en face : est-ce qu’on veut sauver notre maison ou bien notre peau ? Est-ce qu’on veut sauver notre mode de vie ou notre vie ? Quand on pose la question de manière aussi radicale, la réponse ne fait pas de doute (j’espère), et je crois que la question mérite d’être posée en termes radicaux. C’est ainsi qu’on bouscule certains principes, c’est ainsi qu’on fait tomber quelques certitudes, c’est ainsi qu’on met en évidence les traits de notre paradigme.

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