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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mercredi 9 mars 2016

L'échelle

Voici un texte tiré d'un ouvrage de fiction que je suis en train de rédiger. C'est une digression qui ne fera pas partie du texte final, donc je le propose ici.Il s'agit d'une discussion philosophique entre un vieil homme étrange, Javolén, ( un transpasseur qui voyage entre plusieurs dimensions) et le personnage principal, Samuel, jeune père de famille.

L'échelle

- Peut-être pourriez-vous me dire brièvement de quoi parle cette formule, cette équation ? Ca ne m’aidera pas à la comprendre mais cela pourrait … m’aider… à infléchir ? demanda Samuel.
- Cela ne vous fera pas de mal, en effet, répondit Javolèn en brandissant la petite feuille sur laquelle était écrite la formule d’Ettore Fonticelli, de savoir que le principe de toute équation mathématique est de transformer une chose en une autre sans fondamentalement la changer. Toute équation décrit un procédé, un phénomène, et met en évidence un jeu de symétrie qui nous révèle ce qui se conserve, ce qui se transforme au cours du procédé et comment cela se passe. Qu’est-ce qui se transforme dans la conservation, qu’est-ce qui se conserve dans la transformation. Cette équation particulière, la vôtre, décrit une interaction bien singulière entre le tangible et l’intangible.
- En fait, vous êtes en train de me dire qu’une transformation est une conservation, et vice –versa… Rien ne se perd, tout se transforme… Tout se conserve, tout se transforme… Je vois… Et les mathématiques étudient ce truc…
- Si vous voulez. Ce truc, comme vous dites, et que j’appellerais pour ma part le principe de conservation et de transformation, a des conséquences dont vous ne pouvez pas soupçonner l’existence. C’est un principe absolument fondamental. Il sous-tend toute la réalité qui nous entoure, vous et moi. Il rend compte de ce qui est, et plus encore, de ce qu’est être. En cela, c’est un principe ontologique. Vous comprenez ces mots : « principe », « ontologique » ? Ce sont des hommes de votre espèce qui les ont façonnés, je n’invente rien.
- Oui, je… j’ai déjà du les entendre. Vous dites : « il rend compte de ce qu’est être »… Ca, je… j’ai du mal.
- Je veux bien vous aider à comprendre cela mais il va falloir vous accrocher.
- Allez-y, je ferais ce que je peux.
- Vous – quand je dis « vous » je parle des hommes de votre espèce, vos contemporains, etc…, je ne vous vise pas personnellement. Jusque là vous me suivez ?
- N’exagérez pas s’il vous plait. Je ne suis pas complètement abruti.
- Vous, les hommes donc, avez posé l’idée que les choses sont, qu’elles existent. Elles sont là, palpables, autour de vous. Vous pouvez les voir ( il écarquilla grand les yeux), les sentir ( il inspira bruyamment), les toucher (il tapota le bureau), les comprendre ( il plissa les yeux et serra ses mains sur ses tempes), vous avez donc décrété qu’elles existaient. Mettons que vous vous penchiez pour arracher un brin d’herbe au sol, vous constatez que vous avez un brin d’herbe dans la main, et que ce brin d’herbe existe donc, d’une façon absolue, générale. « C’est un brin d’herbe », diriez-vous. Or, ce que vous avez dans votre main est un brin d’herbe mais seulement pour vous, les hommes. Pas plus.
- Jusque là je vous suis, je vous rassure.
- Même si vous ne savez pas ce qu’est un brin d’herbe, - de quoi il est fait, comment il est fait, etc- vous lui octroyez une pleine existence. Vous ne savez pas ce qu’il est mais vous en déduisez qu’il est. Vous me suivez ?
- On ne sait pas ce qu’il est… si, on sait de quoi est fait un brin d’herbe…
- Et savoir de quoi est fait un brin d’herbe c’est savoir ce qu’il est ?
- Eh bien...
- De quoi est fait un brin d’herbe ? Je vous le demande.
- Moi personnellement je n’en sais rien mais je suppose qu’il est fait de petites particules qui interagissent à une échelle microscopique, créant des rapprochements qui donnent des atomes, qui forment ensuite des cellules…
- Et ?
- Et je crois que c’est tout. On sait aussi qu’un brin d’herbe est une forme de vie végétale…
- Ca veut dire quoi « une forme de vie végétale » ?
- Il nait et il meurt. Et entre les deux il vit…
- Et qu’est- ce que vivre, Samuel ?
- Vous me posez de ces questions…
- Concentrez-vous.
- Vivre, dit –il en soupirant et en plongeant son regard dans le plafond. C’est être vivant… Etre… c’est exister ? proposa-t-il à Javolèn.
- Si vous voulez. Disons que vivre, c’est exister. Alors voyons… Comment vous faire comprendre…
- Est-c’…
-Shhht ! Je réfléchis….
Javolen faisait les cent pas entre la porte et le bureau, accompagnant la déambulation de quelques gestes manuels dépourvus de sens. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence dense. Un silence concentré.
- Oubliez-tout. Imaginez, Samuel, une longue droite qui part d’en bas et qui va vers le haut.
- Verticale…
- Cette droite est infinie, vous n’en voyez donc aucune extrémité, ni en haut ni en bas, et ne pouvez d’ailleurs pas savoir si elle en a. Vous y êtes ?
- J’y suis…
- Il y a une section de cette droite qui est dans votre champ de vision. Le reste disparait de part et d’autre de ce champ, il s’évanouit dans l’inconnu. D’accord ?
- D’accord…
- Concentrez-vous sur un des deux passages de la section visible à la section invisible. En haut ou en bas, peu importe. Ce passage est diffus, en ce sens que si vous cherchez à trouver le point de cette droite qui soit le dernier visible, vous aurez beau vous approcher pour regarder de près la droite, vous ne ferez que constater que la droite de devient jamais invisible. Est-ce que vous me suivez ?
- Je crois que oui…
- Bien. Ne prenons maintenant que la section visible de cette droite. C’est elle que l’on va graduer pour en faire notre échelle. Vous y êtes ?
- Que la section visible, d’accord…
- Mettons tout en bas de cette échelle ce qui pour nous a un faible degré d’existence. Qu’y mettriez-vous ?
- Un faible degré d’existence… Je ne sais pas… La mort, un caillou, le vent.
- Soit. En haut on place ce qui pour nous a un fort degré d’existence. Qu’y mettriez-vous ?
- Un fort degré…  Je ne sais pas… Dieu ?
- Vraiment Samuel ? Vous plaisantez.
- Non, mais je ne sais pas ce que vous entendez par degré d’existence !..., s’excusa Samuel sincèrement ennuyé.
- Degré de réalité, Samuel. Qu’est-ce qui vous semble réel !
- Réel… Dans ce cas, je mettrais la mort, le caillou et le vent assez haut sur l’échelle, et Dieu tout en bas…
- La mort, le caillou et le vent assez haut, et Dieu tout en bas. Soit. Sur cette échelle, placez-moi le brin d’herbe.
- Je le mettrais vers le milieu.
- Et votre propre personne ?
- Un peu au-dessus.
- Où me placeriez-vous, moi ?
- Vous ? C’est compliqué… Vous m’avez l’air bien réel et en même temps j’en doute, vous êtes … vous venez d’ailleurs. Je vous placerais à côté de l’échelle.
-  Vous me placeriez où à côté de l’échelle ? Vers le haut ? Vers le bas ? Près de l’échelle ? Loin de l’échelle ?
- Arggh je n’en sais rien !
- Détendez-vous Samuel. Fermez les yeux, concentrez-vous et prenez votre temps. Où me placeriez-vous ?
Samuel poussa un long soupir, ferma les yeux et s’enfonça dans son fauteuil.
- Je… vous placerais… en haut et en bas. Je vous placerais… pas vraiment sur l’échelle mais juste à côté, comme si vous la teniez par la main. Mais je vous vois en haut et en bas à la fois.
- Où placeriez-vous le rêve de cette nuit ?
Nouveau soupir. Samuel restait concentré, les yeux toujours fermés.
- Je crois que le rêve serait comme … le fond. Je veux dire l’arrière –plan. Ce en quoi passerait la droite… il envelopperait tout.
- Vous voyez, cet exercice vous oblige à vous interroger sur le degré de réalité des choses qui vous entourent, et donc sur ce qu’est, pour vous, la réalité. Inconsciemment, vous avez cette échelle en vous, et vos compatriotes aussi ont chacun la leur. Je vous ai un peu forcé à regarder la vôtre mais si on regardait les échelles des uns et des autres de vos compatriotes de fortune, on constaterait qu’elles sont assez semblables entre elles.
- C’est fort probable…
- Continuons. Imaginez maintenant que toutes les droites graduées de vos compatriotes se superposent en une seule droite. Par exemple, imaginons que vous ayez tous placé le caillou au même endroit sur la droite. Le point ressort donc davantage à vos propres yeux ainsi qu’aux yeux des autres. Vous en déduisez donc tous, en tout cas une grande partie d’entre vous, que le caillou a non seulement le degré d’existence que la droite indique, puisque vous l’avez tous placé à ce niveau sur la droite, mais vous en déduisez également que le caillou possède, en lui, un degré d’existence propre, puisque vous avez tous cherché à le placer, lui, ce « caillou », sur votre droite. Vous me suivez ?
- Ca devient subtil mais je tiens bon. Je vous suis.
- Parfait. Alors je vais vous poser une question, Samuel. Ecoutez-moi bien.
Il marqua une pause et regarda le jeune homme droit dans les yeux. Il formula sa question  très lentement :
- Quel est le degré d’existence d’un caillou ?
- Mais…  on vient de le dire, non ?
- Absolument pas, Samuel. Vous réfléchirez à cette question et me trouverez la réponse. Alors nous pourrons poursuivre cette aimable conversation et je vous parlerai de Fonticelli et de son fabuleux article sur la Concrétion de l’invisible.
- Tout un programme... murmura Samuel en clignant des yeux, comme s’il cherchait à réajuster son regard.
[…]
- J’ai la réponse à votre question. Elle est en fait assez simple, dit Samuel.
- Bien. Je vous écoute.
- Je reprends votre droite, ou plutôt la mienne, mon échelle de valeurs à moi, sur le degré de réalité que j’accorde aux choses qui m’entourent. Je me suis demandé en fonction de quoi je décidais de placer le caillou ici plutôt qu’ailleurs, plus haut ou plus bas. En fonction de quoi je déterminais le degré de réalité d’un caillou. Pour m’aider à réfléchir, je suis allé me promener au parc et j’en ai ramassé un petit au bord d’un sentier. Un petit caillou que j’ai tenu entre mes doigts. Je l’ai regardé assez longuement et j’ai alors compris que c’était parce que je le tenais entre mes doigts et que je pouvais le voir, que je lui accordais un degré d’existence. Cependant il m’a été impossible d’évaluer ce degré. Impossible de dire si le caillou était très existant ou peu existant. Il me semblait à la fois très réel et insignifiant.
Il marqua une pause.
- Poursuivez.
- C’est tout. J’ai été incapable de le situer sur ma propre échelle. Je sais donc encore moins quel est son propre degré d’existence.
- Alors je vais vous aider. Supposons que vous soyez obligé de situer le caillou sur votre échelle. Vous devez lui choisir une place, peu importe laquelle.  Tout de suite, sans réfléchir, placez le caillou sur votre échelle.
- Maintenant ?
- Peu importe cette place, vous devez trancher. Maintenant !
- D’accord.
- Bien. Où l’avez-vous mis ?
- En bas.
- Dites moi pourquoi ?
- Parce que le caillou n’a pas d’importance. Je marche dessus, ce n’est qu’un gravier. Il n’a aucune utilité.
- C’est fascinant n’est-ce pas ?
- Quoi donc…
- Mais cela, ce qu’on vient de faire. S’il n’y a pas d’urgence, vous êtes incapable d’évaluer le degré d’existence qu’un caillou a pour vous. Par contre, sous la pression, vous avez tranché. Vous l’avez placé au bas de l’échelle. Est-ce que cela vous permet de me dire maintenant quel est le degré d’existence d’un caillou ?
- Eh bien…non. Je n’en sais toujours rien.  Parce que j’ai tranché dans l’urgence. En fonction, finalement, de la place qu’a un gravier dans mon monde.
- En fonction de l’utilité que vous lui trouvez.
- Mais cela ne me permet pas de savoir en vrai…
- Parce que vous n’avez pas un critère objectif. Mettons que tous vos compatriotes tranchent ainsi, comme vous venez de le faire, en fonction de ce même critère, dans l’urgence.
- Eh bien cela ne change rien, dit Samuel. On ne peut toujours savoir quel est, objectivement, le degré d’existence d’un caillou. Le critère d’utilité est un critère qui nous est propre, à nous, et il n’a rien à voir avec le caillou. Il faudrait trouver un autre critère…
- Un critère que vous n’avez pas. Je suis fier de vous, Samuel. On est précisément là où je voulais que vous veniez. Je vais maintenant prendre le relais.  Je pourrais biensûr continuer à vous guider comme je viens de le faire pour que vous découvriez par vous-même ce que je vais maintenant vous dire, mais cela prendrait trop de temps et j’ai très faim.  Je vais vous raconter quelques petites choses, si vous voulez bien.
- Je vous en prie, mais ne soyez pas trop…
-Trop quoi ?
- Bah ne soyez pas trop… là- haut.
- Où ça…
- Bon bref, allez-y.
- Le critère d’utilité que vous avez mentionné est un critère de survie. Il est légitime,  Samuel. Il vous permet de classer les choses qui vous entourent, des choses avec lesquelles vous avez un contact plus ou moins immédiat. Il y a donc, d’une part, ce critère d’utilité qui vous façonne mais il y a aussi un critère d’urgence qui peut exercer une pression plus où moins forte  sur votre discernement, en fonction de la menace qui pèse sur votre vie. Vous me suivez ?
- Il y a d’un côté un besoin vital de savoir ce qui est utile ou pas à ma survie, d’un autre côté  une urgence vitale plus ou moins forte qui me pousse à choisir, plus ou moins rapidement, ce qui m’est utile ou pas. D’accord.
- Si l’urgence est maximale, que votre vie est terriblement menacée, que la panique est totale, voilà à quoi ressemblera votre échelle : Il n’y a que vous dessus. Si l’urgence est beaucoup moindre mais que votre survie reste une préoccupation majeure (trouver à manger, trouver un abri), des choses vont apparaitre sur votre échelle mais vous serez toujours au sommet.
- C’est horrible ce que vous dites, on est des monstres d’égoïsme !
- Pas du tout, Samuel. C’est un principe de survie naturel présent en tout être vivant, humain ou pas. Cela n’a rien d’égoïste. Quand une vie est menacée, elle se place au centre de son univers, de façon instinctive. Appelez-cela un élan vital. C’est une force extraordinaire qui lui permet de survivre, vous comprenez ? Sur-vivre ? C’est absolument fascinant. Cependant, ce principe de survie – c’est le principe de vie, en fait- ce principe peut devenir, comme vous le suggériez, une monstruosité.
Il marqua une pause. Il sentait le cœur de Samuel battre fortement dans sa poitrine. Javolèn poursuivit.
- Cela devient une monstruosité, Samuel, lorsque l’on conserve cette échelle de valeur alors qu’il n’y a aucune menace qui pèse sur notre vie. Depuis qu’elle est apparue sur Terre, l’humanité a consciencieusement travaillé son environnement pour gagner en sécurité. Une sécurité toute relative mais suffisante cependant, pour écarter raisonnablement un danger constant de mort imminente, vous êtes d’accord.
- Oui…
- Votre espèce a travaillé son environnement et cet environnement l’a travaillée en retour, cela se faisant autour de ce besoin vital de survivre et s’étalant sur une période de plusieurs milliers de milliers d’années, car vous n’êtes pas nés d’hier, Samuel, vous le savez.
- « travaillée en retour ? »
- Bien sûr. A force de ne tout voir qu’à travers le prisme de l’utilité immédiate, vous finissez par ne plus rien voir autrement qu’à travers ce prisme. Il y a une sorte de rétro-projection entre l’homme et son environnement. Mais bon. Comme tout être vivant sur cette terre et ailleurs, vous avez un peu plus que le principe d’utilité dans votre sac à malices. Et lorsque votre vie n’est pas menacée, ces autres capacités, ces autres manières de voir, peuvent se révéler. Croyez-moi, elles se sont révélées très tôt dans l’histoire de l’humanité. Il y a eu des époques et des endroits sur Terre où les échelles de valeurs de certaines communautés, parfois de très grandes communautés, étaient d’une beauté exemplaire, élaborées autour de principes esthétiques, ou d’altruité, et souvent élaborées de manière inconsciente ! Vous rendez-vous compte ?
- Altruité ?
- L’altruité oui. Vous ne connaissez pas, c’est vrai. Ou plutôt vous ne connaissez plus. Il s’agit d’une forme d’altruisme un peu plus poussé, entremêlé de télé-empathie… Où en étais-je... Je disais que certaines communautés avaient réussi à travailler consciemment son échelle de valeur autour de principe non-utilitariste, au point que, même inconsciemment, cette échelle intériorisée les guidait dans leur rapport au monde qui les entoure. Vous comprenez ?
- J’essaie…
- Ces échelles de valeur, Samuel, étaient enchantées, d’une certaine façon. Et cela était incroyable. Savez vous qu’il existe un musée – c’est comme cela que vous appelez ce genre d’évènements- un musée où l’on conserve vos plus belles échelles de valeurs ? Il ne se trouve pas dans votre réalité, Samuel, cependant je pourrais vous le faire voir, un jour.
- Vous dites que vous pouvez observer les échelles de valeurs des individus ? Vous les conservez dans un musée ?...
- Pas celles des individus, cela n’a aucun intérêt, mais celles des communautés. Et toutes les communautés sont liées entre elles. Dans l’espace – géographique- mais aussi dans le temps, et l’on peut voir les échelles évoluer sensiblement d’une communauté à une autre, en fonction de l’aire géographique et en fonction de l’ère …
- …temporelle. C’est vraiment dingue. Mais vous me parliez de monstruosité il me semble…
- Exact, Samuel. J’y viens. Ce qui est monstrueux, c’est de garder une échelle de valeurs inspirée par son instinct de survie alors que la vie n’et pas menacée. Ce qui est monstrueux, c’est de se laisser guider par cette échelle sans en avoir conscience. Je veux dire qu’il y a un travail de construction à faire. Chercher son échelle, la comprendre, l’interroger, la défaire, la refaire… Vous comprenez ?
- Je crois…
- Chaque homme doit faire ce travail. Vous le pouvez. Mais vous ne le faites pas. Ou pas suffisamment. Le mécanisme s’est enraillé. L’échelle de valeur de votre communauté s’est désenchantée. Le principe d’utilité pourtant si important continue de vous guider. Il est devenu un principe d’exploitation et de domination à l’égard l’environnement et à l’égard des autres communautés. Vous percevez en majorité l’autre et votre environnement à travers ce prisme. Alors que votre vie n’est pas menacée !  Comprenez- vous ?
- Pas vraiment. Je n’ai pas l’impression de vouloir tout soumettre à mon bon plaisir. Et il me semble que nous avons des valeurs, de grandes valeurs de liberté, de droit…
- Elles sont fictives. C’est un verni. C’est valeurs ne façonnent pas votre rapport à la nature. Votre échelle est inconsciente, Samuel. Regardez ce qui s’est passé tout à l’heure avec le caillou.
- Il y avait urgence… je l’ai placé en bas. Sans réfléchir…
- Précisément. Il y avait urgence, je vous ai pressé, mais votre vie n’était pas menacée.
- Mais avant cela, je vous ai dit que je ne savais pas où placer le caillou sur mon échelle.
- Mais vous l’avez placé, Samuel, parce que l’échelle existe dans votre inconscient.
- Je croyais que le principe d’utilité ou de survie était normal. Que c’était un instinct vital. Vous l’avez dit vous-même.
- Oui Samuel. C’était normal avant, il y a quelques dizaines de milliers d’années, quelques siècles. Ce principe était décisif sur l’échelle globale des valeurs de l’humanité. Mais il a toujours cohabité avec d’autres principes esthétiques façonnés de temps en temps par quelques communautés. Or le temps a passé, si je puis dire. Vous avez évolué, oserais-je même avancer. Je veux dire par là qu’on peut penser que l’humanité est maintenant capable de ne plus se laisser guider par un instinct primaire de survie. Vous êtes maintenant capables d’un peu plus de discernement. Vous devriez savoir ce qui, dans votre tête, est le fruit d’une réflexion, d’une inflexion, d’un instinct, d’une intuition, vous comprenez ? Les idées dialoguent avec les sensations, les émotions, les impressions. Vous en êtes capables, c’est d’ailleurs ce qui fait de votre espèce une communauté profondément admirable. Vous ne devriez plus concevoir le monde à travers un prisme utilitaire. Votre instinct de survie devrait être relégué à l’arrière-plan, voyez-vous.  J’aurais aimé, par exemple, que dans l’urgence vous placiez le caillou en haut…
- Mais je l’ai placé en haut, souvenez-vous ! Au tout début de notre discussion ! Je l’ai placé en haut.
- Calmez-vous Samuel. Je le sais, j’étais là. Et en effet, quand je vous ai demandé quel degré de réalité ce caillou avait pour vous, vous avez répondu « très réel », avec une certaine innocence que j’ai trouvée touchante, je vous l’avoue. Il y a de l’espoir quelque part, Samuel. Mais au niveau de la communauté, depuis deux ou trois siècles, le principe d’utilité revient en force. Il détermine la façon dont vous concevez votre environnement et cette façon « contamine » de plus en plus d’échelles. Si bien que votre monde, le monde des hommes, se désenchante.
- Pourquoi ce mot : « se désenchante » ?
- Je vous en ai déjà parlé : trop de réflexion, pas assez d’inflexion. Trop de rationalité, pas assez d’imagination.
- Il y a pourtant beaucoup d’art, de créativité, de fantaisie dans notre monde…
- Mais est-ce cela qui conditionne principalement votre rapport à l’environnement ? Qui conditionne fondamentalement votre façon de le percevoir et de le toucher ?
- Je ne sais pas.
- C’est la peur, Samuel. Une peur atavique. Une peur ancestrale qui façonne un rapport utilitariste au monde. Monde qui en retour ne s’affiche à vos yeux que sous une forme de plus en plus matérialiste. Voilà pourquoi je parle de désenchantement.
- Comment a-t-on pu en arriver là…
- C’est un long processus qui recouvre l’histoire de l’humanité. Un mouvement incessant de balancier entre la peur et la confiance, l’émerveillement et la méfiance, l’humilité et l’orgueil…
-Il n’y a pas vraiment de coupable alors, pas de nom à retenir, d’effigie sur laquelle tirer avec mes petites fléchettes…
- Non. Vous êtes tous ensemble. Tous coupables, tous victimes. Pas un homme n’a plus de valeur qu’un autre à nos yeux. Vous êtes un corps.
- Peut-être pourriez-vous me donner un exemple de critère à partir duquel établir une échelle de valeur moins utilitariste ?
- Surement pas.
- Et pourquoi cela ?
- C’est la pire des choses à faire : vous donner des réponses. Non. Sûrement pas. Soyez un homme : réfléchissez, infléchissez, rêver, imaginez, sentez. Vous trouverez par vous-mêmes et pas autrement. Votre espèce a des capacités insoupçonnées. Dans votre tête. Développez-les. Soyez à la hauteur de votre condition.
- Mais par où commencer…
- Par là : vous êtes en danger. L’humanité est menacée. D'où vient la menace ? De l’humanité elle-même. L’homme moderne se méconnaît. Il se trompe sur sa place, sur sa valeur, sur ce qu’il est. L’homme est ainsi devenu sa plus grande menace et ce qui peut vous sauver est exactement ce qui a toujours été perçu par vous comme votre plus grande menace – même bien après avoir cessé d’en être une, comme ce fut effectivement le cas en des temps immémoriaux – je parle de la nature et de ses forces invisibles. Je parle de ce que vous avez en vous et que vous ne voulez pas voir.
- Et vous pensez qu’on peut changer les choses ?
- Oui, Samuel, tout est possible.
- On peut changer notre échelle… trouver un autre critère…

- Cessez de chercher un critère objectif. C’est une fuite en avant. Vous n’en trouverez pas. Cherchez à savoir qui vous êtes. Laissez-vous tenter par l’invisible. Il a autant de réalité que le visible. Faites-lui une place. Fabriquez-lui un sens. Un sens nouveau. Inédit. Inventez-lui quelque chose. 

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