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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

dimanche 18 janvier 2015

Quelque chose qui me chiffonne

Quelque chose me chiffonne depuis quelques jours et je ne sais pas quoi précisément. Je sais que c’est lié aux évènements récents, c'est-à-dire à la tuerie de Charlie Hebdo et à la manifestation du dimanche suivant qui a vu plus de 4 millions de français descendre dans les rues, montrant ainsi à la face du monde que nous n’avons pas peur, mobilisés que nous sommes pour défendre la liberté d’expression et pour défendre la République attaquée.

Je voudrais y voir plus clair dans cette sombre confusion mais je ne sais même pas par où commencer.
Les évènements sont encore chauds et l’émotion vive, cependant, les choses vont aussi très vite et déjà on parle de mesures à prendre, on cherche à agir vite au niveau politique sans laisser le temps à l’opinion publique de se former. Bref.

Il y a un truc qui me gêne et je ne sais pas ce que c’est. Je crois que c’est dans les 4 millions de gens qui se sont mobilisés. Oui, c’est par là que cela semble se passer…

Quand on a appris l’exécution sommaire et lâche des journalistes de Charlie Hebdo, qu’on les connût de près, de loin ou pas du tout, on a tous eu plus ou moins l’impression de perdre quelqu’un. Et on les a perdus d’une manière absolument révoltante, cela ne fait pas de doute.
Quand on a découvert le motif qui a présidé cette exécution, là aussi ce fut comme un coup de poignard dans « quelque chose ». Comment peut-on décider de supprimer des gens qui ouvrent leur bouche et prennent des crayons pour dire des choses parfois sans intérêt, parfois sales, parfois crasses, souvent drôles, toujours provocantes, gratuites à l’occasion, gênantes quelques fois, bref, de vilains petits canards qu’on peut ne pas aimer mais que toujours on tolérera ? Comment peut-on tirer froidement sur nos vilains petits canards, bordel ? Donc oui, on descend dans la rue parce qu’on est choqué et dégouté, profondément et sincèrement.

A cette blessure intime et commune que chacun a ressentie, la réaction a été réciproquement spectaculaire : tous dans la rue, solidarité spontanée que les plus utopistes d'entre nous n’auraient jamais crue possible, front populaire avec les musulmans, juifs, athées, laïcs, cathos, etc… contre les intégrismes. J’étais de la partie. J’ai senti un vent de sérénité souffler sur les marcheurs que nous étions ce jour. Tous frères plus que jamais. Une paisibilité inattendue. Ce sont là des sensations qui me plaisent et qui ont conforté bon nombre d’entre nous.
Alors qu’est-ce qui peut bien me chiffonner dans tout cela ?

Ce n’est pas l’hypocrisie que l’on commence à mettre à toutes les sauces dans les commentaires de tout bord. Bien-sûr que l’on critique l’élan spontané qui a vu marcher côte a côte des gens que tout oppose « traditionnellement » – quand on oublie qu’on est tous semblable et que des événements comme celui-ci nous le rappelle à grands frais : on a tous ressenti, en grande majorité, ce même sentiment d’injustice insupportable qui nous a poussé dans la rue. Je ne crois pas qu’il y ait eu une once d’hypocrisie dans les élans de solidarité du peuple. L’hypocrisie est politique et médiatique et ce n’est pas aujourd’hui que nous la découvrons.

On critique les récupérations politiques, marketing, idéologiques du mouvement « Je suis Charlie ».
Il faut dire que ce slogan a du faire fantasmer les pontes du marketing. « Je suis Charlie » est peut-être le message le plus fédérateur de l’histoire de France, de l’histoire tout court, un peu comme le « peace and love » des années 60. Parce qu'il est humaniste, et donc vrai, et parce qu'il est aussi plein de vide! On sent bien que les grandes machines de notre société capitaliste s’empressent de récupérer et d’exploiter ce message fédérateur, plus ou moins subtilement, et cherchent à surfer sur le noble sentiment qui nous a réunis quelques heures durant. Déjà on se méfie. Mais cette récupération était prévisible et attendue. Ce mouvement représente un potentiel incroyable pour les grands rouages d’endormissement du peuple. Un peuple dont je ne sais pas s’il souhaite se rendormir, après ce sursaut spectaculaire, cette démonstration de force, ou bien s’il souhaite rester solidaire et mobilisé autour de grandes causes fédératives qu’il faudrait savoir nommer…

Aujourd’hui, il semble que les discussions se soient polarisées autour de la question des jeunes européens sensibles au racolage intégriste. Ceux qui partent en Syrie ou au Yémen apprendre à tuer, puis qui reviennent chez eux se fondre dans le décor jusqu’à ce qu’on leur dise de passer à l’action. C’est un débat qui a tout lieu d’être et c’est très bien qu’il ait lieu. Ce sont des jeunes qui n’ont à l’origine aucun penchant haineux envers quiconque. Ils cherchent principalement à faire quelque chose de leur peau, veulent faire comme le copain qui s’est converti sur les réseaux sociaux. D'autres, nombreux, sont approchés en prison. Donc oui, c’est par désœuvrement, absence de projet de vie, non-intégration, que ces jeunes sont une main d’œuvre pour le terrorisme. Une main d’œuvre que les intégristes religieux savent exploiter ; une main d’œuvre que nous leur offrons sur un plateau, si je puis m’exprimer ainsi. Ce débat sur la jeunesse est très important.

Le massacre de Charlie Hebdo met en avant, et à raison, le fléau des intégrismes religieux et le bien-fondé de la laïcité, pilier de la République. Je n'ai rien à redire à cela.

Mais il y a toujours un truc qui me chiffonne. Ce n’est pas là… Alors poursuivons.

La France tue des gens à l’étranger, fournit des armes aux assassins que nous exécrons, mais cela ne nous dérange pas. Notre mode de vie ruine la planète et nous rapproche à grande vitesse d’un mur qu’on affecte de ne pas voir. Depuis longtemps nous savons que la suffisance occidentale irrite partout où elle se fait sentir, et nous commençons timidement à admettre que notre supériorité civilisationnelle est illusoire. Et pourtant, je ne crois pas que nous soyons hypocrites ou égocentriques, suffisants, fondamentalement. Nous ne sommes pas non plus complètement ignares, aveugles, bêtes et méchants. Nous ne sommes pas non plus les plus beaux, les plus forts et les meilleurs. Pourtant, il y a un truc bizarre dans l’incroyable élan de solidarité des jours derniers.

Je crois bien que ce truc bizarre loge discrètement dans un recoin de ce que l’on appelle l’ « esprit français » et j’aimerais bien l’y déloger, pour voir ce que c’est.

Quand on écoute les commentaires des personnes qui ont été interrogées sur les raisons de leur présence dans les rues ces derniers jours, on entend principalement « défense de la liberté d’expression », « atteinte aux valeurs de la République et de la Démocratie ». Et c’est bien vrai qu’un attentat terroriste porte atteinte à ces valeurs. Mais si on demandait aux gens « qu’est-ce que la liberté d’expression ? », « qu’est-ce que la République ? la Démocratie ? », on aurait comme réponses, dans le meilleur des cas: « la liberté d’expression, c’est la liberté de dire ce que l’on pense », dans les limites autorisées par la loi (des limites larges puisque seuls les appels à la haine et au meurtre sont interdits, à juste titre). « La République, c’est quand on élit nos gouvernants. C’est un cadre qui garanti aux individus des droits en contrepartie de devoirs. C’est un cadre qui considère tous les individus égaux et libres. La Démocratie, c’est la souveraineté populaire, c’est le gouvernement du peuple pour le peuple et par le peuple ». (On se souviendra du Contrat Social de Rousseau, de la Démocratie en Amérique de Tocqueville, de Voltaire, de Montesquieu).
On saura que notre démocratie est un système représentatif, c’est-à-dire un système par lequel le peuple délègue la prise de décision à ses représentants élus au suffrage universel, par exemple. Par un mécanisme de servitude volontaire (notion très très importante), on accepte que d’autres, choisis par nos soins, décident à notre place des règles à instaurer au bénéfice de l’intérêt général.
Alors oui, la République, la Démocratie et la liberté d’expression sont de très jolies choses. On peut être fiers de les avoir théorisées. On peut aussi être fiers de les avoir institutionnalisées. Ce sont des valeurs d’une grande noblesse et d’un profond humanisme. On se bat pour les défendre et le sang coule pour les préserver ou les instaurer.

L’esprit français, c’est un esprit doué pour faire naître des idées. Doué pour la théorie. C’est un esprit qui analyse, critique, interroge, c’est un esprit provocateur, frondeur, animé. C’est un esprit humaniste, intellectuel et scientifique qui colle aux idéaux de justice, de solidarité, de progrès.

Si on reprend ces trois valeurs – République, Démocratie et liberté d’expression – et qu’on les examine dans leur réalité, dans leur effectivité, on constate que ce sont des réponses à des questions qui ne se posent plus vraiment. Je m’explique.

D’un point de vue culturel, géographique et historique, on vit en république démocratique depuis près de 200 ans en France. On a instauré ces principes en institutions et depuis on maintient celles-ci au quotidien par un travail incessant. C’est le cadre dans lequel nous vivons. Quand un attentat terroriste vient frapper notre sol et tuer nos concitoyens, sont-ce les valeurs républicaines qui sont « réellement » attaquées ? Par ricochet, oui, mais pas de manière frontale. Je dirais que c’est davantage ce que nous faisons de ces valeurs qui est visé.

Car sous la bannière de ces principes humanistes, nous ne faisons pas de jolies choses.

Je dirais même que ces principes-là sont devenus un prétexte pour étouffer l’esprit qui les a vus naître.
Au nom du principe républicain, le FN propose de rétablir la peine de mort. Au nom de principes religieux, les djihadistes appellent au meurtre de masse. Au nom de principes libéraux, nous cautionnons une marchandisation galopante et la destruction pure et simple des ressources de la planète. Et nous tuons au nom de la liberté. Nous laissons nos hommes de pouvoir vendre des armes pour faire du profit, nous laissons les grandes entreprises souiller les sols, exploiter les ressources des autres pays, etc, la liste est longue et tout cela nous le savons sans vouloir le reconnaître ouvertement.

Il y a les Valeurs, les Principes qui trônent sur un pied d’estale, ennoblis par le passage du temps qui les sacralise progressivement. Et puis il y a ce que nous en faisons, au quotidien, dans la praxis du pouvoir. Le « pouvoir institutionnel » que nous croyons être le « vrai pouvoir » dans nos représentations mentales ; mais aussi le « pouvoir populaire » qui est, en fait, le vrai pouvoir.

Nous nous sentons dépassés par la marche des choses. Elles vont vite, et puis nous avons du mal à identifier les acteurs des évènements. Par exemple, prenons un grand groupe industriel : peut-on encore dire qu’un homme – ou un directoire – en est à la tête ? Non, on voit bien qu’un groupe industriel échappe à l’action des hommes qui le dirigent officiellement. Il semble obéir à des forces financières qu’on ne sait pas vraiment comment infléchir. Un groupe industriel est une entité qui dépasse les acteurs qui sont censés le tenir. Alors il est normal que nous nous sentions dépassés. Et que nous nous sentons impuissants. Mais quatre millions de personnes qui spontanément descendent dans les rues, qu’est-ce si ce n’est une démonstration de force ? Une force potentielle énorme. La force populaire. Ce n’est pas juste un mouvement décoratif qui fera joli dans les livres d’histoire des prochaines générations. Non, il y a quelque chose dans ce sursaut.  Alors on poursuit.

Le concept de servitude volontaire dont je parlais plus haut, a été abusé. On se rend bien compte que notre avis importe peu, qu’on nous consulte par politesse républicaine mais qu’au fond, c’est un peu kiff kiff bourrico pour notre pomme. C’est d’ailleurs un jeu dangereux, vraiment dangereux, qui entretient la tentation totalitariste de l’extrême droite.

Par habitude, voire habitus, nous maintenons un système politique qui ne défend plus l’intérêt général. Comment défendre l’intérêt général alors que nous ne savons plus où il se situe ? (si tant est que nous l’ayons jamais su). La matière à réflexion est bien là, toujours aussi grouillante de questions, mais nous ne remuons plus grand-chose avec nos cervelles tant les évènements se succèdent rapidement.

L’esprit français, celui des Lumières dont nous avons hérité, qui bout en nous, est un esprit bien plus grand que celui qui consiste timidement à critiquer comme le fait le fou du roi, critiquer et moquer pour mieux accepter le roi au final. Car c’est un peu comme cela que je le vois cet esprit français, de nos jours. Un fou du roi, qui fait rire le roi, rire le peuple, et désamorce toute tentation populaire de remettre profondément en cause notre beau roi républicain démocrate. C’est une image bien-sûr. Je ne parle pas du Président, je parle du système politico-économique dans son ensemble.

Quoique, quand j’entends François Hollande appeler les français à faire les soldes et à reprendre leur quotidien comme si de rien n’était, cela me froisse considérablement et je l’imagine volontiers en bouffon danser sur une immense table chargée de victuailles, comme au Moyen-âge, applaudi frénétiquement par ses convives (les médias mainstream, les tenants d’un statu-quo du système…) ravis du spectacle. C’est comme s’il nous disait, à nous, concitoyens : « C’est bien mes petits,  vous avez montré que nous ne sommes pas d’accord avec les terroristes mais maintenant rentrez chez vous sagement et laissez-nous prendre les mesures qui s’imposent, pour votre bien. Surtout, ne vous remettez pas en cause. Continuez à faire ce que vous faites très bien : consommer et travailler.»

Je crois que ce qui me chiffonne, c’est de voir le potentiel de mobilisation que nous sommes et que nous ne savons plus pour quoi nous mobiliser, parce que les causes sont nombreuses et mal définies. Le climat ? La faim dans le monde ? Le terrorisme ? La pauvreté ? La guerre ? Les OGM ? L’exécrable TAFTA ? Non, tout cela n’est que conséquence. Mais la cause, la cause de tous ces maux, bordel, elle est où ! Où est la cause… ? Je ne peux qu’inviter tout un chacun à se remettre en cause car c’est peut-être bien en notre for intérieur que se trouvent des débuts de réponses. Mais si, ce for intérieur, vous savez ? Celui qui  a souffert à l’unisson avec des millions d’autres, celui nous a amené un instant à regarder l’autre, quel qu’il soit, dans les yeux avec fraternité, ce for intérieur qui abrite une envie d’agir. Ce for intérieur qui n’est pas d’accord.

Cette phrase que l’on entend de plus en plus souvent résonne plus fort aujourd’hui à mes oreilles : « Soyez le changement que vous voulez pour le monde », invitait Gandhi. Facile à dire ? Peut-être. Mais par où commencer… ?

Tenez, je vous propose un petit jeu.

Première règle : s’accorder le temps de faire ce petit jeu.
Deuxième règle : pas de livre, pas d’internet, pas de calculette.
Troisième règle : se poser à soi-même les questions suivantes en toute intimité, et y répondre avec le plus d’honnêteté et de sincérité possible.
Quatrième règle : Quand on répond à une question, systématiquement ajouter « Ah oui ? Et pourquoi ? » ou « Comment cela ? », et développer sa réponse dans la bonne humeur. Il n’y a pas d’ordre entre les questions.
Enfin, il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse. L’important, c’est de chercher. Celui qui gagne a le droit d’entamer une discussion avec ses proches, ses amis, qui il veut.

-        La rapidité est-elle une bonne chose ?

-        Qu’est-ce que l’intérêt général ? Où s’arrête-t-il ? Est-il français ? Occidental ? Mondial ?

-        Si je perds tout ce que j’ai, que me reste-t-il ?

-        Suis-je raciste ? Si je dois rencontrer un inconnu qui s’appelle Abdullah, et si je dois rencontrer un inconnu qui s’appelle Sylvain, ma disposition intérieure est-elle la même ?

-        Qu’est-ce que la République pour moi ?

-        Qu’est –ce que la Liberté pour moi ? Est-ce avoir le choix entre milles choses ? Est-ce la possibilité de devenir celui que je peux être ? Quoi d’autre ?

-        Tout ce que je fais a-t-il un sens ? Lequel ?

-        Qu’est-ce que je regrette de n’avoir pas fait, hier ou dans ma vie, et qu’est-ce qui m’empêche vraiment de le faire demain ? Faire un saut à l’élastique, voir les dunes de Namibie, dire à mon père que je regrette, embrasser ma jolie collègue ou mon patron ?

-        De quoi ai-je besoin pour être bien ? De mes amis ? De ma télé ? De voir 50 likes sur mon dernier statut facebook ? De me sentir vivant en respirant l’ai frais du matin ? De ne surtout pas réfléchir et foncer au boulot ? De faire ce que je veux ? Anything else ?

-        L’opulence est-elle une bonne chose ?

-        De quoi avons-nous peur, d’après moi ? Des autres ? De rater quelque chose ? De rien ? De mourir ? De vivre ?

-        Qu’est-ce qu’une bonne chose ?

-        Je préfère quand elle pose des questions ouvertes et assommantes ou bien quand elle fait deux ou trois propositions qui orientent la réflexion ? Pourquoi ?

1 commentaire:

  1. Bel article ! Du bon sens, de l'objectivité !

    Ô grand Dieu Occident !
    Toi, qui domine le monde depuis 500 ans, toi qui détruit et pille hors de tes fontières pour constuire ton rêve de gloire. Toi qui prêche un idéal de liberté... Liberté économique, liberté d'expression... Tu ne te soucies guère des différences culturelles, tu imposes ta loi par la force de tes armes et de tes dollars. Tu écrases tout sur ton passage… Des peuples, des communautés souffrent à cause de toi.
    Ton peuple te suit, parce que tu ne lui as pas donné d’autres modèles, d’autres choix. Tu t’es imposé si naturellement auprès de lui, si crédule, emprunt de tant d’espoir, et prêt à gober tout ce qui lui permettra de mieux vivre… Il n’a pas perçu le danger, car tu t’es construit en douceur.
    Mais dans ton idéal de liberté, tu as oublié le principal… tu ne peux pas imposer TA liberté. La liberté est propre à chacun, elle a autant de définition que d’êtres pensants !
    Alors… Ô grand Dieu Occident ! Je te prie de bien vouloir respecter les hommes… ceux-là même qui t’ont construit. Ne plus imposer ta domination… qui parfois fait exploser la colère de tes soumis.

    Maurice

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