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Petite épistémologie de la créativité - première partie

(Sous-titre provisoire: De la contrainte nécessaire.) Une des choses qui font de l’Homme un être vraiment étonnant est sa capacité à in...

mardi 11 décembre 2012

Les portes de la perception (A. Huxley)

J’ai lu, il y a quelques temps, le bouquin d’Aldous Huxley « Les portes de la perception ». Cet ouvrage est un véritable trésor philosophique.

Je propose de nous jeter sans plus tarder dans le grand bain.

Tout d’abord, Aldous Huxley écrit son essai en 1954, à l’âge de 60 ans, soit plus de 20 ans après avoir écrit « Le meilleur des mondes », en 1931. Il relate dans cet essai une expérience personnelle particulière : en mai 1953, sous la surveillance d’un docteur, il prend une dose de 4 décigrammes de mescaline (principe actif extrait de la racine de peyotl). 
A l’époque, Aldous se passionne pour la psychologie alors très en vogue. Particulièrement la schizophrénie, et la folie en général, suscitent un regain  d'intérêt général et nourrissent de nombreuses théories sur la notion de perception. 
Détail intéressant, le père d’Aldous était herboriste – entre autres choses- et enfant, Aldous l’accompagnait dans son laboratoire. Il aura été sensibilisé aux effets que produisent certaines substances sur l'organisme.
Autre détail, pendant plusieurs années de sa jeunesse, Aldous a souffert d’une maladie qui l’a rendu presque aveugle. Dans son essai, il donne énormément d’importance aux couleurs accentuées et à l’acuité visuelle que la mescaline provoque.

Bien. Voilà notre homme dans son fauteuil, la mescaline ingurgitée, un ami médecin à ses côtés, un enregistreur vocal posé à proximité des deux hommes.
La perception qu’Aldous décrit est d’ordre principalement visuel. Il regarde les choses qui sont dans son bureau, les objets que l’on trouve généralement insignifiants comme un fauteuil, un vase de fleurs, une étagère pleine de livres et n’accorde déjà plus d’importance aux personnes présentes dans la pièce. Il perçoit ces objets avec une intensité très forte, déstabilisante puis impressionnante, frôlant, voire embrassant, une transcendance. Il faut lire ses mots écrits a posteriori pour être embarqué dans un voyage plein de couleurs et d'extra-sensorialité :

« Les rapports spatiaux ont cessé d’avoir grand intérêt » pour son esprit qui est, de plus, devenu « complètement indifférent au temps ». « Mon expérience [du temps] était celle d’une durée infinie, ou bien celle d’un perpétuel présent ». « J’étais dans un monde où tout brillait de la Lumière Intérieure et était infini dans sa signification ». « L’esprit ne se préoccupe primordialement pas de mesure, mais d’être et de signification ».

Je retrouve ici l'idée selon laquelle, par une pratique contemplative et méditative- sans avoir recours à aucune drogue- notre pensée peut devenir intuitive et transcender la transcendance pour devenir immanence dans une sublimation d’elle-même. Alors la formule que j’emploie est un peu compliquée, voire redondante, mais cette formule est l’exemple même de la difficulté que l’on éprouve à mettre des mots sur une sensation infuse.
C’est comme chercher à expliquer ce qu’est un « point » en essayant d’en faire une « ligne ». 

La contemplation des choses simples –principalement la nature- nous procure une sorte d’apaisement, une sensation de réconfort, que l’on peut assimiler à une harmonie retrouvée, comme si une connexion s’établissait entre le paysage et notre corps, nous rappelant, malgré nous, que nous sommes partie de ce monde. Une naïveté presque enfantine nous enveloppe, ramenant à la surface de notre conscience des valeurs enfouies par des années passées sans trop se consulter soi-même, des années passées à chercher à être « tel qu’il faut » au détriment de soi.

Une partie de sa réflexion sur la perception porte sur le langage, le verbe. Il y a énormément de choses à dire sur ce sujet mais on va tenter de faire simple.

Commençons par ce que dit Huxley :
« Nous ne pourrions jamais nous passer de langage et des autres systèmes de symboles ; car c’est par leur entremise, et seulement par leur entremise, que nous nous sommes haussés au-dessus des bêtes, au niveau d’êtres humains. Il nous faut maintenant apprendre à manier les mots d’une manière efficace ; mais, en même temps, il nous faut conserver, et au besoin intensifier, notre aptitude à regarder directement le monde, et non à travers ce milieu à demi-opaque de concepts, qui déforme chaque fait donné à la ressemblance, hélas trop familière, de quelque étiquette générique ou abstraction explicative

Il est important de savoir ce que représente le langage pour l’homme. On peut dire que c’est à la fois l’instrument et la manifestation de la raison humaine. Je renvoie ici à Bergson et à Saussure qui ont magnifiquement traité le sujet.

Les mots sont comme des étiquettes que l’on pose sur des choses.
Ces choses font partie de ce qui nous entoure, mais pour les désigner, nous les séparons de leur environnement.
Cette séparation est une catégorisation, c’est-à-dire que les choses qui se ressemblent sont rassemblées sous une même étiquette.
 Par exemple, chaque arbre est différent mais nous utilisons le terme générique d’ « arbre » pour parler de tout ce qui a un tronc, des branches et un feuillage. Le mot "arbre" est l'étiquette que l'on pose sur la catégorie qui rassemble tous les arbres.
Cette catégorisation est arbitraire. Elle est le reflet d’une culture, c’est-à-dire, d’une vision du monde (Weltanschauung) qui peut être commune à un groupe.
Dans ce cas, le découpage de la réalité se fait de manière conventionnelle et inconsciente, car le fait de vivre en groupe dans un même milieu nous amène à voir les choses de la même manière.
Au sein d’un groupe, la vision du monde est aussi propre à chaque individu, de manière plus nuancée, plus profonde. Mais là, le langage qui est à la disposition de l’individu ne lui permet pas d’être aussi « précis » que l’individu souhaiterait l’être ou pense l’être.
Cependant, le langage est une des inventions les plus importantes que l’homme ait connue. C’est le moyen qu’il a développé pour communiquer, partager et ainsi transmettre. C’est la base de l’Histoire qui nous a fait sortir de la Préhistoire. C’est ainsi que nous avons créé la société puis la civilisation.

Le langage est une invention issue de notre pensée rationnelle. A force d’observer le monde, nous l’avons rangé, ordonné afin de facilité notre interaction avec lui. Nous avons observé puis généralisé. Nous avons conceptualisé les récurrences, ce qui nous a permis de prévoir, anticiper, projeter, et donc d’abstraire.
Le français est une langue d’origine indo-européenne, comme bon nombre de langues voisines. D’autres langues sont d’origine finno-ougrienne (les langues baltiques, slaves, le coréen, le turc…), sino-tibétaines (le chinois par exemple).

Pour illustrer au mieux mon propos, opposons le français au chinois par exemple. Le découpage du monde qui est à l’origine de la langue française est très éloigné de celui qui est à l’origine des langues chinoises. Le découpage est à ce point différent qu’il provoque presque un hermétisme entre les cultures. Il renforce la sensation d’une profonde différence entre les deux cultures qui n’est pas sans entrainer un jugement de valeur mais c’est un autre problème. 
Le fait est que d’un côté, le nôtre, notre origine linguistique nous a amené à catégoriser, diviser jusqu’à atomiser (étymologiquement : atome signifie qui ne peut être divisé, c’est-à-dire, réduire en unités élémentaires distinctes la réalité).

Cette logique de division, de découpage est à l’origine de notre démarche scientifique et du cartésianisme (un trait principal du cartésianisme est d’avoir séparé le corps et l’esprit par exemple).

Les langues chinoises reposent sur un système complètement différent. Il ne se base pas sur des mots que l’on pourrait qualifier d’objectifs, génériques, mais sur des impressions, des subjectivités qui soulignent toujours l’importance de la relativité qui existe entre la personne qui parle, ce qu’elle cherche à dire et à qui elle le dit. L’importance dans cette différence, est que le système chinois privilégie la relativité et la subjectivité alors que notre système privilégie l’objectivité (illusoire) et la recherche d’un absolu, idéal donc impossible.

Cela ne veut pas dire que nous nous sommes fourvoyés, loin de là, cela signifie simplement que notre approche du monde est UNE approche du monde, et qu’aussi loin qu’elle puisse nous amener dans la connaissance, cette voie est limitée autant que balisée, délimitée.

De l’autre côté, la vision du monde asiatique est à l’origine de la philosophie dite « zen ». Plus qu’une philosophie, c’est une disposition de l’esprit, un « art de vivre » au centre duquel se trouve une conception unifiée du tout, cyclique, changeante, perpétuelle. La notion d’harmonie est centrale elle aussi : harmonie entre le corps et l’esprit, le féminin,  le masculin, le défini et l’indéfini, le fini et l’infini. 
Chaque pendant de ce qui est un binôme de notre point de vue contient en son sein son pendant opposé. Rien que cette dernière phrase est intéressante : elle reflète comment, avec nos mots, nous pouvons tenter d’approcher une réalité que nous ne pouvons pas appréhender avec nos instruments culturels. En faisant sien quelque chose d’étranger, on crée ce qu’on appelle un syncrétisme.

Derrière le langage et la culture, heureusement, il reste le plus important : la profonde égalité de chaque individu face à la nature humaine. La culture est ce qu’on appelle un « accident », une contingence,  par opposition à la nature, qu’on appelle par exemple « essence ».  
Par un effort intense, il est possible de s’extraire mentalement de sa culture pour sentir l’essence de la nature humaine, de la condition humaine. La condition humaine peut être définie très simplement : son critère fondamental est la finitude dans l’espace et dans le temps (la peau est la limite du corps dans l’espace ; la naissance et la mort sont les limites dans le temps). Ceci est une définition rationnelle, issue de l’observation. Ce peut être aussi une définition relative : elle est tributaire de la définition que l’on donne à la notion de limite, d’espace et de temps.

N’est-il pas plus intéressant de prendre en compte la relativité de toute chose plutôt que de s’efforcer de chercher une vérité catégorique ?

Le regain d’intérêt que l’on observe pour les spiritualités asiatiques ne traduit-il pas une inadéquation de notre vision du monde, comme si notre manière de voir était en train d’atteindre ses limites,  amenant de plus en plus de contradictions (crise écologique, économique, sanitaire)...

Je clos ici cette digression pour revenir au langage et au propos de Huxley : il faut court-circuiter le réflexe rationnel, « préserver un rapport direct et non conceptualisé au monde », donc favoriser une approche intuitive complémentaire à la raison pour connaître « autrement ».

Passons à un autre élément intéressant que je retiens de la lecture des « Portes de la perception ».
Le passage qui suit est un de mes passages préférés. Il présente l’idée d’une « valve de réduction » que j’aime beaucoup.
« Chacun de nous est, en puissance, l’Esprit en Général. Mais, pour autant que nous sommes des animaux, notre rôle est de survivre à tout prix. Afin de rendre possible la survie biologique, il faut que l’Esprit en Général soit creusé d’une tuyauterie passant par la valve de réduction constituée par le cerveau et le système nerveux. Ce qui sort, à l’autre extrémité, c’est un égouttement parcimonieux de ce genre de conscience qui nous aidera à rester vivants à la surface de cette planète particulière. Afin de formuler et d’exprimer le contenu de ce conscient réduit, l’homme a inventé et perfectionné sans fin ces systèmes de symboles et de philosophies implicites que nous appelons les langues. Tout individu est à la fois le bénéficiaire et la victime de la tradition linguistique dans laquelle l’a placé sa naissance, - le bénéficiaire, pour autant que la langue donne accès à la documentation accumulée de l’expérience des autres ; la victime, en ce qu’elle le confine dans la croyance que le conscient réduit est le seul conscient, et qu’elle ensorcelle son sens de la réalité, si bien qu’il n’est que trop disposé à prendre ses concepts pour des données, ses mots pour des choses effectives. »

La notion d’Esprit en Général est à prendre avec précaution. C’est une expression métaphysique très connotée. Certains l’appellent Dieu, d’autres l’appellent Vérité, Illumination, Nirvana, Eveil. Pour Huxley, elle traduit l’intuition que nous avons d’une réalité objective qui nous est normalement inaccessible, un Tout infini dont nous aurions l’intuition et dont nous serions une partie. Sous mescaline, la « valve de réduction » n’est plus « hermétique » et cet Esprit en Général « s’égoutte » alors dans son esprit. Lui est alors « révélée la splendeur, la valeur infinie et la richesse de signification de l’existence nue, de l’évènement donné et non conceptualisé. Au stade final de l’absence de moi, il y a une connaissance obscure que Tout est dans tout, que Tout est effectivement chacun. »

Posant que cet Esprit en Général existe, Huxley défini alors un processus naturel qui, tel un entonnoir  – la valve de réduction qu’est le système nerveux -, ne laisserait à la portée de l’esprit humain que ce qu’il lui est nécessaire de percevoir pour survivre.

Nous sommes ici très proches de mon postulat sur les échelles de perception, si ce n’est en plein dedans : « nous ne percevons de notre environnement que ce qu’il nous est nécessaire d’en percevoir afin d’interagir avec celui-ci, pour y évoluer ».

Je trouve son illustration mécanique (tuyauterie) intéressante bien que je n’y souscrive pas pleinement, surement par manque de connaissance en neuropsychiatrie… Je préfère l’idée que nous prenions simplement conscience de la relativité de notre expérience de l’environnement, que nous entretenions une posture humble face à la sensation vertigineuse de l’étendue de notre ignorance, que nous continuions à nous étonner, à chercher, étudier, mais surtout que nous soyons davantage à l’écoute de nos intuitions, que nous apprenions à nous oublier pour mieux être réceptifs à ce qui nous entoure. 

Que nous comprenions que ce que nous comprenons n’est qu’une partie d’un ensemble qui nous échappe, et que nous ne devons pas nous laisser aveugler par la puissance de nos capacités et le développement de nos connaissances  qui masque trop souvent, je le répète, l’étendue de notre ignorance.

Un point que je tiens à souligner également : je pense que le bouquin de Huxley est passé très souvent à côté de son potentiel heuristique pour le simple fait qu’il a été accaparé dans les années 60 et les suivantes, par des communautés qui ont vu en cet essai un plaidoyer pour l’usage des drogues. C’est dommage. Il contient de très fines analyses qui n’ont rien à voir avec la prise de mescaline et il importe de prendre un peu de recul quand on aborde cet ouvrage.

D'autres sujets intéressants sont abordés dans l'essai mais ils s'éloignent du sujet de cet article: la sensation de solitude irréductible de l'homme, des comparaisons avec le Grand livre des morts tibétains, une analyse du comportement addictif des gens en lien étroit avec le christianisme, un plaidoyer pour la contemplation.

Pour finir,  je renvoie à William Blake –« Mariage du Ciel et de l’Enfer »- auquel Aldous a emprunté le titre de son essai.

1 commentaire:

  1. " notre pensée peut devenir intuitive et transcender la transcendance pour devenir immanence dans une sublimation d’elle-même"

    Tu cherches à décrire ce que l'on appelle l'état de grace !!
    Mes expériences musicales me permette de pouvoir 'toucher' cet état.
    C-a-d pouvoir s'écouter jouer... il arrive un moment ou mon intuition me permet de 'sentir' ce qui va arriver ( que ce soit en concert ou lorsque je joue ), c-a-d qu'à un moment donné, je ne suis plus acteur, mais spectateur de ma propre interprétation.

    www.piergynt.com

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